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xxpower
27 février 2007

xx power 15

Etienne et Louis entrevirent les côtes africaines à peu près au même moment que Claire et Marie prenaient l’avion à destination de Paris. Depuis leur départ du Cap Vert ils avaient entrevu plusieurs cargos, des porte-conteneurs et des pétroliers qui se dirigeaient vers le golfe de Guinée ou en revenaient. La VHF ne fonctionnait toujours pas. Ils n’avaient pas su rétablir les contacts qu’Etienne avait sectionnés. A une vingtaine de miles de la côte ils croisèrent des petites flottilles de bateaux de pêche. Plus près encore, ce furent de grandes pirogues équipées de gros moteurs hors-bord. Aucun de ces bateaux ne sembla leur prêter attention.

-       Louis, je me demande si nous ne devrions pas éviter Dakar dans un premier temps.

-       Pourquoi ?

-       Si par malheur la situation au Sénégal ressemble à celle du Cap Vert nous ferions mieux de rester à l’écart des grandes villes, au moins pendant le temps qu’il faudra pour savoir ce qui se passe.

-       Alors on aborde n’importe où au hasard ?

-       Regarde la carte, tu vois là, Nianing ? J’y suis allé, c’est une immense zone d’hôtels de tourisme.

-       C’est là que tu es allé en séminaire ?

-       Oui, cette région s’appelle la « petite côte », c’est là que la Chemical Bank nous avait invités. Il n’y a pas de port mais les plages nous permettront d’échouer le catamaran.

-       On peut essayer, non ?

-       Je crois que ça serait plus raisonnable.

-       J’imagine qu’il n’y a plus de touristes.

-       On verra, de toute façon nous sommes au sud de Dakar, ça ne rallonge pas beaucoup notre route.

Pour profiter du vent, Etienne avait tiré un bord unique en direction de la Gambie. Les terres qu’ils apercevaient étaient les îles du Saloum. Ils virèrent de bord afin de gagner la « petite côte ».

-       Regarde papa, un bateau vient vers nous.

-       Etienne prit les jumelles. Une petite vedette ou un bateau de pêche promenade se dirigeait ostensiblement vers eux.

-       Est-ce qu’ils ont des armes ?

-       Non, enfin je n’en vois pas. Il y a un blanc et deux noirs à bord.

-       Ils ont des uniformes ?

-       Ils sont torse nu.

Le petit bateau était un pèche-promenade de marque Antarès. Etienne put lire son immatriculation, RU 1098.

-       Mais qu’est-ce que vous foutez là ?

-       Nous sommes partis de France il y a presque deux mois, et nous n’avons pas de radio.

-       Vous, vous ne savez pas ce qui se passe ?

-       A propos de la maladie ?

-       Ah ! Vous savez.

-       On nous a tiré dessus aux îles du Cap Vert, ça on ne sait pas pourquoi. Et on ignore ce qui se passe au Sénégal. Pourquoi êtes vous venus vers nous ?

-       Parce que des cinglés en voilier dans les parages, ça fait drôle. Les blancs n’ont pas intérêt à se faire voir par ici.

-       Vous êtes aussi un blanc sur un bateau dans ces mêmes parages, non ?

-       On vous expliquera, vous feriez bien de suivre mon bateau. C’est comment votre nom ?

-       Garnier. Etienne Garnier.

-       Collura, suivez-nous au moteur.

« L’Oiseau des Iles II » suivit le bateau de Collura derrière la pointe de Sangomar, jusqu’à l’île de Niodior où on le cacha dans le repli d’un bolong, derrière les roseaux et les palétuviers.

A Niodior s’étaient réfugiés bon nombre de catholiques de la région. Les îles du Saloum étaient hors-la-loi depuis longtemps. On y cultivait le yamba, ce que les asiatiques appellent ganja, les arabes kif, haschich, les mexicains marijuana, les américains shit. On y faisait de la contrebande. La capitale de la Gambie, Banjul, à quelques encablures servait de porte d’entrée, assurant ainsi la relative prospérité du pays. Les marchandises hors douane étaient acheminées en pirogue toutes les nuits vers les caches du Saloum.

Lorsque les musulmans intégristes, puis les miliciens de tous poils, s’en prirent aux mangeurs de porc, c’est naturellement dans le labyrinthe des mangroves qu’ils trouvèrent refuge. Il aurait fallut une armée bien équipée pour les en déloger. Les moines de Keur Moussa, des « petits blancs » sans attache métropolitaine ou trop attachés à l’Afrique, des fidèles et des infidèles, des François Diouf et des Collura construisaient là depuis un mois les remparts de leur dernier séjour.

Le ponton, fait de troncs de rôniers, conduisait à une grande bâtisse également construite avec du bois de palmier. Reposant sur des pilotis, on avait établi un vaste plancher. La toiture et les cloisons se composaient de palmes assemblées soutenues par des branches élaguées. L’ensemble formait la maison commune de la petite communauté. Chaque groupe avait construit son propre abri, sa case, en banco ou en bois, de bric et de broc. Etienne amarra le catamaran aux pilotis.

-       C’est le bordel mais vous verrez on se démerde, tiens voilà le colonel N’diaye. Robert, on a récupéré Monsieur Garnier et son fils qui allaient se faire piéger sans nous. C’est bien Etienne ton nom ?

-       Etienne.

-       Bon , et le fiston ?

-       Louis.

-       Robert est le patron. C’est lui qui organise la défense. Moi je m’occupe de l’intendance et des transports.

-       Des transports ?

-       On ne peut pas accueillir tout le monde ici. D’ailleurs beaucoup de femmes veulent se rendre dans le Fouta Djalon. J’organise les passages. Il faut acheminer aussi notre approvisionnement.

-       Qu’est-ce que c’est le Fouta Djalon ?

-       Des montagnes en Guinée, c’est là que les femmes se regroupent.

Louis écoutait Collura. Robert N’Diaye n’avait pas l’air d’un dictateur. Il traînait derrière lui une ribambelle de gamins, la morve au nez, qui lui criaient des mots en réponse à une question inconnue, dans une langue inconnue. Lorsque l’un d’entre eux donnait une bonne réponse, il recevait une jujube qu’il s’empressait de mâcher avec délice. Le colonel ressemblait plutôt à un professeur.

-       Monsieur, est-ce que je pourrais téléphoner à ma mère ?

-       Téléphoner ? Mais il n’y a plus de téléphone, c’est l’anarchie.

-       On ne peut pas joindre la France avec des portables ?

-       Ni la France, ni même le plus proche village. Il ne reste plus que la radio et le téléphone satellite.

-       Collura, mon cher, tu oublies le tam-tam.

-       Vous avez bien une radio ?

-       Oui, on peut transmettre des messages. Dans le Fouta les femmes ont bien quelques téléphones satellite, mais ça m’étonnerait qu’elles veuillent s’en servir pour des communications privées.

Ils étaient arrivés au PC, une grande pièce deux étages au dessus du plancher sur pilotis. On y dominait le paysage. Une vigie avait été dressée encore plus haut qui permettait de surveiller des kilomètres à la ronde. Collura leur montra un plan de l’île et le colonel N’Diaye leur expliqua l’organisation du village. La bâtisse ne comportait pas de fenêtres vitrées. Par les ouvertures, qu’on pouvait occulter avec des volets en vannerie, on apercevait des femmes sur une place occupées à piler des graines, on voyait aussi de petits groupes qui défrichaient des parcelles et binaient des jardins maraîchers. Du poisson séchait sur des clins.

-       Alors je pourrais envoyer un message à ma mère mais pas lui parler ?

-       Si elle le reçoit elle pourra te répondre, on peut fixer un rendez-vous sur les ondes courtes, mais la radio c’est aléatoire.

-       Ne pourrait-on pas demander à ces femmes qui ont des téléphones ?

-       Tu leur demanderas quand tu les verras. Etienne, ton bateau servira pour le prochain passage vers la Guinée.

-       Quels sont les risques ?

-       Bah ! En mer pas grand-chose à part des pirates qui voudraient troquer leur pirogue contre un voilier. De toute façon je naviguerai de conserve avec ma vedette et nous serons armés.

-       En mer. Et au débarquement ?

-       Théoriquement il n’y a pas de risque non plus. Les femmes ne trouvent que peu de résistance. On peut toujours craindre de mauvaises rencontres, évidemment.

-       Combien de temps faut-il ?

-       Il y a un peu plus de cinq cent kilomètres à parcourir, un peu moins si on débarque aux Bissagos.

-       L’archipel des Bissagos est sûr ?

-       Comme ici, personne ne s’y intéresse.

-       Pourquoi nous a-t-on refoulés au Cap Vert ?

-       Le président est devenu fou. Il espère être épargné par la maladie si le Cap Vert demeure isolé. Il a fait couler tous les bateaux, qu’ils soient de pêche, de transport ou de tourisme, sauf quelques vedettes des douanes.

-       Et au Sénégal, que fait le gouvernement ?

-       Il existe peut-être encore un gouvernement, mais je ne sais pas à quoi il pourrait servir sans police et sans armée. A mon avis les ministres doivent se terrer dans leurs villas, protégés par de petits pelotons bien nourris et bien armés.

-       Ma femme s’est occupée de la maladie du porc. Elle est venue à Dakar et à Thiès pour rencontrer les ministres l’été dernier.

-       Garnier ! Vous êtes apparenté à Françoise Garnier ?

-       Comment savez-vous que ma femme s’appelle Françoise ?

-       C’est votre femme ?

-       Vous l’avez vue l’an dernier ?

-       Tu entends N’Diaye ? C’est le mari de la présidente.

Le colonel avait l’air impressionné. Il serra la main d’Etienne qui n’y comprenait rien, et fit l’éloge de cette femme courageuse qui avait sans doute évité bien des conflits en organisant le pouvoir des femmes.

-       Françoise est la présidente de quoi ?

-       De l’organisation mondiale des femmes, les 3w.

-       Papa, maman est présidente !

-       Vous avez entendu parler de Claire Alliot ?

-       C’est un nom qui me dit quelque chose.

-       Elle a habité chez moi à M’Bour. J’avais le Relais du Cercle, un petit hôtel. Regardez l’homme en bas, celui qui scie un tronc, c’est François Diouf, l’oncle de la présidente sénégalaise des 3w.

-       Expliquez-moi tout ça.

-       Venez, je vais vous présenter à notre petite communauté. Pendant que vous étiez en mer le monde a basculé.

Le mois de septembre qui suivit l’annonce de la prochaine mort des hommes vit l’extension à l’Europe de l’épidémie africaine. La pandémie ne faisait aucun doute.

En Afrique de l’Ouest on estimait que les morts directement imputables à la maladie avaient affecté environ trente cinq pour cent de la population mâle de la région depuis le mois d’avril. On pouvait donc s’attendre en Europe à ce qu’un homme sur trois meure dans les six mois. Les grosses agglomérations furent les premières touchées. Il apparaissait de plus en plus vraisemblable aux épidémiologistes que la maladie, plutôt que de se propager, ne faisait que se manifester, alors que la contamination était d’ores et déjà effective dans toute la population. Au cours de la maladie des porcs, les plus grosses concentrations du cheptel avaient été touchées en premier pour une simple raison statistique. Dans l’apparition de la maladie des hommes le même phénomène fut confirmé.

De l’analyse démographique, on put extraire des prévisions très précises du nombre de morts auquel on serait confronté département par département, commune par commune. Le temps passant la précision s’affina encore, à tel point que le nombre quotidien de décès pourrait, dès le mois de janvier suivant, être déterminé à l’avance pour chaque jour des mois à venir. La date de la mort du dernier homme, à quelques heures près, fut connue dès le mois de février. Pourtant on ignorait tout des origines du mal, seules les statistiques démographiques, le modèle porcin et le déroulement des premières phases de la pandémie permirent ce tour de force prévisionniste.

Si chaque homme demeurait dans l’incapacité de connaître l’heure de sa mort, il connaissait la limite ultime de sa vie et le pourcentage de chances qu’il avait de mourir à telle ou telle date. Les tableaux et graphiques donnant ces pourcentages furent publiés sous toutes les formes possibles. Certains hommes les consultaient compulsivement, d’autres n’y prêtèrent que peu d’attention.

Au mois de septembre moururent de la maladie en France près de cent quatre-vingt mille hommes, soit près de six mille par jour, dont sept cents pour la seule agglomération parisienne. Prés de la moitié de ces décès prit place dans les dix derniers jours du mois. Le trente septembre, il y eut à peu près mille deux cents cérémonies funèbres dans la capitale. Les inhumations furent prohibées.

L’incinération devint la règle. On abandonna l’idée de construire dans l’urgence de nouveaux columbariums. La nouvelle règle imposait aux familles de faire leur affaire des urnes qu’on leur remettait après crémation des corps.

Sur le seul territoire français, un excédent de près de trente millions de morts devrait être traité en l’espace d’une année. On prévoyait aux alentours de deux cent mille morts pour la pire journée, dont environ vingt-deux mille à Paris. Les funérariums traditionnels étaient totalement inadaptés à l’envergure de la tâche. Il était impensable d’user des méthodes expéditives qu’il avait fallu employer pour les porcs. L’équation livrée à la sagacité des ingénieurs fut la suivante. Comment mettre sur pied un circuit de nature industrielle qui permette de réduire les dépouilles mortelles en cendre, individuellement, dans le minimum de temps possible, tout en optimisant les dépenses d’énergie. La solution adoptée devant être duplicable, les appareillages devant être disponibles dans les plus brefs délais, il fallait que les plus grosses unités puissent traiter de l’ordre de mille corps par jour, soit environ un toutes les minutes et demie.

Les systèmes imaginés prirent des formes très diverses. On utilisa la combinaison des températures et pressions élevées. On bâtit des machines fonctionnant par radiations de toutes sortes. Quelles que soient les méthodes, elles reçurent le nom générique de flash. Le flash lourd, le flash chaud, le flash blanc. Des milliards d’euros, de dollars, de yens, furent dépensés pour que les flashes soient rendus opérationnels dans les plus courts délais.

Les pays les moins nantis, qui étaient également ceux où les rites religieux d’inhumation semblaient ne pas pouvoir être contournés, entrèrent dans une ère de déroute macabre. Faute d’argent, faute d’infrastructures frigorifiques, faute de volonté de transcender les interdits et d’abandonner les rites, les corps en décomposition s’accumulèrent, chassant les vivants des villes.

Bénarès, où la crémation ne posait bien sûr pas de problème, bien au contraire, du fait de la sacralité même de la ville qui poussait les mourants à s’y diriger pour mourir et brûler prés du Gange, devint un entonnoir où les pressions de la foule tuaient autant que la maladie.

Les routes des pays pauvres, comme celles des pays mal gérés, se couvrirent de caravanes hétéroclites. Les hordes en exode furent vite affamées, volant et pillant, tuant pour manger, s’entretuant pour dormir, fuyant devant la mort et la semant devant elles.

Partout, en France comme ailleurs, les cérémonies funéraires devinrent communes à plusieurs familles, voire à plusieurs dizaines de familles. Seuls les proches y assistaient, il aurait fallu passer son temps dans les églises, les temples, les synagogues ou les mosquées si l’on avait voulu participer à toutes les funérailles de la parentèle éloignée ou des amis. Le cérémonial fut abandonné par bon nombre qui se contentaient de récupérer l’urne de leur proche et de répandre les cendres dans les rivières.

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