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xxpower

27 février 2007

xx power 1

Un attroupement s'était formé autour d'une brouette. Bientôt les bruits cessèrent et le groupe s'enfla de tous ceux qui avaient saisi le changement d'atmosphère. Seuls les gamins de l'école faisaient entendre leur syllabaire ânonné. La brouette était celle de François Diouf, il avait trouvé un nouveau cochon mort.  C'était le onzième en trois jours.

François Diouf se dirigeait vers l'endroit sous le vent où pourrissaient les dix premières carcasses auxquelles s'attaquait avidement une nuée de charognards. Le vétérinaire avait été prévenu, mais on ne l'avait pas vu. Le cortège suivait presque en silence ces funérailles inhabituelles. On jeta le porc aux busards, et la troupe désabusée revint sous les arbres de la place pour la palabre.

-     Un avant-hier, quatre hier, six aujourd’hui !

-     François, à M’bour on m’a parlé de deux cochons qui seraient morts ce matin.

-     Je n’ai jamais vu ça. Les nôtres n’avaient même pas l’air malade.

-     Et le vétérinaire ?

-     Je l’ai appelé hier deux fois, et trois fois aujourd’hui. Sa femme dit qu’il est en brousse.

-     Eh ! C’est comme ça. On verra bien.

Un fax fut adressé au ministère de l'Agriculture à Dakar, daté à Fadiouth le 16 juillet 2001, et signé par François Diouf, chef de village. Ce document marquait le début d'une ère nouvelle dans l'histoire de l'humanité.

Au cours des jours qui suivirent verrats et porcelets mâles continuaient de mourir, les truies restaient insensibles à l'épizootie. Les chasseurs rapportèrent bientôt que la maladie s'étendait aux phacochères, dont les laies semblaient également épargnées.

Avant la fin du mois de juillet une odeur pestilente couvrait la région du Sine Saloum. Les charognards ne suffisaient pas à l'élimination des cadavres porcins.

Le premier lundi du mois d'août, sous les grosses gouttes d'une pluie d'hivernage, Claire Alliot arriva peu avant midi devant le relais du cercle à M'Bour. On lui avait réservé une chambre sans limitation dans le temps. L'IRD ancien Office de Recherche Scientifique et Technique Outre Mer, qui l'employait en tant que chercheur épidémiologiste, l'avait détachée auprès de la FAO qui souhaitait utiliser ses compétences afin que les mesures sanitaires qui s'imposaient soient prises de toute urgence. Le gouvernement du Sénégal avait promis la coopération pleine et entière des autorités régionales et locales. Tout le monde continuait d’appeler ORSTOM cet Institut Français de Recherche pour le Développement en Coopération, les trois lettres IRD n’avaient pas la même patine.

Claire se trouvait pour la première fois, à vingt-six ans, à la tête d'une mission opérationnelle. Elle coupa le moteur du Toyota 4x4 et sauta en direction de l'entrée du bar en cherchant à éviter les flaques. Il avait suffi de quelques secondes pour qu'elle soit néanmoins trempée jusqu’aux os lorsqu’elle parvint à la porte.

Le Relais du Cercle devait son nom à une époque révolue où les colons se retrouvaient entre eux, au "Cercle", petite élite d'un territoire sans gloire et sans prestige, tirant sa gloire d'y être admis, et son prestige de sa couleur de peau.

Depuis longtemps déjà, noirs et blancs s'y côtoyaient autour d'un pastis ou dans la salle de restaurant.

Elle étreignit les jambes trempées de son jean et tordit ce qu’elle pouvait saisir de son T. shirt pour en faire sortir l'eau.  Quand elle ramena ses cheveux dans son poing, on aurait dit qu’elle finissait de se rincer après un shampooing. Elle continua de s'ébrouer tout en marchant vers le bar. On la regardait, la jaugeait, mais elle ne regardait personne et riait toute seule de cette douche involontaire.

-       Monsieur Collura ?

-       Oui

-       Claire Alliot.

-       Ah ! Vous venez pour les cochons. Samba, va chercher les bagages pour la quatre.

-       Malik Diop est-il arrivé ?

-       Le type de Kaolak ? Non.

-       Je l'attendrai pour déjeuner, je vais me changer. Faites- moi prévenir quand il sera là, s'il vous plait.

Les hommes assis autour des tables ne pouvaient s’empêcher de scruter les détails de son anatomie sous le T-shirt mouillé. Certains se taisaient, d'autres pouffaient ou parlaient fort. Claire ne s'en occupait pas, souriant toujours de cette douche involontaire en se dirigeant vers le couloir des chambres, insouciante, assurée, enthousiaste. Si elle avait été actrice, on aurait dit d'elle qu'elle crevait l'écran. Il n'y avait rien d'ostentatoire ni de recherché dans son attitude, rien d'autre qu'une magnifique "présence".

-       Eh Collura !

C'était le chef de chantier de la société routière qui interpellait le patron.

-       Quoi ?

-       Tu me la réserves celle là, hein ! T’y touches pas.

-       Prétentiard, tu peux toujours rêver, elle est pas pour nous cette nana, lui faudra des plus grands boroms.

-       Tu paries ? Je m'en suis fait  des plus canons. Tu paries ?

-       Je parie quoi ?

-       Que cette fille est pour moi avant quinze jours.

-       Tout ce que tu veux.

-       Ton bateau.

Collura se renfrogna, puis faisant claquer sa main sur le comptoir en manière de "tope là" dit :

-       D'accord.

Son bateau, c'était quelque chose, avec une cabine et deux moteurs de cent cinquante chevaux. Mais il n'avait pas peur.

-       Et si tu perds, qu'est-ce que tu me donnes ?

-       Ma bagnole.

Une Range Rover. Collura voyait l'affaire gagnée. Il éclata de rire et cria :

-       Samba, apporte du papier et un stylo.

Le chef de chantier, qui s'appelait Christophe, se leva furieux.

-       Tu n'as pas assez de ma parole ?

-       Non.

-       Tu es si sûr de gagner ?

-       Oui.

-       Bon, alors je signe, tu verras.

-       Je verrai. "Le lundi 6 août 2001, entre Gabriel Collura et Christophe…". C'est quoi ton nom ?

-       Bertaud

-       "et Christophe Bertaud, il a été arrêté et convenu ce qui suit : M. Bertaud s'engage à remettre le titre de propriété de son véhicule Range Rover…" Samba, va noter l'immatriculation du Range de Christophe! "immatriculé ……., à M. Gabriel Collura s'il n'a pas apporté la preuve que Mademoiselle Claire Alliot l'a autorisé à introduire son bangala et lui a permis de se livrer à toutes autres privautés que s'accordent les amants, et ce, avant la date du 21 août 2001 avant minuit. A l'inverse si une telle preuve était apportée, M. Collura s'engage à remettre à M. Bertaud le titre de propriété de son bateau Antarès immatriculé RU 1098. Fait à M'Bour en deux exemplaires devant MM. Jean Radigois et Georges Pierron qui signent en qualité de témoins".

-       T'as été notaire ou quoi ?

-       C'est pas ton problème, tu paries toujours ?

-       Ben oui.

-       Alors signe. Samba, le numéro !

Samba lui donna un papier sur lequel il avait noté l'immatriculation du Range Rover. Collura compléta son contrat et le tourna vers Bertaud.

-       Alors tu signes ou merde ?

-       Toi d'abord.

-       Sans problème, voilà.

-       OK. Je signe.

-       Jean et Georges, venez signer.

Les deux finirent par se lever, à moitié rigolards, à moitié gênés. Ils s'approchèrent du bar et signèrent tour à tour.

Quelqu'un avait affiché une pancarte sur l'un des arbres de la place, où l'on pouvait lire : "Ici jouissent les bienheureux baobabs." Il fallait passer un pont pour entrer dans le village de Fadiouth, un pont de bois juste assez solide pour la circulation des charrettes. L'île, constituée d'un amas de coquillages accumulés au fil du temps, émergeait à peine de la mangrove. Les pêcheurs exposaient leurs prises dans des paniers tressés, ils restaient accroupis à l'ombre des baobabs et mâchaient des noix de cola, pendant que les femmes s'occupaient de la vente.

Dans la moiteur de l'hivernage les odeurs semblaient plus épaisses, celles de la pêche se mêlaient aux relents d'un canal d'égout à ciel ouvert. Les femmes éventaient le poisson pour éloigner les mouches. Quelques gosses couraient après la jante d'une roue de bicyclette qu'ils poussaient avec un bâton, d'autres avaient dessiné une marelle et sautaient en chantant des comptines. On entendait les voix des écoliers, derrière une palissade, qui psalmodiaient l'abécédaire.

Le village voisin, Joal, s'enorgueillissait  d'avoir vu naître le président Senghor. Cette région du Sénégal, peuplée principalement de Sérères catholiques, avait résisté à l'Islam. Sous les palétuviers où des enfants récoltaient des huîtres, des cochons noirs s'ébattaient dans l'eau.

C'était un va et vient permanent entre la place et le pont. L'un jetait une seine, d'autres amarraient un bateau, un groupe de femmes remplissait à la fontaine des seaux d'eau, qu'elles disposaient sur leur tête avant de revenir lentement vers le village. Plusieurs portaient un enfant dans le dos, maintenu dans un pli de leur boubou. Les cris fusaient, comme les rires, et le bruit de disputes ou de discussions animées couvrait parfois la voix d'un chanteur qui s'accompagnait à la cora.

Parmi les étals on pouvait deviner quelques bébés requins et de petits dauphins qui s'étaient égarés dans les filets, mais surtout des thiofs, des daurades, des bonites, qui composeraient ce soir le tiep bou dien, le riz au poisson, dans presque toutes les concessions de l'île.

Marie Diouf ouvrit la porte du dispensaire devant laquelle patientait un petit groupe. Elle connaissait tout le monde et saluait chacun de bon cœur. Les échanges se faisaient la plupart du temps en wolof, qui est la langue vernaculaire du Sénégal. Avec les vieux paysans les salutations n'en finissaient pas :

-       Fall, comment ça va ?

-       Je vais bien  Diouf !

-       Comment va ta famille ?

-       Ca va.

-       Personne n'est malade ?

-       Dieu merci.

-       Comment va ton père ?

-       Il est là grâce à Dieu.

-       Et ta mère ?

-       Elle est là grâce à Dieu ….

Toute la famille devait y passer, puis les champs, le bétail, et les questions s'inversaient à l'adresse de Marie. Abréger eut constitué un manque de respect, une familiarité qu'elle ne se permettait qu'avec les gens de sa classe d'âge, ou ceux qu'elle rencontrait plusieurs fois dans la semaine. Depuis quelque temps les questions relatives au bétail provoquaient souvent des réponses éplorées. La plupart des habitants du Sine Saloum élevaient des cochons, soit pour les vendre, soit pour leur consommation familiale. Depuis trois semaines que durait l’épidémie, toutes les familles de Fadiouth et des alentours, à peu d’exceptions près, avaient subi des pertes.

Marie n'avait pas eu le loisir de terminer ses études de médecine. Elle avait bifurqué, et était sortie major de l'école d'infirmières de Dakar et, à peine âgée de trente ans, assumait la responsabilité d'un dispensaire où il lui était souvent demandé d'effectuer des opérations de petite chirurgie, d'obstétrique, et de pratiquer en fait un art plus proche de celui du médecin, depuis le diagnostic jusqu'à la prescription ou l'intervention, que des techniques souvent subalternes de l'infirmière. Le rituel des salutations lui apparaissait bien souvent comme une perte de temps, du temps volé à son travail. Toutefois elle imaginait mal ce que pourrait être la vie si le temps de l'accueil devait être sacrifié au bénéfice de l'efficacité. Elle pensait même que son efficacité serait moindre au bout du compte si elle avait à couper court aux salamalecs.

Elle fit entrer le premier patient de l'après-midi.

Vers quinze heures Marie transpirait beaucoup. La ventilation du bâtiment par des claustras situés sous les pentes du toit ne permettait pas autre chose qu'une faible circulation d'air. Elle terminait la confection d'un plâtre sur le fémur d'un jeune garçon, et des gouttes de sueur se mêlaient aux bandages qu'elle posait.

On frappa à la porte d'entrée. Christiane Diouf, sa nièce, annonça :

-       Malik Diop est ici, avec la toubab.

-       Fais-les entrer.

Claire s'avança, suivie du garçon que Marie connaissait bien. Ils souriaient tous les deux.

-       Bonjour

-       Bonjour mademoiselle.

-       Jamm ngaam Diouf ?

-       Jamm rekk Diop. Laissez-moi quelques minutes pour consolider la patte de ce berger. Ca va ? Tu ne souffres pas trop ?

Le garçon remua la tête, plus pour manifester son endurance au mal que son approbation.

-       Bien. Prenez des Coca dans le frigo. J'ai presque fini.

Elle était assise près du blessé, de telle sorte qu'elle pouvait glisser la bande sous sa cuisse par tours successifs, sans trop serrer, ni faire de plis.

-       Qu'est ce qui t'amène Diop ?

-       Nous sommes chargés de contrôler l'épizootie de fièvre porcine. Mademoiselle Alliot est détachée par l'ORSTOM

-       Et tu crois que je soigne aussi les cochons ?

-       Ca, tu dois bien en avoir quelques-uns dans ta clientèle. Non, on vient te voir parce que tu as forcément observé cette maladie avec un regard de clinicien mieux que quiconque ici. Nous sommes très soucieux de connaître ton avis et d'obtenir ta collaboration.

-       Bien, ne bouge pas, on te conduira chez toi sur un brancard. Diop tu m'ouvres un coke ?

Elle se dirigea vers le lavabo, où elle se lava les mains, puis le visage, et sans manière les aisselles. Elle s'essuya en rejoignant le couple. C'est à cet instant là qu'elle remarqua vraiment Claire, qu'elle perçut la force et la douceur de son regard. Elles se regardèrent droit dans les yeux pendant plusieurs secondes, avec une curiosité bienveillante.

Marie prit la boite que lui tendait Malik, en arracha la capsule tout en s'asseyant.

-       On a de la chance aujourd'hui, le vent vient de la mer, ça ne pue pas trop.

-       Combien de bêtes sont mortes ?

C'est Claire qui posait la question.

-       Presque deux cents. On a trouvé le premier mâle dans la matinée du quatorze juillet, il y a donc exactement vingt jours aujourd’hui. Depuis, le nombre des cadavres augmente chaque jour, et ce sont toujours des mâles.

-       Que faites vous des cadavres ?

-       Au début on les entassait dans un charnier, mais comme les charognards ne font pas place nette assez vite, on brûle les carcasses. Vous sentez l’odeur des chairs calcinées, elle n'est pas plus agréable que celle de la pourriture.

-       Pourquoi ne creusez-vous pas des fosses ?

-       Nous y avons pensé, mais l'eau est à trois mètres et ça risquerait de polluer la nappe phréatique.

-       Et l'immersion ?

-       Dans la mer ?

-       Pourquoi pas ?

-       Assez loin de la côte alors. Qu'est ce qu'ils font à Dakar ?

-       Comme ici, on utilise l'usine d'incinération ; des fosses ont été créées dans les dunes ; et les pêcheurs commencent à charger des cadavres qu'ils lestent avant de les jeter à l'eau à quatre ou cinq miles du rivage.

La mission de Claire comportait trois volets. Elle devait  rechercher tous les éléments qualitatifs de l'évolution de la maladie chez les porcs, enregistrer les données quantitatives de l'épizootie, et faire en sorte que toutes les mesures nécessaires pour limiter les dégâts soient prises aussi vite que possible. En relation avec la cellule créée à Dakar dès que fut appréciée l'ampleur de la maladie, elle avait en charge d'assurer la coordination des intervenants de toutes origines dans la région du Sine Saloum. Malik Diop, placé sous la direction du préfet, devait lui assurer la coopération des autorités régionales et locales. Pour recevoir les protocoles de recherche et de recensement et, à l'inverse, de manière à transmettre les données collectées, son équipement consistait en tout et pour tout, outre sa voiture, en un ordinateur portable et un téléphone cellulaire. Claire avait établi un questionnaire type devant être utilisé comme document de base par toutes les équipes de l’ORSTOM affectées au projet. Ce formulaire serait à coup sûr modifié en fonction de l’évolution de l’étude. Il convenait d’organiser la collecte de l'information afin qu'elle puisse être intégrée dans des banques de données communes, et en permette un traitement aussi pertinent que possible.

Claire présenta son schéma d'intervention à Marie, en lui expliquant l'aide qu'elle attendait d'elle.

Les malades attendaient devant l'infirmerie, sans manifester un quelconque signe d'impatience. Plusieurs se frottaient vigoureusement les dents avec un bâton, et crachotaient de temps à autre une brindille. Certains s'éventaient, d'autres jouaient aux dames ou à l'awalé. Tous avaient recherché l'abri d'un grand fromager qui dispensait son ombre sur une bonne partie de la place. En face, de l'autre côté de la place, se trouvait l'épicerie tenue par un "nar" Nouakchott, un Mauritanien, qui vendait des cigarettes à l'unité, des allumettes, du sucre en pains, du mil, des boissons, de l'huile, du riz et toutes sortes d'épices, un peu d'outillage, des pétards, de l'alcool à brûler, en fait toutes les marchandises d'usage quotidien. Sur un petit fourneau malgache posé par terre, il maintenait en permanence une théière où infusait le thé à la menthe.

Malik et Claire prirent congé après avoir informé l'infirmière qu'une réunion se tiendrait le jeudi suivant à Thiès en présence de tous les professionnels sanitaires et administratifs concernés de la région. Ils ne disposaient que de quarante-huit heures pour prendre contact avec tous ceux qui résidaient dans leur zone d'action. La liste des participants avait été établie par la direction de la mission à Dakar, et des convocations arriveraient le lendemain à l'adresse de chaque personne concernée. Claire et Malik préféraient toutefois rencontrer en tête-à-tête chacun d’entre  ceux avec lesquels ils allaient devoir travailler au cours des prochains mois.

Chaque chef de village, chaque maire, chaque médecin, infirmier, ou vétérinaire, devait recevoir leur visite avant la réunion officielle du jeudi. Malik les connaissait tous. Il était environ seize heures lorsqu'ils montèrent dans le Toyota afin de commencer leur tournée.

-       Malik, elle est extra cette fille.

-       C’est bien pour ça que je vous ai emmené la voir. Si elle était née ailleurs, dans un autre milieu, je veux dire si sa famille avait pu financer ses études, elle aurait eu l’envergure d’un ministre.

-       Comment l’avez vous connue ?

-       A Dakar. Nous avons des amis communs. Et depuis que je suis en poste à Kaolak je viens la saluer dès que j’ai affaire par ici.

-       Elle est ravissante.

Malik rit du sous-entendu.

-       Pourtant on ne lui connaît pas de fiancé. Mais c’est vrai qu’elle ne manque pas de soupirants.

-       Et vous Malik, vous êtes marié ?

-       Oh là là ! J’ai tout le temps devant moi. Vous savez les familles africaines c’est lourd, je n’ai pas envie de me laisser piéger de sitôt.

-       Pourquoi piéger, vous pouvez choisir non ?

-       Oui, mais je suis sans doute devenu un peu toubab en vivant à Paris. Ici on épouse toute la famille, et si on a un job on la supporte financièrement, on est tout le temps sollicité. La petite famille père mère et leurs enfants, ça n’existe pas.

-       Et c’est ça que vous souhaiteriez ?

-       Pour l’instant je n’y pense pas. Et vous, vous avez envie de fonder une famille ?

-       On pourrait se tutoyer non ?

-       Si vous, si tu veux.

-       Moi, fonder une famille ? Je suis un peu trop tête brûlée je crois. Enfin tous ceux que je connais pensent ça de moi. Il y en a très peu qui ont trouvé normal que je vienne travailler à Dakar toute seule. Je passe pour une dingo. Je sais bien que c’est faux mais j’ai trop envie de vivre pour m’attacher une famille à la cheville.

-       On est dans le même cas alors.

-       J’en ai bien l’impression.

Malik se sentait tout drôle. Depuis la fin de ses études, les seules filles blanches qu’il avait l’occasion de voir passaient leur temps à bronzer sur les plages. Il évitait la fréquentation en tête-à-tête de ses anciennes amies sénégalaises dont le souci majeur était de mettre la main sur un borom ou un futur borom, en tout cas sur un garçon qui puisse leur assurer la matérielle. Les filles comme Marie n’étaient pas monnaie courante, et Marie l’impressionnait un peu. Il n’avait jamais osé la considérer comme une partenaire potentielle.

Lorsque au dispensaire il avait vu Claire et Marie côte à côte, il lui était venu l’idée saugrenue qu’elles étaient comme deux sœurs. Claire était la première fille avec laquelle il ait à parcourir la brousse, une fille libre, une fille blanche de surcroît, et qui manifestement le traitait sans l’ombre de condescendance ou prévention d’aucune sorte. Il se sentait tout drôle et se prenait à rêver.

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27 février 2007

xx power 2

Le lundi  6 août 2001 l'indice ATMO qui mesurait à Paris la pureté de l'air ambiant atteignait un niveau d'impureté record. Une masse d'air chaud mettait la capitale sous cloche. Pas un souffle ne permettait d'évacuer la pollution. Le ciel était pourtant limpide. Les terrasses des cafés envahissaient les trottoirs et les placettes. Un air de vacances flottait sur les rues où les touristes arboraient des tenues très légères. Il était pourtant préférable, et les radios l'avaient seriné toute la matinée, de ne pas promener les enfants en bas âge. On recommandait également aux insuffisants respiratoires et aux vieillards de rester chez eux.

La famille Garnier terminait ses préparatifs de départ en vacances. Françoise s'était rendue au ministère afin de donner au bureau ses dernières instructions concernant les affaires en cours. Les fenêtres sur l'esplanade étaient ouvertes et le soleil rentrait à flots dans l'appartement. Les jumeaux allaient avoir quatorze ans. Julie avait l'habitude de soutenir qu'elle était l'aînée, ce que n'acceptait pas Louis. La plus grande maturité de Julie ne faisait toutefois aucun doute, elle était petite femme et Louis ado boutonneux. Pour l'instant la dispute avait un autre objet. Tous les deux voulaient s'attribuer le dernier sorbet au citron qui restait dans le réfrigérateur, et les arguments de l'un ne parvenaient jamais à convaincre l'autre. La joute verbale faisait grand bruit.

-         Quoi ? Et pourquoi ça ?

Etienne s'était emparé du téléphone à la première sonnerie.

-         Dis plutôt que tu te crois irremplaçable.

-         Non, je trouve curieux que personne ne puisse traiter ce dossier en ton absence, quitte à te tenir informée pendant tes vacances.

-         Si c'est le ministre, alors ! Tu rentres quand ?

-         Ok, à tout à l'heure.

Il reposa le combiné l'air un peu désemparé, fixa le vide un moment, puis cria :

-         Taisez-vous les enfants !

La coupole dorée brillait au bout de l'esplanade. Comme leur père se levait, les enfants se turent, étonnés de sentir chez lui une violence inaccoutumée. Il était grand, son pantalon de toile et son blazer ne faisaient pas un pli, la coupe de ses cheveux châtain clair était parfaite, sportive, élégante. Il était pieds nus dans des mocassins de bonne facture. Il éprouvait un sentiment de déception plus vif qu'il eut fallu pour rester dans le registre du bon ton. Il reprit le téléphone:

-         Allô ! Mère ? Oui, je suis désolé nous n'arriverons pas à l'heure pour le dîner.

-         

-         Non, Françoise a un contre temps, elle doit rester à Paris. Nous l'attendons avant de prendre la route, mais nous arriverons certainement tard dans la nuit.

Il y eut un silence, puis Etienne repris :

-         Bien, à demain. Je vous embrasse.

Etienne dirigeait le service "fusions acquisitions" d'une grande banque d'affaires européenne. Françoise, après un doctorat en médecine et un doctorat de biologie, avait intégré un laboratoire du CNRS avant d'être appelée en tant que conseiller scientifique auprès du ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche. Depuis la nomination du nouveau gouvernement au printemps elle avait été nommée sous-secrétaire d’État à la recherche. Loin d'être une sinécure, ce poste mobilisait toute son énergie, et occupait son temps bien au-delà des horaires de travail habituellement en vigueur dans la fonction publique. Mais Françoise savait bien qu’en acceptant un poste dans le gouvernement, elle acceptait une sorte  de mission, elle entrait en politique comme on entre en religion.

Le principe dit "de précaution" prévalait largement en Europe, comme en Amérique du Nord, où les gouvernements avaient été échaudés par leur incurie dans les années 80 et 90, lors de l'apparition du HIV et de l'ESB. La notion de responsabilité avait subi au cours des trente dernières années une sérieuse extension. Que soient en cause des personnes physiques, des personnes morales ou les représentants mandatés du peuple comme de l'administration, la responsabilité personnelle de chacun était désormais recherchée dès qu'apparaissait un dysfonctionnement à l'origine d'un quelconque trouble apporté à la vie des citoyens. Ce qui eut été considéré comme fatalité, imprévisible, "act of god", jusque dans les années 70, devait désormais être imputé au débit de tel ou tel « responsable ». La fatalité voyait son domaine rétrécir.

Les affaires du sang contaminé, et de la maladie de la vache folle avaient laissé des traces.

L’IRD et le ministère de la coopération avaient transmis des notes d'information à tous les services en charge de l'agriculture, de la santé et de la recherche en France, dès l'apparition des premiers cas de contamination porcine au Sénégal. Les premiers foyers décelés en Gambie, au Mali, en Guinée Conakry et en Guinée Bissau, au Burkina Fasso, à la fin du mois de juillet renforcèrent les instructions de veille active. La maladie épargnait partout les truies. Une cellule de crise fut mise sur pied. Les actions entreprises concernaient la mise à disposition de budgets spéciaux, l'organisation de la collecte et du traitement des informations, la constitution de noyaux multilatéraux de coordination. Françoise était en charge du dossier pour son ministère, mais rien ne lui laissait penser que l'évolution des choses doive la contraindre à reporter ses vacances.

C'est le rapport de l'inspection vétérinaire des Côtes d'Armor, parvenu sur son bureau le matin même, qui devait la conduire à modifier ses projets. Un élevage porcin de Plouaret avait enregistré les premiers cas de la maladie en Europe. Cinq porcs, mâles, sur les cinq cent trente têtes que comportait l'exploitation étaient morts la veille. Les services vétérinaires de Guingamp avaient effectué des prélèvements des divers tissus, après autopsie des animaux et interrogatoire de l'exploitant. Il avait été décidé d'incinérer les carcasses et d'isoler le troupeau.

La journée se passa en allées et venues entre les ministères, communications téléphoniques, fax, notes de service. L'Europe devait être informée, les commissions ad hoc mises en place, le gouvernement devait arrêter sa politique, et les services de communication devaient être briefés de manière à ce que tous les services concernés s'expriment d'une même voix.

Françoise ne put quitter son bureau avant huit heures et ne disposait que de très peu de temps pour repasser chez elle avant une réunion programmée pour vingt et une heures trente.

L'encéphalite spongiforme bovine sévissait encore par apparitions isolées. La psychose que cette épizootie avait déclenchée, conduisant à un embargo des productions bovines de Grande Bretagne et provoquant la destruction de nombreux troupeaux, risquait de se reproduire à une plus grande échelle. L'ESB avait été causée par un prion qu'on avait pu isoler, elle avait été transportée par un vecteur qu'on avait su rapidement définir : les farines à base de déchets animaux utilisées pour engraisser le cheptel bovin. Dans le cas présent de la maladie des porcs, dont l'apparition datait en Afrique de quelques semaines seulement, ni l'agent contaminateur, ni les vecteurs de contamination n'étaient connus. De surcroît l'extension rapide de la maladie en Afrique de l'Ouest n'était pas de bon augure, pas plus que l'apparition en Europe d'un nouveau foyer aussi éloigné des premiers.

Elle descendit du taxi devant l'entrée de son immeuble. Louis et Julie qui guettaient sur le balcon crièrent "maman" pour l'accueillir. Julie était sa copie conforme. Cheveux bruns coupés en cloche, les yeux bleu pâle, l'ovale du visage aiguisé par un nez busqué, les lèvres charnues et remontant en sourire sous de petites fossettes. L'ensemble donnait une impression de volonté, de gaîté et d'énergie.

-         Hello mes chéris !

-         Maman tu ne viens pas en vacances ?

-         Un instant, je monte et on en parle.

Les trois personnes qu'elle chérissait le plus l'attendaient dans l'encadrement de la porte lorsqu'elle sortit de l'ascenseur. Etienne, un peu en retrait toutefois, l'expression boudeuse, ne put s'empêcher de la trouver splendide. Une chemise blanche et un tailleur léger au dessin flou, en lin grège, mettaient en valeur son teint mat.

-         Chiquitos !

-         Maman, pourquoi tu ne viens pas avec nous ?

-         Mes petits, ça m'ennuie beaucoup de ne pas vous accompagner. Mais je ne peux pas, il y a une nouvelle maladie qui s’attaque aux cochons. Elle commence à faire du dégât et c'est mon travail d'essayer de l'arrêter.

-         Tu vas distribuer les réserves de médicaments de l’État ?

-         Non, je vais faire travailler ensemble tous les gens qui peuvent trouver des médicaments, car ils n’existent pas encore. Je vais également aider les éleveurs à protéger leurs animaux, expliquer ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Allez, entrez.

-         Françoise, qu'est ce que c'est que cette histoire ?

Tout en se dirigeant vers la salle de bain, et pendant qu'elle prenait sa douche, Françoise fit à Etienne l'historique des évènements.

-         J'espère que je pourrai vous rejoindre pendant les week-end, tout dépendra de l'évolution de l'épizootie. Si les causes de la maladie tardent à être trouvées, on peut avoir une sacrée crise sur les bras.

-         Je suis très déçu pour nos vacances, fais tout ce que tu peux pour refiler le bébé à quelqu'un d'autre.

-         Ne compte pas sur moi pour me défiler, même si moi aussi je regrette énormément de ne pas partir en Bretagne avec vous. On m'a confié un rôle de coordination que je ne "refilerai" à personne. C'est le job le plus important que j'aie jamais eu.

-         Bien, tiens-moi au courant, si tu veux bien.

Etienne sortit de la salle de bain et dit aux enfants d'aller saluer leur mère. Il partit sans avoir prononcé un mot de plus.

Au cours de la réunion interministérielle du soir à laquelle Françoise participait, il fut décidé d'incinérer la totalité des troupeaux dont l'un des membres présenterait les signes de la maladie. Toute mesure d'isolement comportant des risques, la destruction pure et simple des animaux ayant été en contact avec la maladie permettait de les éviter.

Le gouvernement ouvrit un budget pour  l'indemnisation des éleveurs sur la base de leur réelle perte d'exploitation, ce afin de favoriser les déclarations spontanées des nouveaux cas.

Les biologistes qui avaient eu à étudier les prélèvements effectués par l'ORSTOM au Sénégal dressèrent un tableau sinistre de l'avancement de leurs études. On ne savait rien, absolument rien, de l'agent contaminant. Il ne provoquait aucune défense immunitaire décelable, on n'avait pu isoler aucun anticorps spécifique, les informations récoltées ne permettaient même pas de définir le cursus de la maladie, ni même d'élaborer des hypothèses sur la ou les portes d'entrée de l'agent pathogène. Même les formes de la maladie n'avaient pu être classées selon une typologie claire, on savait seulement que la mort constituait sa seule issue. Son développement semblait polymorphe, les symptômes affectant des formes très diverses. Seuls les mâles étaient atteints.

Dans tous les cas on avait constaté la nécrose de certains tissus. Les formes cliniques de la maladie dépendaient de la nature des tissus nécrosés. Tous les tissus étaient susceptibles d'être concernés. La mort de l'animal survenait lorsque l’un de ses organes vitaux était atteint, dont les cellules immédiatement se délitaient. Rien ne permettait d'ordonner l'apparition des signes de la maladie. Tous les troubles du comportement de l'animal pouvaient en évoquer l’une des formes, leur extension, et l'absence constante de fièvre constituant les seuls éléments disponibles pour le diagnostic.

Le ministère de la Recherche fut officiellement chargé, sous l'autorité d'une commission interministérielle, de coordonner l'action des administrations et des organismes étatiques et para-étatiques agissant tant en France qu'à l'étranger dont les services pourraient être requis. Françoise Garnier fut nommée déléguée générale de la commission.

Un communiqué fut adressé aux agences de presse, dont la plupart des journaux reprirent la teneur en cinquième page des éditions du lendemain. L'information fit la une du Télégramme de Brest et de l'Echo de Lannion, la presse nationale n'en tira pas un seul gros titre. Peut-être cette absence d'intérêt venait-elle du faible nombre de porcs concernés en France, peut-être s'expliquait-elle par les langueurs habituelles de la presse au mois d'août. Le Monde, dans son édition du mardi soir, accordait toutefois un article en première page à la maladie des porcs. Le correspondant au Sénégal dressait le tableau du développement de la maladie en Afrique de l'Ouest, en faisant l'inventaire des mesures prises par les État s et les organismes internationaux. Le ton du papier était alarmiste. L'information ne fut ni enrichie, ni même relayée les jours suivants, ni par la radio, ni par les télévisions. Quelques sites Internet, celui de la Fédération Européenne des Elevages de Porcs, celui de l'entreprise Sanders, aliments pour le bétail, tentèrent de présenter une version dédramatisée du problème ; quelques pages personnelles collectèrent des témoignages, des photographies, et même des interviews vidéo des paysans africains accablés.

La réaction d’Etienne avait blessée Françoise par sa mesquinerie. En quinze ans de mariage leurs différences s’étaient affirmées, leurs goûts, leurs intérêts, avaient divergé. Ce qui les avait réuni s’amenuisait. Françoise tentait de retenir ses bouffées de mépris, Etienne ne comprenait pas pourquoi les choses ne suivaient pas la voie qu’il leur estimait normale de suivre. Il vivait l’éloignement physique de sa femme comme une preuve supplémentaire de la distance qu’elle avait créée entre eux. Françoise était forcément responsable puisqu’il n’avait pas changé. L’un comme l’autre s’étaient trompés en voulant voir en l’autre non pas ce qu’il était mais ce qu’ils rêvaient qu’ils soit.

Françoise aimait l’aventure des situations nouvelles, la passion qu’on peut vivre en se livrant à l’action, et c’est ce qui l’avait conduit à s’occuper de recherche, puis de politique. Etienne aimait les choses établies, les situations stables, l’organisation rassurante des emplois du temps immuables. Il aimait une Françoise qui avait disparu et dont il ne comprenait pas comment elle avait pu changer autant. Françoise se demandait ce qu’elle avait bien pu aimer assez chez Etienne pour envisager de passer toute sa vie avec lui. Mais au fond d’elle-même elle savait bien qu’en l’épousant elle avait seulement choisi de faire l’économie d’un avortement. Les autres raisons n’étaient que justifications. Il était « intelligent », il était beau, depuis six mois qu’ils se connaissaient ils n’arrêtaient pas de faire l’amour, tous leurs amis les trouvaient assortis. Mais qu’est-ce que l’élégance d’un couple a comme rapport avec sa durée de vie ? Françoise souffrait de savoir qu’Etienne ne serait jamais l’homme avec lequel elle souhaiterait finir sa vie. Elle souffrait d’autant plus qu’Etienne aurait beaucoup de difficulté à envisager, le jour venu, qu’elle le quitte. Depuis plusieurs mois elle savait que le jour viendrait où elle devrait s’y résoudre. Dès que les enfants seraient sortis du lycée, dès que possible.

Mercredi dans la matinée, Françoise réunit l'équipe restreinte qu'elle avait composée pour exercer la mission qui lui incombait. Ce staff comprenait cinq jeunes hauts fonctionnaires, leurs assistants et quelques secrétaires. Chacun prenait en charge les relations avec un groupe d’administrations géographiquement définies, françaises, européennes, internationales, ou se voyait attribué des tâches spécifiques, communication, gestion et intendance. Tous devaient travailler de conserve, deux réunions ordinaires étant prévues chaque jour entre tous les membres de l'équipe.

Il ressortit du premier tour de table que l'urgence voulait qu’on se rende sur les lieux de l'épizootie en Afrique afin de cerner la pertinence des mesures qui avaient été prises et de collecter toute l'information possible. Françoise décida de partir le soir même.

L'avion devait atterrir à l'aéroport de Dakar Yoff vers vingt-deux heures. Elle voyageait en compagnie du responsable des relations avec les administrations internationales. La FAO intervenait depuis le début, mandatée par l’État  sénégalais. Luc Prémion appartenait au ministère de la Coopération et avait été en poste aux Nations Unies. C'était en partie pour cette expérience que Françoise avait fait appel à lui, mais surtout pour ce que son air narquois et détaché lui laissait deviner de sa personnalité. Le choix des hommes était de ses prérogatives, le pouvoir donne de ces latitudes-là, choisir un homme.

-         Merde ! Oh ! Pardon.

-         Je vous en prie.

-         J'ai oublié de prévenir ma famille de mon départ.

-         Vous pourrez téléphoner à l'arrivée, nous serons dans moins de cinq heures à Dakar. Votre mari ne se trouve pas à Paris en ce moment ?

-         Nous passons nos vacances dans sa famille en Bretagne, près de Tréguier. Il est parti hier avec les enfants.

-         Tréguier, ça n'est pas loin de Guingamp, n'est ce pas ? Il se trouve à une encablure de nos porcs.

-         Joli ! Vous connaissez ?

-         Comme tous les voileux, les ports : Trebeurden, Perros, Paimpol. Vous c'est la première fois que vous allez débarquer en Afrique, non ?

-         En Afrique noire, oui.

-         Tant mieux, je serai votre mentor. L'hivernage c'est la meilleure période pour découvrir le Sénégal. La pluie, la boue, la chaleur, les puanteurs, tout est plus fort.

-         Les miasmes et les fièvres aussi j'espère ?

-         Evidemment, vous connaissez l'objet de la ballade, hein?

Ils rirent de partager ce faux cynisme de carabins pendant que l'hôtesse leur tendait des plateaux repas. Madame Garnier, voulez-vous….

-         Appelez-moi Françoise, Luc, s'il vous plait.

-         Très bien, Françoise, voulez-vous me donner votre sentiment profond sur cette épizootie ?

Françoise garda un instant le silence. Elle n'éprouvait aucune réticence à exprimer ce qu'elle pensait, mais se demandait si elle avait réellement un sentiment profond.

-         C'est un phénomène inconnu, rapide, dangereux. On sait que seuls les mâles sont atteints, ce qui signifie soit que les femelles produisent quelque chose, une hormone par exemple, qui rend inefficace l'agent pathogène, soit que les mâles produisent quelque chose qui l'active, soit que l'agent pathogène a un lien direct avec le génome. La maladie se propage à une vitesse inaccoutumée, plus rapide que la grippe asiatique, et bien plus rapide que la plupart des épizooties courantes. La proportion de la population porcine touchée semble très élevée. J'ai l'impression d'avoir affaire à un ennemi invisible et imprévisible. A vrai dire mon sentiment profond, c'est la peur, y compris celle de ne pas faire le poids.

-         Je partage vos craintes. C'est du jamais vu, et ça n'est qu'un début. On voit mal ce qui pourrait limiter l'expansion d'un facteur qu'on n'a même pas isolé. Je ressens aussi l'excitation du découvreur, nous sommes en première ligne d'une terra incognita, ce qui me fait frissonner plus, pour l'heure, de plaisir que d'angoisse.

-         Bravo, brave soldat. Reste à savoir si nous allons découvrir ou nous faire submerger.

-         Banzaï !

Lorsque le DC 10 d'Air France, atterrit à Yoff, et qu'on ouvrit les portes, une chaleur moite envahit l'appareil, portant des parfums que Françoise ne sut pas reconnaître. Ils marchèrent sur le tarmac jusqu'au hall d'arrivée, la chaleur, malgré l'heure tardive, envahissait leurs poumons, le degré d'humidité dépassait les quatre-vingt-dix pour cent. Un chauffeur de l'ORSTOM les guettait près du guichet de la police des frontières, en levant très haut un panonceau portant leurs noms. Les formalités furent accélérées grâce aux relations fréquentes du chauffeur avec les douaniers. Comme ils n'avaient pas de bagages en soute il ne fallut pas plus de dix minutes pour que la voiture file sur l'autoroute.

La nuit ne leur permit pas d'observer le paysage. C'est aux abords de l'avenue Lamine Gueye que la ville commença de s'animer. Certaines échoppes étaient encore ouvertes, les "bana-bana" occupaient le trottoir où des groupes papotaient assis sur des chaises, des caisses ou des bancs, fumant ou buvant le thé, à la lumière de lampes tempêtes ou à la lueur des fourneaux malgaches. Les radiocassettes rutilants vomissaient des musiques mélangées. Les garçons et les filles se promenaient main dans la main. Comme elle l'avait déjà vu faire au Maroc, Françoise observa que des garçons marchaient souvent deux par deux en se tenant aussi par la main. Certains étaient vêtus à l'occidentale, un grand nombre arborait des boubous décorés de motifs colorés ou de photos imprimées.

Leur chauffeur les conduisit à l'hôtel Le Lagon II, sur la petite corniche, où des chambres leur avaient été réservées. Ils décidèrent de se retrouver un peu plus tard pour souper sur le ponton du Lagon I où se tenait, sur l'eau, le restaurant de prédilection des français à Dakar.

27 février 2007

xx power 3

Dès qu’elle fut seule Marie réfléchit à la demande de collaboration que lui avait faite Malik et Claire. Elle se sentait valorisée par leur visite, c’est elle qu’ils étaient venus voir en premier. Elle appréciait l’estime que Malik lui manifestait ainsi. La perspective de pouvoir mettre ses capacités en valeur l’excitait. Mais son temps étant entièrement pris par  les soins qu’elle assurait, elle ne voyait pas comment s’en sortir. En marchant sur le chemin de la concession de son oncle François Diouf elle ressassait tous les obstacles qui une nouvelle fois l’empêcheraient sans doute de mettre ses capacités en avant. Son oncle était assis dans l’enclos devant sa petite maison.

-         Diop m’a dit qu’il était allé te voir au dispensaire.

-         Oui, avec la fille qui est envoyée par l’ORSTOM

-         L’administration a l’air de prendre l’affaire au sérieux, ils m’ont demandé de t’appuyer pour établir un décompte de nos pertes. Ils veulent dresser l’inventaire des porcs dans tous les villages du Sine Saloum.

-         Je sais.

-         Tu as l’air d’être soucieuse.

-         Hum ! Je ne vois pas comment je pourrai m’occuper de ça et faire en même temps mon travail au dispensaire.

-         Alors choisis. Mieux vaut ne rien faire que de bâcler son travail. Qu’est ce qui est le plus important ?

-         Pour les malades c’est d’être soignés.

-         Et pour toi ?

-         Tu crois que mes désirs doivent entrer en ligne de compte ?

-         Non, pour toi qu’est-ce qui te semble le plus important ?

-         Cette maladie fait des ravages, mais est-ce que ma contribution a vraiment de l’importance, ça n’est pas sûr.

-         On a pourtant fait appel à toi.

-         Faute de spécialistes.

-         Oui.

-         Alors qui va s’occuper du dispensaire ?

-         La vieille Fanta pourra faire le tri, et on t’appellera pour les urgences. Il ne s’agit que de quelques jours. Ah ! Je vois que tu souris.

Marie souriait en effet. Elle brûlait de bâtir un rapport bien documenté, précis, méthodique. La littérature scientifique la passionnait et il n’était pas rare qu’elle emprunte à la bibliothèque de l’Université les thèses de médecine et de biologie qu’on y soutenait. Elle rêvait de pouvoir un jour se trouver devant un jury qui aurait à noter son propre travail. En trois jours et trois nuits, avec l’assistance de François Diouf, elle dressa un état de la situation sanitaire du cheptel porcin de l’arrondissement de Joal qui pouvait faire pâlir de jalousie bien des chercheurs patentés.

Le mercredi, Claire et Malik avaient pu rendre visite à leurs correspondants de Ndangane, de Samba Dia et de Fimela. Ils étaient rentrés fort tard à M'bour et, à sept heures trente ce mardi matin, ils roulaient déjà depuis une demi-heure lorsque le village de Tiadiaye fut en vue.

Claire avait rédigé son rapport après en avoir discuté avec Malik au cours du dîner qu'ils avaient pris seuls, sur le pouce, au bar du Cercle, et l'avait expédié par e-mail pendant la nuit.

Dans tous les villages chrétiens ils obtinrent sans difficulté la pleine et entière coopération des personnes rencontrées. En revanche, les autorités et professionnels des villages à majorité musulmane ne se sentaient aucunement concernés. Bien au contraire, nombre d'entre eux se sentaient injuriés et se disaient indignés qu'on puisse penser les impliquer dans une action relative à un animal aussi impur que le porc. Quelques-uns, traduisant sans doute une idée assez répandue, mirent en avant la main de Dieu qui ne s'abattait certainement pas sans raison sur la nourriture des « gentils ».

-         Malik, tu es musulman toi ?

-         Autant que tu me sembles être catholique. Je ne le dirais pas à ma mère, mais les dieux d'importation me semblent moins vrais que nos dieux indigènes qui pourtant ne m'inspirent ni crainte ni respect.

-         Tu es athée ?

-         Je n'aime pas croire, je veux savoir. Dieu est un mot qu'on met sur tout ce qu'on ne comprend pas. Je ne vois pas pourquoi compliquer ce que je ne comprends pas par l'ajout d'un deus ex machina lui-même tout aussi peu  compréhensible.

-         Tu dois te sentir un peu minoritaire dans ton pays.

-         Oui mais pas plus qu'un américain pensant comme moi le serait chez lui. Plus de quatre-vingt-dix pour cent de la population des État s-Unis d'Amérique se dit croyante.

-         Pas de doute, la France sera toujours d'avant-garde, même les beurs abandonnent l'Islam chez nous. Les musulmans ne vont pas nous faciliter la tâche ici. Dénombrer seulement les phacochères morts les dégoûte, ne parlons pas de les enterrer, ou de les brûler.

-         Certains imams refusent le simple fait que les chrétiens procèdent à ces incinérations pour éviter que la fumée ne rende tout le village impur.

Après Thiadiaye, ce serait Loul Sessene, Ngueniene, Ndiamana, Ngazobil et Mbodiene. Ils ne pouvaient pas rester plus d'une heure dans chaque village. Ce contact personnel, même bref, semblait capital à Claire qui savait que la mobilisation s'obtient plus facilement lorsqu'on s'adresse à un individu face à face que lorsqu'on parle à une foule. La réunion du jeudi serait sans aucun doute plus efficace après ces travaux d'approche.

Elle était reconnaissante à Malik d'avoir adopté son point de vue et de n'avoir pas rechigné à la tâche. Sa démarche assurée, ses épaules de lutteur lui donnaient également l’impression d’être protégée. Souvent elle se prenait à rougir en le regardant, ou lorsqu’ils se frôlaient en consultant un document.

En maintenant le même rythme jusqu'à l'heure de la réunion, ils pourraient visiter les vingt villages les plus importants de la zone. Les trajets en voiture leur permettaient d'échanger leurs points de vue et de se fixer des objectifs. Aux alentours de midi, ils revinrent à M'bour afin de déjeuner, prendre une douche, et changer de vêtements.

-         Je vous offre un apéro ?

Collura tenait le bar, un maître d'hôtel en chemise blanche à col sale et veste noire s'occupait du restaurant. Le chef de chantier, Christophe Bertaud, s'était approché de la table de Claire.

-         Pardon ?

-         Je vous offre un apéro ?

-         Non merci.

Claire repris sa consultation du menu. Elle avait l'habitude de ces dragues directes et ne s'en formalisait pas.

-         Je peux m'asseoir ?

Elle leva les yeux vers Christophe. Il avait l'allure d'un as du surf. Musclé, bronzé, les cheveux décolorés de soleil, l'air bravache.

-         Désolé, je suis accompagnée.

-         Alors une autre fois. Vous connaissez le coin ? Si vous voulez faire du bateau, de la pêche, de la plongée, ou chasser, n'importe quoi, je suis là. Je connais tout le monde. Christophe Bertaud.

-         Merci, c'est gentil.

-         On se voit ce soir si vous voulez. J'habite ici, chambre sept. J'ai une parabole. Quand vous voulez.

-         Merci.

Malik entra dans la salle du restaurant, salua Claire et l'homme qui se tenait près d'elle.

-         C'est votre copain ?

-         Nous travaillons ensemble, au revoir monsieur Bertaud.

-         Christophe, alors à ce soir ?

-         Je ne pense pas, merci.

Christophe s'éloigna en adressant un sourire condescendant à Malik.

-         Qui est ce type ?

-         Un don Juan de banlieue.

Ils en rirent, et Christophe qui atteignait le bar se retourna, l'œil dur.

-         Malik, j'ai consulté le news group. On signale l'apparition de la maladie dans le sud de la Chine, et en France.

-         C'est aberrant, qu'est ce qui pourrait expliquer une pareille coïncidence ? La contamination d'un produit ?

-         Je n'en sais pas plus que toi. Par ailleurs, je n'ai reçu aucun accusé de réception de mon rapport d'hier, ni aucune synthèse de l'activité des autres groupes au Sénégal.

-         Il est probable que les constatations soient à l'avenant des nôtres ; environ vingt pour cent du cheptel doit être déjà mort.

-         Sans doute. Le foyer initial a été identifié à Fadiouth. Que l'épizootie se répande en cercles à peu près concentriques cela semble normal. La rapidité reste étonnante ; mais que de nouveaux foyers se fassent jour aux quatre coins du monde, ça modifie le problème. Il existe forcément une cause commune, une même raison à la multiplication des foyers.

-         Si tel est le cas, les recoupements ne pourront manquer de les mettre en évidence.

-         Oui, il ne peut s'agir que de médicaments ou d'aliments pour le bétail. Et pourtant je doute qu'à Fadiouth et à Canton il soit fait usage des mêmes aliments pour le bétail. Les paysans d'ici n'utilisent même pas d'aliments industriels.

-         Il faut introduire ces éléments dans notre questionnaire, savoir quels produits, alimentaires et vétérinaires, ont été employés au cours des derniers mois.

-         Sur quelle durée ?

-         La plus longue possible, les vétérinaires et les exploitants pourront nous fournir ce qu'ils ont en mémoire ou dans leur comptabilité, les services des douanes produiront des informations sur autant de mois qu'on voudra.

-         Les phacochères n'ont certainement pas été vaccinés, pourtant ils sont atteints.

-         Cela signifie qu'il y a plusieurs modes de contage. Si la première infection est alimentaire, ou parentérale, l'agent utilise d'autres voies pour se propager.

-         C'est dingue.

-         Affolant tu veux dire.

Malik posa sa main sur celle de Claire.

-         Tu te souviens des bruits qui ont couru dans les années quatre-vingts à propos de l'épidémie de SIDA, on soupçonnait des laboratoires militaires, américains en général, d'avoir lâché par mégarde une arme bactériologique.

-         Oui, jusqu'à ce qu'on prouve l'origine simiesque du V.I.H.

-         On pourrait émettre le même genre d'hypothèse aujourd'hui.

-         Sans plus de preuve ni plus de pertinence. A nous de trouver l'origine et les chemins pris par cette saleté.

Le maître d'hôtel, qui s'appelait Samba, mais qu'on appelait Diallo pour ne pas le confondre avec le boy de la réception, apporta les entrées. Malik ôta sa main de celle de Claire sans qu'elle eut manifesté une quelconque gêne. Le moment était grave pour eux. Dans l’esprit du garçon ce rapprochement physique ressemblait à un geste de solidarité. Pourtant Claire se sentait envahie par le dèsir de se coller à son grand noir d’adjoint, elle imaginait des caresses, elle voulait de tout son être qu’il la pénètre, elle imaginait son sexe et frémissait. Evoquer ce fantasme au milieu d’une salle de restaurant augmentait encore son trouble. Malik buvait une bière La Gazelle, en bouteille de soixante centilitres. Claire avait demandé un Sprite. Christophe gardait le regard fixé sur leur couple. Collura chantonnait. Les ventilateurs de plafond brassaient l'air chaud. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et la terrasse donnait un peu d'ombre. Des margouillats faisaient parade sur la rambarde.

Le restaurant était complet. Les derniers clients arrivés patientaient au bar. Pour la plupart ils travaillaient sur des chantiers de la petite côte. Les touristes préféraient les clubs de bord de mer. Un cuisinier préparait les grillades de poisson sur un grand barbecue en ciment qui avait été construit au bout de la terrasse. Quelques chats rôdaient entre les tables et parfois un chien jaune venait quémander les reliefs d'un repas. Les tables étaient essentiellement occupées par des hommes.

Leur repas terminé, les hommes allaient faire la sieste, dans leur chambre s'ils étaient résidents à l'hôtel, ou à l'ombre des filaos. La chaleur ne permettait pas un travail efficace en milieu de journée. Cette chaleur revenait toujours dans les conversations, souvent bruyantes, où il était rarement question des porcs, sinon pour se plaindre de la pestilence des charniers et des bûchers. Des auréoles de sueur marquaient  presque toutes les chemises.

Malik et Claire regagnèrent leurs chambres en se donnant rendez-vous au bar à quatorze heures. Christophe les suivit du regard. Il fixait encore la porte du couloir lorsque Malik revint après avoir pris sa douche et changé de tenue.

-         Toi, tu vas me laisser le champ libre.

-         De quoi parlez-vous ?

-         Cette fille, tu vas la laisser tranquille.

-         Vous avez toute latitude de montrer votre excellence, cher petit monsieur, mais je doute que votre degré de civilisation soit suffisant pour elle.

-         C'est pas un bougnoule qui va m'apprendre à vivre.

Malik se détourna ostensiblement et s'assit à une table éloignée dans la salle de bar.

-         Un café s'il vous plait.

Samba appuya sur le bouton du percolateur sans accorder la moindre attention à Christophe qui maugréait dans sa barbe.

Malik avait passé un doctorat de gestion à l'Université Paris Dauphine, après avoir décroché un diplôme d'ingénieur en hydrologie à Lyon. Le racisme ordinaire le laissait froid. S'il était revenu travailler au Sénégal, ce n'était pas guidé par l'intérêt personnel. Il ne se trouvait aucun mérite particulier d'avoir fait ce choix, ni même d'avoir accepté le premier poste qui lui avait été proposé en province, en brousse. Faire avancer les choses, c'est ce qui lui plaisait. L'argent ne constituait pas un moteur assez puissant pour lui ; il voulait construire, réformer, sans naïveté, sans orgueil, par plaisir.

Claire apparut vêtue d'une robe sans manche en toile bis, serrée à la taille par un ceinturon de cuir. Elle leva le bras en direction de Malik, sans prêter attention aux autres, et sortit.

Vers sept heures ils quittaient Ngazobil, ayant achevé leur périple du jour. Dans tous les villages on leur avait montré des cochons morts et d’autres qui se traînaient à moitié paralysés ; certains étaient agités de soubresauts, comme les moutons atteints de tremblante. On en voyait qui restaient inertes en attendant la mort, ils se vidaient de leur sang, ou la diarrhée les déshydratait. Dans tous les villages on avait creusé des fosses.

Ils roulaient sur les tanns, ces étendues de terre séchée, où la réverbération créait des mirages. Un lac semblait barrer le passage, puis s'évanouissait soudainement.

La piste longeait l'océan. Ils avaient réglé la clim. au maximum. Claire proposa une halte sur la plage pour prendre un bain.

-         Tu es sûre ?

-         Oui.

Claire le fixait en souriant. Depuis plus de six mois qu’elle était au Sénégal elle n’avait pas eu de petit ami. Ses seules relations étaient des camarades de travail dont aucun n’avait éveillé en elle le moindre désir. Elle était sûre de vouloir prendre un bain avec lui, jouer dans l'eau, courir à perdre haleine, et perdre haleine sans courir aucun risque avec lui qu'elle savait si fort, de la seule force qui compte, celle de l'âme, ou du cœur, ou du caractère. Elle dirigea le 4 x 4 vers la dune, et stoppa.

Ils se dévêtirent en hâte et se précipitèrent nus vers les vagues. Un rouleau plus haut que les autres se formait à quelques mètres de la rive, la barre. Les lames créaient une telle aspiration qu'on se sentait happé sous l'eau. Le sable s'effondrait sous les pieds

Claire, plus légère, se faisait emporter plus rapidement vers la barre. Elle s'accrochait à la jambe de Malik, dont l'effort devait doubler pour les hisser à nouveau vers le sable. Le soleil allait se coucher, en quelques minutes ce serait la nuit. Les crépuscules des tropiques sont trop brefs. Alors qu'il haletait de l'avoir tant de fois remontée sur la plage, Claire s'allongea sur Malik et posa ses lèvres sur les siennes.

Elle voulait se fondre en lui, le fondre en elle, se faire violente comme l'eau, douce et chaude comme le sable. Elle s'immergeait dans le désir, l'exultation, l'enthousiasme de s'éprouver intensément elle-même en se frottant à l'autre, dans l'excitation de se sentir faire corps avec l'autre et  de se prolonger dans le monde parce qu'elle devenait le monde par la vertu d’une sorte de magie sympathique.

Elle prit le sexe de Malik dans sa bouche et le fit pénétrer au profond de sa gorge qu’elle resserrait par à coups ; plusieurs fois de suite elle l’avala comme un sabre jusqu’à s’en étouffer puis ressortit le gland de manière à pouvoir le lécher. Les doigts de Malik s’immisçaient en elle. Claire s’empala sur lui, roula sous lui, gémit. Chaque détail surgissait à sa conscience comme sous une loupe et l'envahissait, elle se gorgeait de voir un grain de peau, de toucher un creux, de sentir une mèche, de goûter le sel, elle voulait dévorer, caresser, absorber, avaler, révéler, naître et mourir. Claire s'envolait, Malik en elle était un dieu grec, une bite de dieu grec.

-         Je suis folle, sans capote !

-         Et avec un nègre, fou de baiser une toubab sans capote.

-         J'aime ce nègre.

-         Ce soir.

-         Oui, ce soir.

La nuit était tombée. Ils auraient aimé rester là indéfiniment. Elle n’avait jamais aussi pleinement joui, c’était la première fois qu’elle faisait l’amour avec un noir, il n’avait jamais caressé une blanche. S’il restait sur la réserve c’est qu’il appréhendait la chute, lorsque la toubab en aurait marre de sa tocade.

Le service battait son plein au cercle. Les tables avaient été dressées sur la terrasse pour profiter de la tiédeur du soir. Des serpentins brûlaient, dégageant un parfum de citronnelle destiné à chasser les moustiques. Un photophore avait été disposé sur chaque table. Lorsque le brouhaha des conversations s'abaissait, on entendait le clapot des vagues et le bruissement du vent dans les filaos.

Malik et Claire marchaient enlacés, fiers, épanouis, souriants, seuls au monde. Ils prirent place dans un angle de la terrasse, et purent enfin se regarder. Il leur semblait vivre un miracle, une transfiguration des choses. Tout ce qu'ils voyaient avait plus d'épaisseur, de relief, de couleur, plus de sens. Ils se buvaient l'un l'autre, en se tenant les mains.

-         Qu'est ce qui nous arrive ?

-         Eh ! Je t'ai envoûtée avec mes grigris.

-         Tu as de bons grigris, je te permets de m'ensorceler.

-         A vrai dire, nous travaillons d'arrache-pied ensemble, nous sommes tous les deux isolés, il fait chaud, nous avons pas mal de points de vue en commun. Et il me semble que nos petites hormones suffisent à expliquer le phénomène. Pas besoin de marabouts, ni de sorciers, ni de grigris, tu es assez jolie pour te passer des sorts.

-         Sale romantique.

-         J'ai envie de passer de longs moments avec toi et de devenir ton ami.

-         Belle déclaration, je répète et je signe, J'ai envie de passer de longs moments avec toi et de devenir ton amie.

Les yeux de Claire se firent troubles, elle posa sa main sur la joue de Malik, lui caressa les lèvres. Un concert de crapauds buffles commença. C'était l'heure, chaque soir ; avec la fraîcheur, les batraciens faisaient musique. Des chauves souris se relayaient en vol plané pour boire dans la piscine. Les moustiques attirés par les lumières bleues du plafond se laissaient piéger sur les résistances électriques disposées autour des ampoules. Chaque mort produisait un petit grésillement.

Ils ne virent pas arriver Christophe. Il s'arrêta devant la table, vibrant de colère, asséna un grand coup de pied à la chaise de Malik laquelle tomba en entraînant le jeune homme. Christophe hurla :

-         Fous le camp d'ici !

Les conversations s'étaient tues. Christophe ruait comme un cheval. Malik fut sur pied en un éclair, entouré par plusieurs dîneurs des tables voisines qui venaient à la rescousse. Collura cria depuis le bar :

-         Virez-moi ce connard.

On entraîna Christophe à l'intérieur.

-         Va chercher tes fringues et ton fric, paye ta note et barre toi ou j'appelle les flics.

Malik adressa un signe de remerciement à ses voisins, et se rassit calmement en riant. Claire le fixait l'air inquiet.

-         Tu n'as rien ?

-         Rien. Si, honte pour lui.

La dispute continuait au bar. Samba rassembla les bagages de Bertaud, prit dans sa poche le porte-feuilles que l'ébriété de son propriétaire rendait accessible et le tendit à Collura. Celui-ci se paya et d'un signe engagea le boy à remplir son office de videur. Jean Radigois lança :

-         Et ton pari ?

-         Pfft !

Claire pencha son visage contre celui de Malik. Collura s'approcha d'eux et présenta ses excuses. Il avait tiré un trait sur son pari gagnant, il en avait connu la fin avant de le signer. Le chef de chantier avait perdu la face et ne viendrait plus débiter ses fanfaronnades au cercle, c'était ça de gagné.

-         Désolé, il vous a fait mal ?

-         Merci, ne vous inquiétez pas c'est sans importance.

-         La maison vous offre l'apéritif, est-ce qu'on a pris votre commande ?

Après une nuit trop brève au cours de laquelle ils n’avaient pu dormir que quelques heures et adresser leur rapport via Internet à Dakar, Claire et Malik prirent à nouveau la route. La pluie ralentissait leur allure. Il leur fallait aborder les flaques d'eau qui barraient les pistes avec précaution, tester la profondeur, faire parfois marche arrière pour manœuvrer. Ne parlant pas wolof, Claire aurait perdu beaucoup de temps avant de trouver les interlocuteurs que Malik parvenait à joindre très vite. Le constat des jours précédents se confirmait. Après l'apparition du premier cas, la maladie  des porcs mâles se propageait selon un rythme qui semblait adopter une courbe de doublement tous les vingt à vingt-cinq jours.

L'inventaire exhaustif et l'historique de l'épizootie, dont la réunion de Thiès devait permettre la réalisation, préciseraient cette évaluation. Les prochains jours donneraient une assise ferme aux extrapolations. Si la progression s'avérait exponentielle, l'endiguement de la maladie deviendrait une gageure.

Il était à craindre que les paysans minimisent leurs pertes en commercialisant des animaux morts ou malades.

Le travail de Claire et Malik  leur semblait surréaliste. La seule activité importante à leurs yeux était de s'embrasser, de se toucher, de se regarder, de se parler. Ils parlaient, mais uniquement de cochons morts, de catastrophes en vue, de putréfaction, de maladie. Ils agissaient professionnellement, tout en vivant l'ivresse d'un envoûtement qui leur faisait du bien. Avant Thiès ils arrêtèrent la voiture au bord de la piste et firent l'amour sous le crépitement des grosses gouttes de l'hivernage.

27 février 2007

xx power4

Magda vivait là depuis sept mois. Elle était arrivée avec ses deux frères, en autocar. Ils avaient déjà franchi la frontière une dizaine de fois. Les gardes américains les connaissaient bien, ils les avaient raccompagnés après fouille et interrogatoire une dizaine de fois à Tijuana. Sept mois, ça lui avait semblé long comme une vie. Ils venaient en trop, comme les autres, et devaient creuser leur trou comme, et contre, les autres. Federico trafiquait, il avait l’astuce, l’insouciance qu’il fallait pour trafiquer. Souvent il avait fallu panser les mauvais coups dont il n’expliquait jamais l’origine. Paolo ne faisait rien car il était l’aîné.

C’est par hasard que Magda était tombée sur l’annonce du labo. Elle lisait tout ce qui lui tombait entre les mains, de préférence en anglais. Contrairement à ses frères qui n’avaient reçu que l’éducation de la rue, elle avait suivi des études jusqu’à la dernière année de lycée et avait toujours obtenu les meilleures notes. Les sœurs de la Miséricorde, qui voyaient en elle un excellent élément, n’auraient certainement pas avalisé sa fuite vers les État s-Unis. Son père s’était résolu à la laisser partir parce qu’il avait depuis longtemps abandonné la lutte contre une fille aussi entêtée et parce que, ses frères l’accompagnant les apparences restaient sauves. C’était dans « Tijuana Monday », à la page des offres d’emploi. La demi-page à vrai dire, sur les soixante-quatre que comportait le tabloïd gringo. Un laboratoire recherchait des jeunes femmes pour diverses expérimentations rémunérées. Il fallait être majeure, en bonne santé, disponible sept jours sur sept. Elle s’était présentée, avait montré ses papiers, passé toutes sortes de tests et d’analyses, et on l’avait payée.

Lorsqu’elle franchit la porte d’entrée du « California Process Research Institute » ce matin du six août, elle trépignait d’impatience. Si on donnait suite à sa candidature elle recevrait cent dollars par semaine pendant un an. Elle s’était parfumée à l’essence de vanille et avait mis la seule robe qu’elle posséda, blanche, avec des broderies bleues sur le col et les manches. Magda n’était pas indienne. Elle avait certainement du sang indien, ça se devinait dans ses yeux, mais sa peau était blanche, elle cultivait un accent castillan et parlait anglais.

Paolo lui avait permis de répondre à l’annonce. Il avait été très content des deux cents dollars que lui avaient rapportés les premiers tests. Il lui avait même promis de lui acheter une montre. Elle se présenta au bureau d’accueil et s’assit dans la salle d’attente. Dans la vitre qui séparait la salle d’attente du hall d’entrée elle apercevait son reflet. Ses cheveux mi-longs encadraient un visage aux traits fins. Elle tirait, sans bien savoir pourquoi, une grande fierté de ses lèvres bien dessinées, assez épaisses mais pas trop. Elle aimait bien son port de tête, ses épaules menues. Elle s’aimait bien. Surtout elle savait parfaitement ce qu’elle voulait, devenir américaine afin d’échapper à l’univers minuscule d’un Mexique où l’on est comme on naît. En tirant sur sa jupe elle croisa les pieds, bomba le torse comme les modèles des publicités, et attendit qu’on l’appelle. Au bout d’un quart d’heure, elle n’avait pas bougé, farouchement calme et décidée. La fille de l’accueil vint la chercher et la conduisit dans un grand bureau sur la porte duquel était apposée une petite plaque : Dr Dale Berryl  Tropp.

Pour Dale aussi c’était un grand jour. Elle était venue habiter San Diego depuis un mois, elle avait été recrutée au printemps, juste après avoir passé son diplôme. Ce n’était pas le CA.P.R.I. qui l’avait embauchée, mais une start-up canadienne spécialisée dans le génie génétique. L’institut de Tijuana était une sorte de sous-traitant de son employeur.

On avait loué pour elle une villa dans un quartier agréable de la ville la plus sud-ouest des État s-Unis. En voiture il lui fallait à peine une demi-heure pour se rendre chaque jour à Tijuana. Il y avait une file spéciale au poste frontière pour permettre un passage rapide des travailleurs transfrontaliers dont elle faisait désormais partie. Elle avait acheté d’occasion une petite Thunderbird décapotable.

Le sujet de sa thèse de doctorat recoupait largement le programme de recherche auquel on lui demandait de collaborer. Les études qu’elle avait menées au cours de ses dernières années à l’Université concernaient la fusion génétique.  Cette expression avait été forgée pour rendre compte du processus mis en œuvre pour associer le patrimoine génétique de deux individus. Les techniques de clonage commençaient à être bien maîtrisées. Il s’agissait de dépasser la simple reproduction d’un individu à l’identique à partir de l’ADN extrait de l’une de ses cellules. Il fallait permettre, comme c’est le cas lorsque la reproduction s’effectue avec les gamètes dans la reproduction sexuée, de conjuguer la moitié des chromosomes d’un individu avec la moitié des chromosomes d’un autre individu, en vue du développement d’un nouvel être combinant les deux patrimoines.

Dale, et l’équipe dont elle faisait partie, était parvenus à de bons résultats chez les rongeurs. Il s’était agi de faire fusionner les demi-génomes de deux individus, de manière à associer leurs deux patrimoines. La phase consistant à introduire ce noyau dans un ovule préalablement énucléé était maîtrisée depuis longtemps. Ce qui en revanche semblait infranchissable et que Dale avait surmonté, c’était l’obstacle de « l’empreinte parentale ».

Les résultats obtenus par Dale ne surgissaient pas ex nihilo. Elle s’était appuyée sur un ensemble de techniques éprouvées. L’origine du projet se trouvait sans doute dans un article du Lancet, publié le 13 février 1999, qui relatait comment les scientifiques pilotés par le biologiste Ian Tesarik étaient parvenus à cultiver des cellules germinales dans un bain d’hormones. Les spermatides obtenus avaient donné naissance à un embryon qui s’était développé sans problème jusqu’à la naissance d’un bébé parfaitement viable.

Au lieu de partir d’un ovule et de cellules germinales, cellules mères des spermatozoïdes, Dale avait utilisé des cellules haploïdes.  Grâce à sa maîtrise des processus de méthylation il existait maintenant dans les laboratoires de son Université des lignées de rats et de lapins issus d’une mère, d’un père et parfois de deux parents créés à partir de cette manipulation dont la technologie était parfaitement rodée. Des femelles avaient été créées en réunissant les chromosomes de deux femelles, et des mâles en réunissant les chromosomes de deux mâles. Toutes les combinaisons avaient été explorées. Les meilleurs résultats provenaient de la fusion de deux cellules haploïdes femelles formant des œufs gynogènotes . Dale en parvenant à dépasser la frontière longtemps considérée comme infranchissable de « l’empreinte parentale » pouvait se considérer à juste titre comme l’une des mères de la parthénogenèse. Elle se demandait parfois si son goût pour les femmes était totalement étranger à la tournure qu’avait pris sa recherche. L’idée de vaincre l’empreinte parentale lui était venue peu de temps après les quelques mois d’amour qu’elle avait vécus avec Mona. Elle pensait que sa bisexualité comptait dans l’orientation de ses expérimentations scientifiques.

L’Institut CA.P.R.I. avait lancé un programme de fécondation humaine à partir de cellules germinales. Autant la reproduction à l’identique d’un individu par clonage se voyait condamnée par la plupart des comités de bioéthique, autant la procréation assistée favorisant la diversité génétique semblait pouvoir franchir à terme la censure des moralistes. Les recherches étaient toutefois menées avec la plus grande discrétion, et la sous-traitance à l’institut de Tijuana s’inscrivait dans cette volonté d’opacité.

L’équipe de biologistes recrutée par les Canadiens maîtrisait l’ensemble des disciplines qui permettrait d’aboutir à l’établissement d’un protocole standard de fécondation. Afin de mettre le maximum de chances de son coté, en réduisant les délais d’application, Dale avait fait approuver l’option de fusionner  les noyaux de deux ovules. Elle avait obtenu sur l’animal des taux de réussites proches de ceux de la fécondation traditionnelle in vitro en partant du noyau des ovules. Depuis un mois elle épluchait les résultats des tests génétiques, des analyses biologiques et des questionnaires médicaux et psychologiques d’une centaine de jeunes chicanos.

Magdalena Sanchez se tenait en face d’elle, souriante, ferme, magnifique. Dale avait vu ses photos et analysé son dossier dans le détail, en particulier les tests de personnalité. Elle avait un a priori positif. Il fut confirmé.

-         Bonjour docteur Tropp.

-         Bonjour Magdalena, vous êtes observatrice, c’est bien, asseyez-vous, nous avons à parler toutes les deux.

-         Vous me prenez ?

-         C’est pour le savoir que je vous ai fait venir. Je dois vous expliquer ce que nous voulons, et surtout savoir ce que vous voulez.

-         Je veux être prise, je ne veux rien d’autre.

-         Vous êtes motivée, tant mieux, et volontaire, parfait, mais ce que je veux savoir c’est qui vous êtes, ce que vous aimez, vos projets les plus chers, etc.

-         Mes projets ? Vous savez à Tijuana on n'a pas de projet ; mes frères et moi on vit tout juste au jour le jour. C’est..., c’est aux État s-Unis que j’aurai des projets.

-         Vous vivez avec vos frères ?

-         Oui.

-         Et vos parents ?

-         Ils sont restés à Monterey, ils sont vieux. Nous avons essayé souvent d’entrer aux État s-Unis, Federico, Paolo et moi, mais ça n’a jamais marché.

-         Pourquoi voulez vous vivre aux État s-Unis ?

Magdalena hésitait à considérer Dale comme une idiote. Tijuana était aux portes de l’Eldorado et ses habitants partageaient tous le même rêve, palper l’or du pays doré.

-         Pour vivre tout simplement !

-         Que seriez vous prête à faire pour être admise aux État s-Unis ?

-         N’importe quoi.

-         Vraiment ? Tuer, voler, vous prostituer ?

-         Non, je ne sais pas, pas tuer. Voler peut-être. Rien de sale, mais tout ce que je pourrai faire d’honnête.

-         Voler c’est honnête ?

-         Je pourrais toujours rembourser. Oui, je serais prête à voler.

-         Vous parlez parfaitement anglais, c’est à l’école que vous avez appris cette langue ?

-         Oui, et surtout au cinéma.

-         Vous avez dix-neuf ans, est-ce que vous avez un petit ami ?

Magdalena se sentit rougir. Elle baissa les yeux.

-         Paolo n’aimerait pas.

-         Votre frère n’aimerait pas ?

-         Non, il dit que tous les garçons du quartier sont des voyous.

-         Et si vous étiez enceinte, qu’est-ce qu’il dirait ?

-         Je crois qu’il me battrait, et qu’il essaierait de tuer le père. Sauf peut-être s’il était très riche.

Elles rirent ensemble de cette perspective.

-         Vous aimeriez avoir un enfant ?

-         Quand je pourrai les élever j’aimerais avoir beaucoup d’enfants. Au Mexique, c’est trop dur.

-         Vous savez que si vous accouchiez aux État s-Unis votre enfant serait américain et vous pourriez vous faire naturaliser ?

-         Bien sûr ! Pourquoi me demandez-vous ça ?

-         Est-ce que vous avez entendu parler des mères porteuses ?

-         Oui, ce sont des femmes qui louent leur ventre pour le compte d’autres femmes qui sont stériles.

-         Bien. Seriez vous prête à faire cela pour devenir américaine ?

Magda explorait le plafond, ne sachant quoi répondre ni quoi penser d’une telle proposition. Elle réfléchit presque une minute avant de dire :

-         Peut-être, mais ça doit faire très mal d’abandonner un enfant qu’on a porté pendant neuf mois. A vrai dire je ne sais pas. Je ne pense pas que Paolo serait d’accord.

-         Oui, ça doit faire mal. Seriez vous prête à avoir un enfant dont vous ne connaîtriez pas le père, je veux dire dont vous ne connaîtriez jamais le père, un enfant qui serait le vôtre et que vous garderiez ?

-         Qu’est ce que c’est que ça ? On me payerait pour ça ? Pourquoi ?

-         En admettant qu’on vous paye pour cela, et même que votre enfant naisse aux État s-Unis, seriez vous prête à devenir une mère célibataire ?

-         Plus de la moitié des filles que je connais sont mères célibataires.

-         Et vous, qu’en pensez-vous ?

-         Ce qui compte c’est d’avoir de quoi élever ses enfants.

-         Ca peut s’arranger.

-         Vous me proposer de devenir américaine et d’avoir de quoi faire vivre une famille en acceptant seulement d’être fille mère ?

-         Si cette éventualité ne vous fait pas peur Magda, je vais vous expliquer de quoi il s’agit.

-         Me faire peur ? Mais c’est un rêve !

-         Voilà, nous recherchons toujours de nouvelles méthodes pour permettre aux couples stériles d’avoir des enfants. Pour cela nous devons effectuer des quantités d’essais, tout d’abord en laboratoire, puis sur des animaux, et enfin chez l’homme. Les laboratoires qui s’occupent de ces questions sont en concurrence, aux État s-Unis, en Europe, un peu partout dans le monde. Ce qui est le plus long, c’est d’obtenir les autorisations, voyez-vous, et le temps c’est de l’argent comme vous savez. Alors notre laboratoire est prêt à vous faciliter une insertion de l’autre côté de la frontière si vous acceptez de participer à son programme, parce que ça lui fera gagner beaucoup de temps.

-         Dites-moi, qu’est-ce que je risquerais ?

-         A vrai dire pas grand chose. Si l’expérience réussit et que vous menez une grossesse à terme, nous ferons ce que je vous ai dit. Si l’expérience échoue, vous aurez été payée pendant toute la durée des essais. Pour votre santé vous ne risquez rien, tout du moins rien de plus que toutes les femmes qui attendent un bébé.

-         Et qui serait le père ?

-         Vous ne le saurez jamais. Ce dont je puis vous assurer, c’est que votre enfant n’aura pas à craindre de maladies génétiques, et que ses parents seront parfaitement sains.

-         Paolo ne voudra pas.

-         Vous pouvez ne pas le lui dire, l’Institut vous hébergera jusqu’à votre accouchement et vous transfèrera quelques jours avant dans une clinique de San Diego. Vous pourrez téléphoner à votre famille tous les jours si vous le souhaitez et leur faire parvenir la part de vos salaires que vous souhaiterez leur donner.

-         Quand est-ce que je devrais commencer ?

-         Demain. Vous avez toute la journée et toute la nuit pour réfléchir Magdalena. Si vous ne revenez pas demain matin avant dix heures nous ne nous reverrons plus. Si vous revenez demain nous signerons un contrat et vous serez notre chouchoute pendant au moins un an.

-         Et si je veux arrêter avant ?

-         Vous le pourrez, ce sera prévu dans nos accords, vous resterez libre jusqu’au bout ; nous vous expliquerons tout et vous déciderez à chaque instant de poursuivre ou pas.

Avant de raccompagner Magda et après lui avoir demandé de garder le secret le plus absolu, Dale lui fit lire le contrat et lui expliqua chacune des clauses qu’elle ne comprenait pas bien. Dale sentait confusément que cet entretien changerait sa vie.

Le chauffeur attendait dans le jardin du Lagon II. Un attaché de l'ambassade et le patron local de l'ORSTOM étaient venus prendre le petit déjeuner en compagnie de Françoise et Luc. L'attaché assisterait à la réunion prévue à neuf heures au building administratif où l'ORSTOM serait représentée par le chef du secteur des recherches agronomiques.

La voiture les conduisit avenue Roume. Ils descendirent sous le porche abrité de l'entrée d'apparat. Un planton les accompagna au septième étage et les fit pénétrer dans une salle de conférence feutrée. Autour d'une table en bois massif, vide en son centre, et de forme elliptique, étaient disposés une trentaine de fauteuils en cuir. On apercevait la mer par les grandes baies vitrées sur tout un angle de la pièce. A gauche se dessinait l'île de Gorée, à droite dans le prolongement du cap Manuel on devinait les orgues de basalte de l'îlot Sarpent. Les averses de pluie formaient de temps à autre un rideau d'une telle opacité que le paysage s'effaçait.

Un groupe d'hommes, vêtus pour la plupart d'un costume de toile à manches courtes, la chemise faisant office de veste, quelques-uns, les plus jeunes, portant cravate et chemise blanche, discutait en buvant des cafés. Les secrétaires, avec une certaine nonchalance, allaient chercher dans une pièce contiguë les tasses qu'elles remplissaient avec une petite machine expresso.

L'attaché présenta Françoise et Luc au représentant de l'ORSTOM, puis à chacun des participants. Le ministre de l'Agriculture n'était pas encore arrivé, ni le secrétaire d'État  près du ministre de l'Intérieur chargé de l'administration territoriale. La FAO était représentée par un chargé de mission, les ministères de la Santé, de la Recherche, de l'Information, du Tourisme, avaient dépêché plusieurs délégués. Le directeur de cabinet du ministre de l'Agriculture était entouré d'une dizaine de chefs de services. Françoise fut surprise de rencontrer le premier attaché de l'ambassade de la République populaire de Chine, et le président de la Chambre de commerce de Dakar. On attendait les ambassadeurs des pays voisins, ou à tout le moins des représentants patentés, mais aucun ne prit la peine de répondre à l'invitation qui lui avait été faite. La période d'hivernage y était peut-être pour quelque chose, de nombreux responsables préférant passer leurs vacances dans la relative fraîcheur des pays européens.

Nombre de conversations se tenaient en wolof, et le mot "mbaam" y revenait en leitmotiv. Le directeur de cabinet pria les secrétaires de placer les participants autour de la table. Françoise s'assit à l'extrémité de l'ovale, à la droite du fauteuil vide du ministre, Luc à sa droite, suivi du représentant de l'ORSTOM. Le directeur de cabinet plaça l'attaché de l'ambassade de Chine à sa gauche et prit place en face de Françoise.

-         Madame Garnier, Monsieur le Ministre ne devrait plus tarder, voulez-vous qu'en attendant nous examinions l'ordre du jour ?

Il tendit une feuille à son vis-à-vis, pendant que les secrétaires procédaient à la distribution.

Chacun disposait d'un sous-main, sur lequel on avait posé un bloc vierge et un stylo. Devant chaque fauteuil, une bouteille d'eau minérale et un verre. La climatisation centrale fonctionnait bien, il faisait même un peu trop froid.

Les attachés-cases et les serviettes s'ouvraient, des dossiers prenaient place sur la table. Lorsque le ministre entra dans la salle, les conversations s'éteignirent et tout le monde se leva. Un planton ferma la porte.

-         Bonjour mes chers amis, asseyez-vous, je vous en prie.

Il salua ses voisins les plus proches et adressa des signes à quelques personnes éloignées.

-         Avez vous fait bon voyage, chère madame ?

Françoise concentrait les regards de l'assistance. Elle fit une réponse souriante, en remerciant son hôte d'avoir si vite accepté d'organiser la réunion. Le ministre fit face à l'assistance et prit la parole.

-         Nous sommes ici pour initier un plan d'action contre ce qui pourrait bien devenir un cataclysme national et même international. Par malheur pour notre pays, c'est au Sénégal que s'est déclenchée l'épizootie porcine dont il semble que de nombreuses nations soient désormais affligées. Les quelques semaines d'antériorité dont nous bénéficions, si l'on peut dire, nous imposent d'être les premiers à mettre en place les moyens d'investigation, d'analyse, et de lutte, qui permettront de connaître, de comprendre, et d'annihiler cette nouvelle plaie. Je vous ai réunis pour que vous dressiez l'historique de ce qui s'est passé depuis le seize juillet. Vous noterez au passage que la première alerte nous fut donnée il y a moins d'un mois et que les différentes instances ont réagi avec une extrême célérité. Je souhaite que dans un deuxième temps les représentants des organismes nationaux et internationaux expriment leurs avis sur la marche à suivre. Un communiqué final devra être rédigé à l'issue de cette réunion d'experts, dont nous considérerons qu'il constituera l'acte fondateur de notre coopération future.

Luc lissait sa moustache. Il se disait qu'il aimait bien le ronron des discours bien huilés.

-         Monsieur le secrétaire d'État , c'est à vous.

Un petit homme devint le centre d'attention de toute l'assemblée. Il toussa, se pencha en signe d'assentiment et se tourna vers le ministre.

-         Monsieur le ministre, mesdames et messieurs, la première information concernant l'épizootie qui nous vaut d'être réunis aujourd'hui nous est parvenue le 16 juillet. Pour plus de précision, le fax émanant du village de Fadiouth est arrivé sur le bureau des affaires vétérinaires le 17 juillet. Nous devons nous féliciter de la réaction très responsable de ce service dont le chef a immédiatement diligenté une enquête sur le terrain. Le 19 juillet, la commission vétérinaire basée à Fatick s'est rendue sur place et a pu communiquer au ministère de l'Agriculture le résultat de ses constatations.  En l'absence de Monsieur le Ministre, son directeur de cabinet, monsieur Ibrahim Fall ici présent, a émis une note d'information à l'attention tant des divers services administratifs concernés que des organismes de recherches sénégalais aussi bien qu’internationaux dont les missions pouvaient avoir à faire avec le problème rencontré. C'est au reçu de cette note d'information que le 25 juillet la direction de l’IRD, en relation avec le ministère de l'Agriculture et celui de la Recherche a provoqué une réunion à laquelle un représentant du ministère de l'Intérieur fut convié. Une cellule spéciale fut créée, qui reçut l'appui de la délégation régionale de la FAO. Le 27 juillet, les structures d'une mission spéciale de prévention et d’évaluation épidémiologique étaient définies. Au tout début du mois d'août les agents détachés par les diverses parties prenantes étaient à pied d'œuvre. Depuis cette date les informations circulent entre les différentes instances nationales et internationales, les instruments de collecte de cette information et les outils nécessaires à son analyse sont affinés. Le gouvernement sénégalais ainsi que l'ensemble de l'administration à tous les échelons du pays sont pleinement impliqués. Nous avons constaté avec satisfaction que nos homologues français appréciaient notre organisation et souhaitaient participer aux actions que nous avions déjà entreprises. Nous leur en sommes reconnaissants. Pour la partie purement technique des opérations coordonnées par la cellule spéciale, je passerai la parole à monsieur le chargé de mission de la FAO auprès de notre gouvernement, M. Lewis.

Luc n'avait pas fini de se lisser les moustaches. Les auto-satisfecit que se décernent à plaisir les autorités de tous poils faisaient se hérisser les siens ; il en avait l'habitude et avait en une sorte de contre-pied symbolique pris celle de se lisser les bacchantes.

Lewis portait une chemisette bleue à grosses rayures jaunes, et une cravate rouge également rayée de jaune. Il montrait un peu d'embonpoint et son visage exprimait la jovialité d'un bon vivant. Son rôle de répartiteur de subventions lui valait d'être courtisé par bon nombre de dirigeants politiques ou économiques en Afrique de l'Ouest. Il n'en avait cure et disait oui ou non avec la même bonhomie. Son français n'avait pas été débarrassé d'un accent péché à Brooklyn, ni des confusions entre masculin et féminin, dont certains se demandaient s'ils ne les cultivait pas par coquetterie.

Françoise et Luc, informés de l'essentiel par le représentant de l'ORSTOM au petit déjeuner, n'attendaient aucune révélation de cette réunion à laquelle ils étaient contraints d'assister. Lewis se pliait au formalisme de cette mini-conférence sans plus d'enthousiasme. Son discours fut bref et consista essentiellement à introduire le rapport du chef du secteur des recherches agronomiques de l'ORSTOM après l’évocation de l’intervention de la FAO en Côte d’Ivoire et au Bénin au cours des années 1996 et 1997. En Côte d’Ivoire plus de cent mille porcs avaient dû être abattus après que vingt mille autres aient été tués par la PPA ( peste porcine africaine).

Paris avait eu communication depuis le début des événements du moindre élément d'information relatif à la maladie. Personne au Sénégal ne semblait disposer de renseignement inédit. L'ORSTOM-IRD avait pu détacher un seul, ou plus précisément une seule spécialiste en épidémiologie sur le site. Son action consistait à répondre aux demandes d'information des autorités vétérinaires et sanitaires à Dakar, tout en essayant de préciser les chartes d'intervention des agents des collectivités locales en matière de collecte de l'information et en transmettant aux sièges français des administrations les synthèses et les échantillons prélevés. L'habillage verbal trompait qui souhaitait se laisser abuser, mais l'action effective se résumait à presque rien. Une équipe était en place dans le Siné Saloum, un certain Malik Diop et une certaine Claire Alliot. Point.

Françoise se sentait oppressée de constater le décalage extravagant qui existait entre la gravité de la situation, la réelle prise en compte de cette gravité en Europe, et l'indigence des moyens mis en place autour du premier foyer de l'épizootie. Elle écoutait les interventions, pleines de suffisance, des membres de l'assemblée, comme si tout à coup elle était entrée dans un univers de peu de réalité.

Mbaam ! Porc !

Chaque petit chef de service voulait mettre en avant les grands mérites de son administration. Les prises de parole se succédaient, sans contenu pertinent. Vers onze heures le représentant de l'ambassade de Chine, qui se trémoussait dans son fauteuil depuis longtemps déjà, se pencha vers le chef de cabinet, lequel s'adressa en aparté au ministre. Lorsqu'il eut la parole le Chinois toussota, observa un à un les participants sans dire un mot. La curiosité insatisfaite que provoquait cette attente rendit chacun plus attentif et la première phrase qui fut prononcée fut reçue par tous comme un rappel aux choses sérieuses.

-         La Chine compte environ quatre cents soixante-dix millions de porcs.

L'attaché laissa planer un silence avant de reprendre.

-         Notre cheptel représente à peu près quarante-sept pour cent du cheptel mondial. Nous avons un porc pour trois habitants.

Il fit silence à nouveau, tous les visages étaient tendus vers lui.

-         Le premier foyer de l'épizootie est apparu dans la région de Canton il y a environ une semaine. Notre pays est disposé à mettre à la disposition du vôtre les hommes, les équipements, et les fonds qu'il faudra pour participer aux recherches que vous avez déjà commencées. Nous sommes concernés au premier chef, nos investissements seront fixés en conséquence.

Françoise profita du silence qui suivit pour déclarer :

-         La France, avec douze millions de porcs, soit à peu près un porc pour six français, considère l'épizootie qui l'atteint également depuis quelques jours comme un fléau dont il est encore difficile d'imaginer les conséquences. Ces conséquences concerneront quoi qu'il en soit l'ensemble du monde, y compris les pays essentiellement musulmans, et même Israël où l'élevage porcin s’il n’est pas encouragé représente une réalité. C'est à la communauté internationale de prendre en charge la lutte contre cette maladie. La FAO l'a bien compris qui participe depuis le début à l'action conjuguée du Sénégal et de la France.  Il devient impératif que se tienne dans les jours à venir un colloque auquel tous les spécialistes de l'élevage porcin, de l'épidémiologie vétérinaire, de la médecine participeront sous l'égide de l'organisation des nations unies. La France est prête à accueillir cette conférence.

Le ministre ne montra aucun désagrément du tour que prenait la réunion et du manque de formalisme dont venaient de faire part les deux derniers intervenants.

-         Madame Garnier, M. Chow, M. Lewis, nous vous remercions des aides et des propositions d'aides que vous nous apportez. Le Sénégal, avec trois cent quatre-vingt-dix mille porcins, est concerné malgré tout autant que vous. En effet les porcs du Sénégal sont concentrés dans quelques zones du territoire national où ils représentent une part prépondérante de l'économie locale. Le drame qui nous atteint est d'autant plus insupportable que nous sommes les premiers à être touchés et que nous ne pourrons pas bénéficier d'une expérience qui n'existe pas. On peut dire que notre pays fait les frais d'une expérience qui risque de ne pas lui servir autant qu'elle servira aux autres. C'est pourquoi nous nous réjouissons de votre volonté de collaboration et nous pouvons affirmer que les programmes de participation qui nous seront présentés seront examinés avec bienveillance et diligence. Nous souscrivons entièrement au souhait exprimé par Mme Garnier de voir organisée aussi vite que possible une conférence internationale. Nous ferons parvenir une demande dans ce sens par notre ambassadeur aux nations unies.

Le débat s'acheva rapidement après que fut rédigé un communiqué établi sur la base des propositions chinoises et françaises. Françoise, Luc et M. Chow, firent part de leur intention d'assister à la réunion qui devait se tenir le soir même à Thiès. Par le biais de l'ambassade, le quai d'Orsay fut avisé dans l'heure, ainsi que le ministère de la Recherche. La commission interministérielle fonctionna selon les instructions transmises par Françoise. Le Premier ministre avalisa l'idée de réunir une conférence à Paris ; la diplomatie et les ministères impliqués prirent en charge ce projet sans perte de temps.

Après leur passage à l'ambassade, il était une heure de l'après-midi et la pluie s'était brusquement arrêtée. Luc demanda au chauffeur de les conduire au port. Ils avaient décidé de prendre la chaloupe de Gorée afin de déjeuner à l'auberge du Chevalier de Boufflers. Ils disposaient de tout leur temps avant de prendre la route de Thiès. La réunion avait été fixée à dix-huit heures et Thiès n'était qu'à soixante-dix kilomètres de Dakar. Les ouvriers du port s'assemblaient devant les gargotes dressées sur les trottoirs en face du "marché aux voleurs". Ils pouvaient pour quelques centaines de francs CFA se restaurer pendant la pause de midi. Tiep bou dien, fritures de poissons, acras, pastels, boulettes, niama-niamas divers. Chacun selon sa fortune pouvait boire de l'eau, du thé, du seven-up, de la bière ou du vin de palme. Certains fumaient du yamba, presque tous mâchaient des noix de cola. L'air était embaumé des effluves de cette restauration, auxquelles se mêlaient des parfums de mer, de gazole, celui des fleurs de frangipanier, que concurrençaient les fragrances cosmétiques des femmes en partance pour Gorée. Souvent les plus parfumées étaient aussi les plus artificiellement blanchies, les utilisatrices du Khessal qui rend le teint "clair".

Luc parlait d'abondance, expliquant à Françoise les scènes qu'elle découvrait, lui donnant les noms, l'informant des usages. L'embarcadère se situait en face de la gare, en prolongement du port de commerce, entre les services de la petite batellerie et le môle n° 1. Elle manifestait une insatiable curiosité, un enthousiasme gourmand, ce qui les rendait volubiles tous les deux. Des gamins venaient lui proposer des montres Cartier ou des sacs Vuitton made in china. Trois mots en wolof prononcés par Luc les éloignèrent. Les plus petits s'approchaient dès que la surveillance des grands pouvait être trompée pour quémander quelques francs. On déchargeait la chaloupe de ses passagers et de ses marchandises. La passerelle ne suffisait pas au débarquement, et les passagers les plus acrobates sautaient du bastingage vers le quai.

Le débarquement sur la jetée de Gorée ne fut pas mieux ordonné. Les enfants de l'île avaient l'habitude de gagner quelques pièces en allant récupérer celles que les passagers leur jetaient dans la mer. Les plongeons spectaculaires de la proue du bateau méritaient bien cette récompense. L'auberge du Chevalier de Boufflers dominait l'anse du port du côté opposé à la maison d'où tant d'esclaves partirent jadis pour de malheureux exodes transatlantiques. Le rouge des maisons de Gorée tranchait comme la couleur d'un fruit sur le bleu profond du ciel d'après la pluie. Des bougainvillées, des hibiscus, quelques arbres, des figuiers, des agaves, et le chatoiement des boubous, comme les courses et les jeux des enfants sur la plage, manifestaient la vigueur d'une île qui ne pouvait se contenter de son statut de mémorial.

-         Qu'avez vous pensé de cette réunion. Luc ?

-         Rien d'inattendu, sauf  la présence de ce M. Chow. Les autres jouaient le jeu habituel du décolonisé assisté qui attend la manne de l'étranger, se soucie peu de la réalité en dehors de celle des subventions qu'il pourra peut être utiliser à son profit. Mais il n'y aura pas de blocage.

-         Il n'y a pas eu non plus d'autre avancée que l’engagement chinois.

-         Vous pensez sérieusement que nos propres administrations sont bonnes sur tous les coups ? N'oubliez pas les chiffres. Cette affaire ne concerne qu'une minorité chrétienne. Ici le porc ne peut pas fédérer les énergies.

Le portable de Françoise sonna et le numéro de ses beaux-parents en Bretagne apparu sur l'écran.

-         Allô! Etienne ?

-         Françoise, salut, il fait un temps radieux, tu viens ce week-end ?

-         Je crains que non. Un colloque international doit se dérouler en fin de semaine prochaine à Paris, je ne vais pas avoir une minute à moi.

-         Bon, profite bien de tes vacances, à bientôt.

Il raccrocha sur cette petite muflerie parfaitement injustifiée. Néanmoins Françoise ressentait quelque culpabilité à déjeuner comme en touriste avec un homme chez qui, de surcroît, elle n'entrevoyait pas la possibilité qu'il fasse preuve de la moindre mesquinerie. Elle comparait Etienne à Luc alors qu'elle ne se sentait pas le droit de mettre l'un et l'autre en balance. Son expression dut trahir une certaine contrariété car Luc entreprit de la distraire avec autant de légèreté que d'empressement. Les gambas grillées baignaient dans une marinade yassa. On leur avait servi un vin gris de Boulaouane, glacé. Françoise sut vite avec l'appétit, retrouver son enthousiasme et sa prestance habituelle.

Une autre chaloupe accostait, les gamins plongeaient. Les vendeurs de souvenirs s'éventaient. Des pirogues de pêche se balançaient, jaunes, vertes, ornées de figures géométriques, de personnages, de noms. Quelques enfants se baignaient et jouaient autour d'une chambre à air de camion. La serveuse apporta un poisson entier, présenté comme s'il pouvait encore nager sur un lit de riz et de salades qui évoquait les fonds marins. Le poisson à la Saint-Louisienne est entièrement vidé de sa chair et de ses arrêtes avant d'être regarni des filets et d'une farce, puis recousu. Les yeux de Luc pétillaient du contentement de faire connaître à Françoise la finesse de cette recette sénégalaise. Son air de baroudeur sybarite la fit rire.

-         Vous prenez toujours la vie du bon côté, n'est ce pas ?

-         Connaissez-vous une autre manière d'être heureux ? On naît comme ça, en fait on naît plus ou moins heureux, et on reste au niveau de bonheur que notre configuration génétique a fixé.

-         Si ça n'est pas du fatalisme ! Vous avez une philosophie désespérante.

-         Il ne s'agit pas d'une philosophie mais d'un constat. Je ne nierai pas que les conditions de vie, les situations disons, puissent avoir une incidence sur le plus ou moins de bien-être qu'on ressent, mais fondamentalement on est ou on n'est pas heureux, « de naturae ». Ce que j'affirme est d'ailleurs en passe de devenir une vérité scientifique, renforcée chaque jour par de nouvelles études.

Ils échangèrent leurs points de vue pendant tout le déjeuner, puis continuèrent de discuter en parcourant les venelles de l'île jusqu'au départ de la chaloupe. Luc avait l’air de s’amuser de tout. Quand il regardait Françoise, il arborait un sourire de gentillesse bonhomme. Quand il l’écoutait, il était attentif comme si sa moindre parole pouvait le captiver ; elle le trouvait de bonne compagnie.

A seize heures le chauffeur les attendait devant l'embarcadère pour les conduire à Thiès. La circulation était dense, les camions, les cars rapides, des taxis déglingués, des voitures dont les moteurs fumaient, des cyclos, des charrettes à chevaux, des vélos, tout un cortège emmêlé avançait par à coups sur le boulevard de l'Arsenal et la route de Rufisque. Des vendeurs se frayaient un chemin entre les véhicules afin de proposer des journaux, des cigarettes et toutes sortes de marchandises. Pour s'abstraire de la cohue ils empruntèrent la route de Niayes, la route des jardins. Sur de minuscules parcelles une famille creusait un puits en forme de cratère dans le sable, profond des trois ou quatre mètres suffisant pour atteindre la nappe phréatique et pouvoir irriguer ses quelques arpents de culture. Les salades poussaient en quelques jours, et tous les légumes, dans un sol sableux, arrosé seau par seau, et enrichi d'excréments. Sur le bord de la route se dressaient les étals où les femmes vendaient la production.

Ils aperçurent plusieurs cadavres de porcs jetés près d’un bûcher sommaire où brûlaient déjà des carcasses. Ceux qui s’affairaient à l’entour portaient un tissu noué sur la bouche et le nez. Malgré la climatisation de la voiture ils furent saisis par l’odeur de la crémation.

27 février 2007

xx power 5

Il leur fallut près de deux heures pour gagner Thiès. La salle communale était déjà ouverte. Des centaines de chaises faisaient face à une estrade où l'on avait installé un micro sur pied devant un lutrin. Le chef du secteur des recherches agronomiques de l'ORSTOM, qu'ils avaient rencontré au ministère le matin était en grande discussion avec Monsieur Chow. Plusieurs fonctionnaires qui assistaient aussi à la réunion du matin, étaient assis au premier rang. La salle se remplissait d'inconnus qui bavardaient par petits groupes ou allaient d'un groupe à l'autre faire leurs salutations. Françoise et Luc s'assirent au deuxième rang, après avoir été présentés aux responsables du projet qu'ils ne connaissaient pas encore, dont Claire et Malik. Claire siégeait derrière une table sur l'estrade où Malik l'aidait à collecter et classer les formulaires qu'ils avaient distribués les jours précédents. Les participants les leur avaient remis en arrivant, et elle entrait immédiatement les données dans son ordinateur afin de pouvoir disposer d'une synthèse avant son intervention.

Lorsque Marie leur avait présenté le rapport qu’elle avait établi, ils en étaient restés bouche bée. Ils se demandaient comment en si peu de temps elle avait pu recueillir et mettre en forme ses informations d’une manière aussi pertinente.

-       Marie, vous avez fait un travail remarquable.

-       Merci, ça n’est pas vraiment remarquable, mais je n’ai rien affirmé qui ne soit pas vérifié.

-       Vous avez procédé comme une professionnelle, il faut que nous donnions votre travail en exemple. Marie, j’aimerais que vous le présentiez vous-même à l’assemblée.

-       Mais, je n’ai aucune autorité pour présenter quoi que ce soit.

-       Bien sûr que si, vous l’avez dit vous-même toutes vos informations sont vérifiées. Et votre méthodologie doit servir de modèle. Le repérage en latitudes et longitude est une excellente idée.

A dix-huit heures trente, tous ceux qui avaient été convoqués étaient arrivés, un brouhaha couvrait les voix, et il fallait élever le ton pour se faire entendre.

Le représentant du ministère de l'Agriculture prit place derrière le micro qu'il tapota avant de prendre la parole.

-       Silence s'il vous plaît.

-       Mesdames, Messieurs, bonsoir. Je vous remercie d'avoir répondu si nombreux à notre appel. Que vous soyez fonctionnaire ou que vous fassiez partie de la société civile, votre emploi nous a conduit à vous demander de participer dans l'urgence à notre travail. Une plaie s'est abattue sur notre pays et menace le monde. Premiers touchés, nous devons être les premiers à réagir. Je réitère  l'exhortation que M. le ministre vous a lancée au nom du gouvernement, à agir en pleine et entière coordination avec toutes les instances de l’État  et des offices internationaux concernés. Je remercie de sa présence dans la salle en tant qu’observatrice, Mme la sous- secrétaire d’État à la Recherche du gouvernement français, Mme Françoise Garnier.

Il quitta le podium où le représentant de l'ORSTOM-IRD vint le remplacer.

-       L’IRD dépend du ministère français de la recherche , ainsi que du ministère de la coopération. Nous développons depuis de nombreuses années des programmes liés à la pêche, l'agriculture, la santé, la météorologie, en étroite liaison avec les chercheurs sénégalais. C'est pourquoi il a semblé naturel tant au gouvernement du Sénégal qu'à la FAO de nous mandater pour poser les premiers jalons de l'enquête épidémiologique sur la maladie porcine qui se développe en ce moment. Depuis un peu plus d'une semaine nous tentons de récolter les informations éparses concernant cette maladie, tout en élaborant des protocoles qui permettront aux chercheurs du monde entier de profiter de ces informations. Nous devons constater que seule la mission du Sine Saloum , dirigée par une spécialiste de l'épidémiologie, Melle Claire Alliot , a été en mesure de dresser un tableau clair de la situation. Les autres missions nous ont communiqué des informations parcellaires, non chiffrées ou non vérifiées. La présente réunion doit permettre à chacun des chefs de mission de bien intégrer le niveau de rigueur qu'exige notre étude. Elle doit également permettre à tous ses participants de prendre la mesure des implications de la maladie et des méthodes qu'il convient d'appliquer pour la cantonner et si possible l'éradiquer. Je demanderai dans un premier temps à Mademoiselle Alliot, en tant que spécialiste de la question, de vous faire un bref exposé sur les notions élémentaires de sa discipline, l'épidémiologie. Dans un deuxième temps elle dressera le bilan des constatations qu'elle a déjà pu faire. Nous consacrerons la fin de cette réunion à arrêter les procédures qu'il vous reviendra de suivre au cours des prochains jours ainsi qu'à définir les responsabilités quant aux mesures d'ordre sanitaire qu'il conviendra d'appliquer.

Alors que Claire se dirigeait vers le micro, Malik imprima les tableaux des données récoltées ainsi que les graphiques permettant de rendre leur signification accessible à tout l'auditoire.

Il s'appliqua à recopier ses feuilles sur un grand paper-board pendant que Claire commençait son allocution.

-       Ceux d'entre vous qui sont familiers des questions de santé publique, médecins, infirmières, vétérinaires, m'excuseront de rappeler des principes qui leur sont bien connus. Pour les autres j'aimerais, sans entrer dans le détail, donner quelques éléments de base en ce qui concerne la transmission des maladies et les moyens de lutte contre ce qu'on appelle épizootie.

L'épizootie est à l'animal ce que l'épidémie est à l'homme, de la même manière qu'on parle d'épizootiologie pour l'animal et d'épidémiologie pour l'homme. J'utiliserai ce dernier terme indifféremment pour l'un et pour l'autre. Ce qui caractérise une épizootie, c'est la rapidité et l'ampleur de la propagation de la maladie. Nous devons craindre en ce qui concerne la maladie des porcs d'avoir malheureusement à utiliser le terme de panzootie qui fait référence à un envahissement mondial.

Devant une épizootie on doit rechercher le ou les vecteurs de transmission de la maladie, de manière à prendre les mesures prophylactiques appropriées.

Nous avons à faire à un cas redoutable, car non seulement nous ignorons les voies qu'emprunte l'agent pathogène pour infester le cheptel, mais nous ignorons tout de cet agent pathogène, s'il s'agit d'une bactérie, d'un virus, d'un prion, si le microbe encore inconnu est un parasite de l'animal ou s'il persiste dans le milieu extérieur.

Les modalités de la contagion peuvent être nombreuses, plusieurs modalités peuvent coexister, il peut exister une chaîne de transmission, et même plusieurs chaînes de transmission possibles. Ainsi la contagion peut s'opérer par voie sexuelle, mais aussi bien par l'air, par l'eau, par l'alimentation, par des insectes. Il peut exister des réservoirs de l'agent pathogène qui peut passer par plusieurs espèces animales avant de se manifester chez le porc. N'oublions pas que la transmission à, et par l'homme ne peut non plus être exclue.

Au cours des six années qui s'écoulèrent avant 1920 quatre-vingts pour cent des troupeaux de la corne de l'Afrique furent détruits par une épizootie de peste bovine. Vous pouvez imaginer les conséquences économiques de cette maladie, les famines qu'elle engendra. Vous savez que la peste porcine africaine -PPA- s’est manifestée au cours des cinq dernières années en Côte d’Ivoire, au Bénin, au Togo, entraînant l’abattage du cheptel entier de certaines régions. Au début des années 90 c’est un million deux cent mille porcs qu’il fallut abattre en Belgique. Il s’agissait là aussi de peste porcine.

Aujourd'hui nous sommes dans la plus totale obscurité. A quelle maladie avons-nous affaire, comment en déceler les signes avant- coureurs, comment la traiter, comment la circonscrire, comment l'enrayer ? Nous n'en savons rien. Quelle est sa rapidité de propagation ? Nous le saurons bientôt grâce aux informations que vous avez collectées et que vous collecterez au cours des semaines à venir. Quelle est la virulence de la maladie, existe-t-il des animaux résistants ? Pourquoi ne touche-t-elle que les porcs mâles ?

Il nous faut répondre à toutes ces questions, le plus précisément et le plus rapidement possible. L'économie de la région est en jeu, et c'est déjà grave.

Nous ignorons si la santé des hommes peut être atteinte, et ce seul doute est encore plus grave.

Nous ignorons l'étendue géographique du désastre naissant, mais si la Chine et la France sont déjà touchées il est à craindre que les foyers se multiplient un peu partout. Pourquoi une telle coïncidence de l'apparition de la maladie en des lieux si éloignés ? Il faudra également répondre à cette question.

Vous êtes réunis aujourd'hui pour constituer le premier noyau de mobilisation contre une peste moderne - dont les conséquences néfastes sont impossibles à mesurer - mais dont on peut craindre qu'elles soient incommensurables.

En effet, M. Chow ici présent pourrait vous parler du poids considérable que représente l'élevage porcin dans l'économie chinoise. Si l'on exclut les pays où pour des raisons d'interdit religieux le porc n'est pas consommé, c'est à dire Israël et les État s à forte majorité musulmane, on peut dire que pour les quatre cinquièmes du monde, le porc est vital. Un seul chiffre vous permettra de vous représenter la gravité des faits. Il y a sur terre aujourd'hui un cochon pour six hommes, chiffre auquel il convient d'ajouter les sangliers et autres suidés sauvages.

Claire s'assura du regard que Malik avait achevé la transcription des données recueillies sur le paper-board.

-       Nous allons examiner les premiers chiffres dont nous disposons grâce à vous sur la progression de la maladie dans le Sine Saloum depuis l'apparition des premiers cas.

Elle commenta graphiques et tableaux où étaient recensés les troupeaux existant avant l'épizootie, la taille de chacun, le nombre de troupeaux touchés, le pourcentage atteint dans les troupeaux concernés, les dates des mortalités du premier animal touché dans un troupeau puis du second et ainsi de suite.

De nombreux troupeaux avaient manifestement été épargnés. En revanche parmi les troupeaux touchés il apparaissait que la progression de la maladie était rapide.

Dix jours après le premier cas constaté dans un troupeau, quinze pour cent du cheptel mâle avait succombé. A Fadiouth avec un recul de trois semaines, la proportion du cheptel mâle atteint était de dix-huit pour cent.

Tout au long de son exposé Claire avait pris place près de Malik devant le paper-board. Leur connivence était manifeste, tant dans leurs gestes que dans les regards qu’ils se portaient. A l’issue de sa péroraison Claire eut l’élégance de l’associer pleinement au travail dont elle s’était faite porte-parole.

Elle demanda ensuite à Marie de venir les rejoindre sur l’estrade et présenta sa collaboration comme étant exemplaire.

Marie Diouf avait dressé une carte de l'île de Fadiouth et des bolongs qui l'entouraient afin de situer les troupeaux selon leur taille et selon leur degré d'atteinte à l’intérieur du district de Joal. Cette carte fut exposée et discutée sous la direction de Claire. Elle demanda à chacun des participants de se procurer comme l'avait fait Marie une carte d'état major de son secteur afin d'y porter les mêmes informations. Cette procédure permettrait de situer tous les troupeaux en latitude et longitude, de manière à suivre à distance la progression géographique de l'épizootie.

Marie Diouf produisit également un tableau où elle avait répertorié les signes cliniques qui lui avaient été rapportés concernant chacun des quelque cent porcs qui avaient succombé à la maladie dans le secteur de Fadiouth. Cet inventaire ne permettait pas d'établir une typologie bien claire des dommages causés par l'agent pathogène, les expressions de la maladie étaient trop diverses pour qu'une centaine de cas permit de définir des catégories.

La contribution de Marie fit toutefois grand effet et permit de montrer à l'assistance la nécessité de procéder méthodiquement de manière à cerner efficacement les contours du mal. Une liste de critères fut définie, sur la base de laquelle chacun devrait établir un relevé des formes cliniques de la maladie.

La réunion se prolongea très tard dans la soirée. Claire fit part de son intention de demander aux autorités de contraindre la population à détruire la totalité d'un troupeau dès qu'un cas de la maladie s'y présenterait. Elle demanda aussi que les troupeaux sains soient isolés physiquement par des barrières, et que l'errance des porcs soit totalement bannie. La perspective d'avoir à faire appliquer de telles mesures créa une vive animation dans l'assemblée. Mais l'évidence de leur nécessité apparut telle que personne n'osa y opposer quelque argument que ce soit.

Françoise et Luc rentrèrent à Paris le lendemain. A l'issue de la réunion de Thiès, Françoise avait demandé à l'ORSTOM de remplacer Claire Alliot par Marie Diouf dans le Sine Saloum et de promouvoir Claire à la direction de la mission d'épidémiologie pour l'Afrique de l'Ouest. Elle avait longuement discuté avec Marie dont l’exposé l’avait fortement impressionné. L’urgence de la situation imposait qu’on passe outre les diplômes et que l’ORSTOM utilise au mieux les compétences disponibles. Marie fut engagée comme agent contractuel.

Le week-end et la semaine suivante furent vécus comme un marathon par la commission interministérielle. Un vent de panique avait gagné les politiques. La convocation de la conférence internationale, l'extension de l'épizootie en Bretagne et en Chine, les informations en provenance du Sénégal avaient enfin décidé la presse à s'intéresser au sujet. A tel point que l'opinion publique s'alarmait, que les télévisions organisaient des débats, que les reporters couvraient les sites, que les chercheurs étaient sollicités. Les chercheurs, qu'ils soient de l'institut Pasteur du CNRS, de l'INRA, de l'INSERM, ou de leurs équivalents occidentaux et asiatiques, restaient secs. Les médias programmaient des émissions historiques et scientifiques relatives aux épidémies et aux épizooties du passé. Au cours de la semaine du neuf au quinze août l'affaire avait pris une ampleur auprès du public telle que l'affaire de la vache folle paraissait minime en regard.

La commission dirigée par Françoise devait non seulement mettre sur pied la conférence de Paris, mais répondre aux sollicitations de plus en plus nombreuses des politiques et des journalistes. Elle devait en outre remplir sa mission première de pilotage des actions d'épizootiologie.

Les points de presse étaient particulièrement éprouvants.

-       On a l’impression que le gouvernement français se contente d’observer, que faites-vous pour protéger nos populations ?

-       Monsieur Werner, votre journal est trop sérieux pour que vous fassiez semblant d’espérer des miracles. Mais je vais répondre à votre question. En France on a mis sur pied un programme de prévention à l'aveugle. Toutes les têtes d'un élevage sont soumises à un traitement spécifique. Ainsi un premier groupe de cinq ou six élevages dans chaque département est traité préventivement avec tels ou tels antibiotiques, un autre groupe d'élevages reçoit des antiviraux, un troisième des corticoïdes. Toute la panoplie des traitements supposés pouvoir être efficaces contre une infection microbienne, virale ou parasitaire est mise en œuvre sur des groupes témoins. L'avenir dira si une piste mérite d'être approfondie et si un traitement donné doit être étendu.

-       Quand nous communiquerez-vous les résultats ?

-       Nous communiquons non seulement les résultats mais le suivi du protocole au jour le jour. Il s’agit de faire connaître à tous les chercheurs du monde entier les pistes que nous suivons et les données récoltées. Le serveur est à votre disposition.

-       La consommation de porc a drastiquement chuté. Au cadran de Plérin les cotations ont même été interrompues aujourd’hui . La consommation de viande de porc ne devrait-elle pas être tout simplement prohibée ?

-       Vous savez que la commission de Bruxelles doit se réunir afin d'adopter une position sur les orientations de la branche porcine avant un sommet de l'organisation mondiale du commerce à Genève. Attendons ses préconisations.

Serait-il simple de faire appliquer les décisions de la commission de Bruxelles en France ? Au Sénégal, l'État avait adopté les dispositions préconisées par Claire Alliot à Thiès, mais les décrets étaient diversement reçus, d'autant que la force publique hésitait à intervenir, n'était pas informée, ou parfois même se laissait soudoyer.

-       Pensez-vous que la France s’apprête à suivre l’exemple de la Chine et puisse imposer des restrictions de libertés du même tabac ?

-       Les nouvelles que nous recevons de Chine font état de mesures draconiennes. Les porcs, mâles et femelles, de toute la région où est apparue l'épizootie ont été incinérés. Cette opération radicale a concerné près de cinq cent mille têtes. Toute circulation entre la zone de la maladie et le reste du pays a été interdite. Un cordon militaire fait respecter ces dispositions. La zone est interdite d'accès et l'information réduite au minimum. Ce que nous en savons est puisé aux sources dont vous disposez comme nous. Quelques images sont diffusées par des sites Internet situés dans la région. L’État  d'urgence décrété par les autorités limite les circulations à l'intérieur même de la zone, de telle sorte que les échos filtrent parcimonieusement. Certaines images montrent d'épaisses volutes de fumée au-dessus des villages et tous les hommes, femmes et enfants portent des masques de tissus. Les photos des satellites permettent de distinguer des centaines de bûchers. Pour répondre précisément à votre question, je ne vois pas d’analogie avec notre manière de traiter le problème en France. On sait toutefois que l'incinération a été réalisée en moins de cinq jours et que donc il fut supprimé dans un périmètre d'une vingtaine de kilomètres cent mille porcs au moins chaque jour. Il est clair que cette opération n’a pu être menée à bien que par la mobilisation de toute la population et la mise en œuvre de moyens artisanaux. A titre de comparaison, en période normale il était abattu, avant la crise que nous connaissons et uniquement pour la consommation, trois cent mille porcs par semaine dans tout l’Ouest de la France, soit sur une zone large de deux cents kilomètres et longue de quatre cents. Le rapport entre un abattage industriel et cette éradication artisanale en Chine est donc de un à cinq cents, à peu près !

La FAO, L'OMS, l’OIE (office international des épizooties), et l'OIHP (Office international d'hygiène publique),travaillaient avec la commission interministérielle à l'élaboration de la conférence. Elle aurait lieu au cours de la dernière semaine du mois d’août.

Abi Rosen, habituellement en poste à New York, avait été déléguée comme "sherpa" par son patron de la FAO, et passait le plus clair de son temps en réunions de travail avec Françoise et Luc. C'était une grande fille brune, bronzée, avec un léger strabisme divergent ou convergent selon les moments, dégingandée, la démarche souple des adeptes du trekking. Elle avait en poche un PHD en biologie moléculaire de l'université du Maine et un MBA passé à Harvard. Ca ne l'empêchait pas de se promener dans les bureaux du ministère en jeans et tee-shirt. En quelques jours l’intimité qui s’était établie entre elle et Luc était devenue évidente à toute l’équipe.

Les networks américains avaient envoyé des équipes en Afrique et en France. Certaines chaînes semblaient dédiées depuis le début de la semaine au seul thème de la maladie des porcs. Les plateaux rameutaient des historiens qui recherchaient des parallèles avec les grandes épidémies du passé, les pestes buboniques, pestes noires, petites véroles, typhus, choléra, grippes. Leur succédaient les scientifiques de tous bords, les pasteurs de toutes églises, les annonciateurs de la fin du monde, et de fins lettrés qui par la peinture ou les incunables mettaient en scène les plaies des siècles précédents.

La récolte des journalistes sur le terrain ne faisait guère avancer le débat qui, quoi qu'il en soit, pouvait difficilement dépasser l'expression des craintes et des interrogations de chacun. Les micros-trottoirs n'apportaient pas grand chose. Mais la peur s'installait.

On entendit certains rabbins et de nombreux imams ou ayatollahs proclamer que l'épizootie confirmait la valeur du Coran et de la Torah. De la plus profonde indifférence des semaines passées, l'opinion publique était passée aux expressions et aux demandes les plus passionnelles.

Dans tous les pays, les hommes politiques de l'opposition interpellaient ceux de la majorité. Les écologistes, qui n'avaient cessé de passer pour des Cassandre, se targuaient d'une lucidité affirmée de longue date. Les socialistes accusaient l'économie de marché. Les libéraux dénonçaient l'encadrement mondial de l'agriculture, les retards pris dans la suppression totale des subventions.

Des hypothèses d'empoisonnement volontaire, de bavure des laboratoires militaires, furent émises avec autorité par tous les paranoïaques des cinq continents. Les responsables imaginaires étant pour certains les USA, pour d'autres les État s théocratiques musulmans, Israël, quand il ne fallait pas trouver dans la volonté de quelque dieu les raisons du fléau.

Le jeudi soir Françoise invita chez elle Claire Alliot et Marie Diouf, qui venaient d'arriver, ainsi que Malik Diop, Abigail Rosen, et Luc Prémion.

Les représentants Chinois étaient tenus de ne pas répondre aux invitations informelles.

Dans la soirée elle avait eu ses enfants au téléphone, mais pas Etienne qui continuait de bouder. L'absence de leur mère n'attristait pas trop les jumeaux qui passaient leur temps sur la plage avec leurs cousins et des amis quand ils n'accompagnaient pas leur grand-père à la pêche. Le soleil d'un été particulièrement torride les réjouissait.

Françoise se sentait libre. L'exercice réussi de son récent pouvoir de coordinatrice l'emplissait d'une sereine jubilation, elle s'éprouvait comme un sportif doit s'éprouver dans la victoire. Luc était son collaborateur principal, elle étendit ses compétences et l’institua pour un soir subrogé maître de maison.

-       Luc, vous vous chargez de servir nos invités ?

-       Nos ?

-       Nous sommes les seuls parisiens n'est ce pas ?

-       Nos invités alors. Où se trouvent les boissons ?

Tous les six avaient moins de quarante ans et à l'exception des deux Sénégalais, Marie et Malik, qui se connaissaient depuis plusieurs années, ils étaient en contact depuis très peu de temps. Pourtant leurs relations étaient celles qui peuvent exister entre les membres d'un commando, ou entre de vieux amis de collège. Ils avaient tous pour point commun, outre leur classe d'âge, une fichue dose d'indépendance et un goût immodéré pour tout ce que la vie peut offrir.

La moins diplômée du groupe, Marie, se souciait comme d'une guigne de cette différence qui tenait moins à elle qu'au destin. Et le destin, aucun d'entre eux ne voulait s'y soumettre. Ils ne doutaient pas une seconde que leur tâche revêtait désormais un caractère historique et que, pour une part, l'avenir dépendrait d'eux. Le même type de certitude enivrante devait envahir les membres des groupuscules révolutionnaires au début du vingtième siècle, celle d'être en situation d'avoir à changer le cours des choses. Marie vénérait Claire qui lui avait permis une reconnaissance si rapide. L’infirmière avait avec naturel sauté les orbites.

Le salon des Garnier s'étendait sur trois pièces en enfilade, dont toutes les fenêtres donnaient sur l'esplanade des Invalides. Sur les murs des toiles de Poliakoff voisinaient avec celles de Bracaval, Lindström, Bryen, Chaissac ou Giro. Quelques marbres de Donnot et un grand bronze de Polles, des meubles Louis XVI et des Kilims donnaient une allure exotique à ces pièces par leur harmonie dans une totale hétérogénéité.

-       Un Perrier, merci.

-       Pas d'alcool Abi ?

-       Non vraiment, merci, un Perrier, je préfère la sinsimille à l'alcool.

-       Attendez, je regarde s'il y en a, Françoise, où mettez-vous la réserve d'herbe ?

Abigail éclata de rire.

-       Non sérieusement, un Perrier me suffira.

-       Claire ?

-       Bourbon.

La température restait très élevée malgré l'heure tardive. Le domestique avait dressé un buffet. Tarama de chez Pétrossian, crostinis sur pain Poîlane ail et huile d'olive, bruschettas, et divers mezzes livrés par le restaurant libanais « Chez Rachid ». Sur les fauteuils autour d'une table basse, Françoise s'était assise entourée de Marie à sa droite et Claire à sa gauche ; Abi se trouvait à la droite de Marie et Malik entre Claire et le fauteuil vide où Luc viendrait s'asseoir près d'Abigail après avoir servi les alcools. Les fenêtres étaient grand ouvertes. Les femmes portaient des robes légères. Marie s'était tressée les cheveux. La conversation portait sur la mode de l'été, sur la météo et autres frivolités qui permettent d'établir des relations autour d'un verre, de définir les distances entre les membres d'un petit groupe, de se donner les attitudes qu'on souhaite. Lorsque tout le monde fut servi, profitant d'un blanc dans la conversation Françoise lança :

-       Nous pouvons déjà prévoir que la conférence dressera un constat d'échec face à la maladie des porcs. Non ? Ce constat va inéluctablement déclencher une panique mondiale. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Les décisions politiques pas plus que les réactions économiques ne peuvent être imaginées. Quant à moi je n’ose imaginer ce qu’il pourrait advenir en cas de transmission de la maladie à l’homme. Alors je vous propose qu'en ce qui nous concerne, et quoi qu'il arrive, nous gardions des contacts très fréquents et mettions en commun nos informations.

Les échanges qui suivirent montrèrent que l'avis de Françoise était partagé par tous les autres. Les faits des derniers jours montraient l'inquiétude grandissante, tant des populations que des gouvernements. Le peu de chance que la conférence puisse apporter des espoirs tangibles de solution à l'extension de l'épizootie renforçait les craintes de chacun.

La soirée se prolongea une bonne partie de la nuit, le kif plut à Abigail qui ne connaissait que l'herbe mexicaine. Marie, Claire et Malik dormirent chez Françoise.

C'est le mercredi que fut annoncée la première apparition de la maladie aux U.S.A.

Comme prévu la conférence se solda par une suite d'aveux d'impuissance.

Des séminaires spécialisés avaient réuni pendant tout le week-end  avant la séance finale des sommités mondiales de la biologie, des médecines vétérinaires, de l'épizootiologie, de l'économie. Les rapports des commissions furent tous placés sous le signe de l'ignorance. Les recommandations ne manquaient pas, mais les perspectives n'en demeuraient pas moins bouchées.

On aurait pu résumer les échanges de très haut niveau que la conférence de Paris avait autorisés de la manière suivante : " Nous allons inéluctablement assister à l'accélération du rythme des contaminations. Nous ignorons si une partie du cheptel résistera à la pathologie. Nous devons accroître considérablement les efforts de recherches et les mesures de prévention. "

Ce "Nous" comprenait l'ensemble des organismes nationaux et internationaux, les États, les fédérations, tout autant que les organismes de l'ONU La commission de Bruxelles siégea des le lendemain, en même temps qu'avait lieu la réunion des ministres de l'Agriculture, celle des ministres de l'Économie à Strasbourg. Le G9 décida de se réunir à Genève en même temps qu'aurait lieu ce mardi la réunion de l'Organisation Mondiale du Commerce. Le seul sujet d'actualité était bien la mobilisation générale contre la maladie des porcs.

On avait appris chaque jour l'apparition de foyers dans de nouvelles contrées. Tous les continents étaient touchés, y compris la zone Australie Pacifique. Les cartes montrées par les chaînes de télévision évoquaient une éruption de rougeole. Pas de progression linéaire, une éclosion simultanée de foyers épars. La peau du globe se couvrait de boutons. Des manifestations de rue commençaient de s'organiser, tantôt paysannes, tantôt écologistes. Les coupables - il en fallait même si personne ne pouvait les désigner précisément - prenaient les visages les plus divers. La mondialisation de l'économie semblait recueillir le plus de suffrages, suivie de près par la science des apprentis sorciers. Ces visages , il faut l'avouer, demeuraient flous.

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27 février 2007

xx power 6

Etienne Garnier avait compris l'importance de la mission que remplissait Françoise. Il continuait pourtant sa bouderie, considérant sans doute que si la mission était importante, il était de moindre importance que sa femme en soit chargée.  En Bretagne, les routes étaient souvent bloquées du côté de Guingamp. Les éleveurs ne vendaient plus, les primes d'abattage ne seraient-elles pas les dernières primes versées par la communauté pour maintenir leur activité ? Quelle reconversion pouvait-on prévoir pour leurs porcheries ? La Bretagne produisait cinquante-sept pour cent des porcs français, 58% des produits de charcuterie, et 62% du tonnage net de viandes commercialisées en France. On comptait sept mille huit cent sept éleveurs de porc dans les cinq départements bretons. A quelques kilomètres de Port Blanc, un commando paysan mit le feu au CNEVA (Centre National d’Etudes Vétérinaires et Alimentaires ) situé dans la zoopole de Ploufragan.

Etienne laissait Louis barrer « l’Oiseau des Iles », un petit cotre de Carantec aux voiles bleues, trinquette sur le « bout-dehors », foc, et grand-voile houari.

-       Remonte un peu, tu dois laisser la balise à tribord.

Ils approchaient de Gouazer, la bouée qui signalait la zone à éviter pour entrer au Port Blanc sans dommage, le plateau du Four. Elle était équipée d’une sirène, meuglant pour faciliter la navigation de nuit et par temps de brume.

-       Remonte ça veut dire quoi, tirer vers moi ?

-       Non, tirer vers toi c'est abattre.

-       Abattre, c’est à la mode, on abat en bateau, on abat les cochons.

-       Mon petit, les jeux de mots sont la fiente de l'esprit. Laisse cette distraction au populo. Remonter c'est diriger ton bateau dans la direction d'où vient le vent. Tu dois pousser la barre et border les écoutes pour que le vent ne cesse pas de gonfler les voiles et nous fasse toujours avancer.

-       Je la passe, là ?

-       Remonte encore un peu.

Ils laissèrent la bouée sur leur droite. Louis prit alors la direction du port, en mettant un gros rocher qu'il connaissait bien pour y avoir souvent plongé, "le Voleur", dans l'alignement du phare établi un peu plus haut dans un bosquet.

A l'approche de son coffre Etienne reprit la barre et manœuvra de telle sorte que, vent debout, le bateau courant sur son erre vint stopper à la bouée que Louis put récupérer sans mal par tribord avant.

-       Papa, c'est quoi exactement la fiente ?

-       J'aurai plus de mal à t'expliquer ce que c'est que l'esprit. La fiente c'est les excréments des animaux, l'esprit c'est une certaine forme d'intelligence, il y a l'intelligence lourde, rustaude, mécanique, et il y a l'intelligence légère, fine, inventive, élégante ; voilà, l'esprit c'est l'élégance de l'intelligence.

-       La merde des cochons c'est aussi de la fiente ?

-       Oui c'est du lisier, et celui des oiseaux du guano, comme on parle de bouse pour les vaches et de crotte pour les chiens, tout ça c'est de la fiente. Tu vois les algues vertes sur la plage, et tu les sens aussi, non ? Bien s'il y en a autant, c'est à cause du lisier qui est entraîné par les pluies dans les rivières et dans la mer, il sert de nourriture aux algues vertes. L'ennui c'est que ces algues là ne servent pas de nourriture aux poissons et même pire, elles tuent l'herbier où aiment vivre les poissons. Les cochons tuent les poissons.

-       Alors c'est peut-être les pêcheurs qui ont empoisonné les cochons pour les faire mourir ?

-       Tu crois ?

-       Ils ont peut-être passé un contrat avec quelqu’un qui pouvait le faire.

-       Avec un savant fou ? Sincèrement je ne crois pas, ça n’est pas un feuilleton télé ce truc. Tiens, ferle la voile comme je te l'ai montré.

Etienne éprouvait beaucoup de plaisir à savoir que son fils pouvait comprendre les termes de marine qu'il utilisait, et savait déjà exécuter seul presque toutes les manœuvres. Ils avaient pêché des maquereaux et des lieux à la traîne , à l'odeur bien connue desquelles se mêlait celle, métallique d'un poisson bleu, allongé en forme de trompe, dont ils ignoraient le nom. Son odeur dominait, c'était comme dans une forge, lorsqu'on plonge les fers dans l'eau.

Louis se précipita vers le salon en arrivant chez ses grands-parents. Julie avait déjà allumé la télévision. Comme chaque soir ils attendaient impatiemment la première retransmission de la conférence de presse où Françoise tenait souvent le premier rôle.

Etienne préparait les maquereaux à la cuisine afin d’en faire des rillettes, mais il guettait aussi l’émission.

-       Vous m’appellerez, les enfants !

L’atmosphère dans la salle de presse était manifestement sombre et tendue.

-       La recherche semble piétiner, pouvez vous nous dire si quelque espoir demeure de trouver un remède à la maladie des porcs ?

-       A la suite du programme lancé en France, on constate la contamination de troupeaux traités préventivement. Les traitements ont-ils été donnés trop tard ? A vrai dire où que cela soit, en France ou ailleurs, personne ne sait comment lutter contre un agent dont on ignore le cycle, les organismes hébergeurs, les modes de transmission, et même les modes d'action.

-       Selon vous on ignore tout, pourtant certains font état de tests qui permettraient de comprendre la nature des troubles génétiques liés à la maladie.

Julie avait appelé son père, Louis gardait les yeux rivés sur l’écran.

-       Où sont tes grands-parents, Julie ?

-       Ecoute !

-       Quand je te pose une question tu dois me répondre.

-       A Tréguier.

-       Ecoutez, je veux comprendre.

Louis, qui ne parlait jamais avec sa mère du travail qui l’éloignait d’eux, ne manquait aucune de ses interventions télévisées.

-       Les analyses histologiques ont montré que l'ADN des porcs atteints se sépare en plusieurs fractions et que les brins de la spirale de chaque fraction se séparent comme pour une réplication, sans que celle-ci s'effectue. Les enchaînements métaboliques au sein des cellules touchées s'arrêtent, conduisant celles-ci à la déliquescence. On se retrouve devant une sorte d’apoptose. Hormis cette phase finale, partiellement décrite, rien de ce qui la précède n'est compris, ni même décelé. Le lien avec le chromosome Y, s'il semble important puisque les laies et les truies sont épargnées, n'est ni prouvé ni explicable.

Julie avait étudié en classe les principes de base de la génétique, elle aurait pu citer les quatre bases de l’acide désoxyribonucléique et même expliquer sa structure en double hélice. Elle trouvait quand même que sa mère allait un peu fort dans les explications techniques.

-       Papa, qu’est-ce que c’est qu’une apoptose ?

-       Pas la moindre idée. Regarde dans le dictionnaire.

Le journaliste n’avait pas relevé l’hermétisme de son interviewée. Il avait une ride butée sur le front et l’air de celui qui veut manifester qu’on ne la lui fera pas, que de toutes façon il sait bien qu’on veut lui cacher la vérité.

-       Pouvez-vous encore affirmer que la France ne suivra pas la voie de la Chine et n’appliquera pas des mesures anti- démocratiques ?

-       Je n’ai jamais rien affirmé, ni jamais non plus qualifié les mesures chinoises d’anti-démocratiques. En Chine l'isolement drastique d'une nouvelle zone a été décrété dans le Hunan où « un » cas de maladie a été décelé. La totalité du cheptel a été détruite comme il avait été procédé dans le sud. La zone subit les mêmes mesures d'isolement. Les autorités Chinoises anticipant le désastre d'une panzootie possible ont pris contact avec le FMI avant même la réunion de l'OMC à Genève. La rigueur des mesures appliquées près de Canton n’empêche pas que des foyers se déclarent à une vingtaine de kilomètres de la première zone. L’isolement et la destruction du cheptel  ont également été instaurés dans le nouveau périmètre. Vous aurez pu constater que l’abattage en France se passe sans problème majeur.

Les enfants étaient allongés sur le sol, attentifs. Etienne s’était assis sur le coffre à bois près de la cheminée.

-       Dis papa, pourquoi les Chinois prennent-ils toujours des mesures aussi sévères ?

-       Ce sont des fourmis, leurs gouvernements les ont toujours traités comme des insectes. Ils doivent aimer subir, comme les Russes, alors on ne prend pas de gants avec eux.

-       Mais écoutez enfin, je n’entends même pas les questions.

-       Pour l’instant les problèmes ne font qu’apparaître, pouvez vous dire qu’au rythme actuel ils ne vont pas rapidement devenir insurmontables ?

-       Dans tous les pays développés, les chaînes d’abattage fonctionnent désormais à plein régime pour l’éradication des animaux infectés. Les ordures ménagères sont traitées par les usines d’incinération après que les carcasses de porcs aient pu être éliminées. En Bretagne les incinérateurs des départements des Côtes d’Armor d’Ille-et-Vilaine comme du Finistère ont été rapidement saturés. Des convois de camions réfrigérés, sous escorte de gendarmerie transportent les carcasses excédentaires vers la Sarthe et la Loire-Atlantique. La multiplication rapide des foyers sur l’ensemble du territoire national a conduit les autorités à la réquisition des entrepôts frigorifiques et à la mise en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre des incinérateurs, des fours de cimenteries, des hauts-fourneaux. Les forges abandonnées des chantiers navals de la côte Atlantique ont d’urgence été réhabilitées. Je crois que nous pouvons compter sur les capacités d’organisation et le « génie » français pour éviter de nous laisser déborder.

-       La France ne semble pas avoir la maîtrise de grand chose puisque toutes les décisions sont prises par les instances internationales. Avons-nous encore une marge d’autonomie ?

-       La réunion de l’OMC a eu lieu ainsi que celle du G9. Les décisions que ces deux assemblées ont prises concordent. La France a une voix prépondérante au sein de ces instances. Les État s assumeront la charge de l’élimination des animaux infectés mais ne supporteront aucune indemnisation des acteurs économiques du secteur de l’élevage porcin, qu’ils soient naisseurs, emboucheurs, ou se situent en aval ou en amont de la production, à l’exception des aides à la reconversion. La priorité, et l’avis des État s membres est unanime, se situe dans le développement des productions qui pourront se substituer à celle de la viande de porc. Il a été ainsi décidé de favoriser les productions aviaires qui permettront de fournir dans les meilleurs délais un stock de protéines de remplacement. Les rounds longs de plusieurs mois qui avaient caractérisé les différents accords du GATT sont oubliés, l'OMC comme vous avez pu le constater a pris ses décisions en deux jours.

-       Vous ne pouvez toutefois pas nier que les réactions des populations sont souvent pour le moins « abruptes » et suscitent de la part des autorités des divers État s la mise en place de moyens de coercition d’une grande fermeté.

-       Certes, mais vous conviendrez que pour la première fois depuis le commencement de l'ère industrielle on assiste à l'amputation volontaire et méthodique d'un pan complet de l'économie mondiale. La filière du porc a été condamnée à mort par les autorités économiques du monde développé, à défaut de dire par la maladie, car aucun autre choix n’était disponible. Lorsque les intervenants de cette filière ont pris conscience des implications des décisions de Genève, leurs organisations professionnelles et syndicales se sont mobilisées pour obtenir la révision du plan de démantèlement qui leur était annoncé. On peut aisément les comprendre, tout en constatant malheureusement qu’il s’agit d’un combat d’arrière-garde. Les éleveurs, mais aussi les transformateurs, salaisons, conserveries, artisans charcutiers, s'unissent dans des actions de blocage des routes et voies de chemin de fer. De nombreuses perceptions ont été incendiées au cours des jours passés. Les administrations locales sont parfois  prises d'assaut et occupées. Vous qualifiez ces réactions d’abruptes, elles le sont comme la situation est abrupte, et comme doit se comporter l’État  en tant que garant de l’ordre social. Le cas de la France n’a rien d’exceptionnel, c’est la situation mondiale qui l’est.

Julie était en admiration devant la fermeté de sa mère, comme Louis qui commentait ses déclarations en prenant Etienne à témoin. Etienne ne manifestait pas ses sentiments, mais il était stupéfait de voir comment Françoise parvenait à répondre aux questions de tous ordres sans faire appel à ses notes.

Un article du journal Ouest France rendit compte le lendemain, lundi trente août deux mille un, des dernières décisions internationales :

« Tous les pays concernés par l’épizootie actuelle ont vécu des mouvements sociaux parfois longs et difficiles. Mais aucun n'a jamais eu à faire à une population désespérée dans sa totalité.

Les manifestations des agriculteurs avaient souvent bloqué l'activité de quelques villes à l'occasion des aménagements successifs des politiques régionales découlant des accords européens ou mondiaux. Jamais, pas une seule fois, jamais, jamais ces aménagements n'avaient concerné la totalité des acteurs d'un secteur de l'économie. La Belgique avait interdit pour une durée limitée, au cours de l'année mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, la commercialisation des poulets et des œufs produits sur son territoire. Cette mesure, qui faisait suite à une pollution accidentelle à la dioxine des nutriments donnés aux poulets, avait été rapidement levée.

Il s'agit désormais de tirer un trait sur la production et la consommation mondiale d'un animal utilisé depuis les origines de l'humanité comme aliment sur une grande partie de la planète. Les dimensions que prend l'épizootie ne permettent même pas d'entrevoir dans un avenir proche une levée de ces mesures de précaution. Les producteurs et transformateurs voient disparaître leur gagne-pain, les consommateurs sont affectés d'autant plus sensiblement que le cochon et les cochonnailles revêtent une valeur symbolique forte. Il apparaît également que les avancées des sciences et des techniques ne mettent pas l'humanité à l'abri des fléaux qu'on avait cru pouvoir, comme la myxomatose ou le phylloxera, ranger au magasin des mauvais souvenirs. La peur de l'empoisonnement, de la contamination, s'étend pour un nombre croissant de consommateurs à toute production alimentaire industrielle.

Qu'il en soit fini des saucissons, jambons, rillettes, lardons, saucisses, boudins, jésus, rosette. Qu'il faille oublier les hot-dogs, que tout un art de vivre, de cuisiner, que des goûts, que tant d'habitudes, doivent tomber en désuétude, semble inimaginable au plus grand nombre. A l'incrédulité succèdent la peur et la colère.

Tuer le cochon donne depuis des siècles l’occasion de fêtes encore vivaces dans les campagnes de tout l’occident, et particulièrement chez nous en Bretagne. Les citadins ont tous un goût pour telle ou telle préparation à base de porc : jambons de Parme de Bayonne, d’York, de Mayence, de Westphalie, jambon gris, jambon fumé, de montagne, de Corse, jambon chaud aux épinards, à la financière, aux laitues, à la choucroute, à la milanaise, au risotto, en croûte; jambon froid à la gelée, en cornets, en mousses ; jambonneaux, persillé, coppa. Les moins gourmets ont au moins l’habitude du sandwich jambon beurre dévoré au zinc d’un café. Les bons vivants pensent aux endives braisées, à la raclette suisse, aux melons au porto, dont les saveurs s’appauvriraient sans jambon. Les mogettes de Vendée, la pizza, la quiche lorraine, le croque-monsieur, ou le croque-madame, les œufs en gelée souffriraient de la même absence.

La sagesse populaire dit que « tout est bon dans le cochon ». De la tête de porc, aux pieds de porc, toutes les parties du cochon, le sang y compris, et les tripes, ont été utilisées pour mille recettes. Hure de porc, fromage de tête, galantine, crépinettes,  gayettes à la ménagère, fressures, boudin blanc, côtelettes, andouilles et andouillettes, saucisses de Strasbourg, de Francfort, saucisson de Lyon, saucisson à l’ail, au poivre, sec, lard, rillauds, saucisses aux haricots, aux choux, au vin blanc, au riz. L’énumération des préparations à base de porc dans la cuisine du vieux continent pourrait remplir plusieurs ouvrages. La gastronomie chinoise, vietnamienne, Thaï, nécessiterait d’y ajouter plusieurs tomes.

Les coutumes alimentaires participent  de la culture des peuples.  Devoir s’affranchir d’un ingrédient séculaire  de la cuisine est vécu partout dans le monde comme un bouleversement intolérable. »

Les agréments du cochon devaient désormais se conjuguer au passé. Au fil des jours les tensions sociales augmentaient. Précédant les nostalgies se manifestaient les peurs, les rancœurs, et la rage.

Magdalena était installée dans un bungalow confortable avec un climatiseur dans chaque pièce, et chaque pièce donnait sur un patio qui était entouré de deux bungalows semblables au sien et d’une cuisine commune prolongée par un grand salon, lesquels formaient le quatrième côté du patio. Elle n’avait jamais vécu dans un endroit si luxueux. Chaque appartement disposait d’une baignoire. On circulait d’une maison à l’autre par un couloir extérieur abrité par un débord de la toiture formant auvent.

Magda n’était pas seule, elle passait ses journées avec Inès et Téresa, souvent dans le salon devant le téléviseur, ou dans le parc qui entourait leur petit domaine juste séparé de l’Institut par une haie de bougainvillées. Elles pouvaient se baigner dans la piscine et tout leur était offert, les repas merveilleux les friandises, les vêtements, les journaux. Elles n’étaient pas prisonnières, il leur arrivait de sortir en ville pour effectuer des achats avec le chauffeur de l’Institut. C’était un conte de fée.

Dale avait prélevé des ovules sur chacune des jeunes femmes, par trois fois depuis leur arrivée à l’Institut. Elles avaient été choisies pour être porteuses et pour faire l’apport de la moitié du patrimoine génétique de leurs enfants. Les autres ovules étaient prélevés sur un large échantillonnage de donneuses dont elles ne connaîtraient jamais l’identité. La fusion des chromosomes issus des œufs de deux femmes avait été réalisée rapidement mais sans doute imparfaitement car la division cellulaire qui suivait la réintroduction dans le noyau d’un ovule s’interrompait trop rapidement.

Lors de ses expériences sur les rongeurs Dale avait connu les mêmes difficultés, qui tenaient à un dosage des enzymes participant au processus de fusion. Elle savait que la solution était à portée de la main et qu’elle disposait d’un stock d’ovules suffisant pour obtenir des œufs ré-implantables dès le prochain cycle des mères porteuses.

L’équipe du pavillon des futures mères n’avait aucune difficulté à préserver leur bon moral. Elles étaient devenues les meilleures amies du monde.

Comme elle s’y était contractuellement engagée, Dale les tenait régulièrement informées de l’avancement de ses travaux. Elle avait toutefois pris la décision de leur taire pour l’instant l’origine exclusivement féminine des chromosomes qui seraient adjoints aux leurs. Les enfants qui naîtraient seraient forcément tous de sexe féminin et, sans tout leur dire d’un seul coup, elle tenait toutefois à commencer par là.

La réunion du premier septembre se tint près de la piscine autour d’une table sous des parasols.

-       Inès, où as-tu trouvé ce maillot de bain ? il est superbe .

-       C’est Magda qui me l’a commandé sur e-bay, trois dollars.

-       Trois dollars ! Tu ne sais pas encore naviguer sur le web sans l’aide de Magda ?

-       John John m’a montré déjà un peu, c’est hyper-cool, et maintenant j’ai une carte de paiement.

-       Moi aussi, et moi je sais surfer toute seule.

-       Bravo Teresa, vous aimez bien John John non ?

-       C’est un vrai pilote de rallye.

-       Dites-moi les petites mamans, avez-vous pensé aux prénoms de vos enfants ?

Les rires fusèrent autour de la table ; Inès faillit s’étrangler en avalant le jus de citron qu’elle buvait.

-       Nous n’arrêtons pas de faire des listes. Moi, si c’est un garçon, je l’appellerai Jack.

-       Ce ne sera pas un garçon.

-       Quoi ?

Les trois regards fixèrent anxieusement les lèvres de Dale.

-       Pour aucune d’entre vous ce ne sera un garçon, vous aurez trois petites filles.

-       Mais pourquoi ?

-       Parce que techniquement nous avons beaucoup moins de chance de réussir à vous rendre enceintes de garçons, alors nous avons décidé de mettre toutes les chances de notre côté. Vous savez que vous pouvez choisir à tout moment d’interrompre votre contrat. Si maintenant vous me dites : « je ne veux pas une fille », vous avez tout à fait le droit d’en rester là. Même si vous êtes enceintes dans quelques semaines d’une petite fille et que vous n’en acceptez plus la perspective, vous pourrez toujours demander une interruption volontaire de grossesse, tout au moins pendant la période légale. Qu’en pensez-vous ? Magda ?

Magda était la seule à entretenir avec Dale des relations parfaitement adultes. Elle avait un niveau d’instruction plus élevé et des capacités d’adaptation très supérieures aux deux autres jeunes femmes. Dale était captivée par sa vivacité, par sa curiosité, par son enthousiasme, par son réalisme, par la splendeur de son corps. Magdalena faisait confiance à Dale comme si elle avait été une vieille amie. Elle réfléchit quelques instants avant de répondre.

-       De toute façon il y avait une chance sur deux. En fait, c’est comme si je connaissais dès maintenant le résultat de l’échographie. Je serai contente d’avoir une fille.

-       Moi aussi, je l’appellerai Madona.

-       Moi, Dale.

C’est Térésa qui avait parlé. Elles rirent à nouveau, manifestement son choix était connu de ses deux amies.

-       Tu connais d’autres Dale que moi ?

-       Non, mais je te connais, et Dale Martinez ça fait joli.

-       Tu as tout le temps de réfléchir. Alors, pas trop déçues par la nouvelle du jour les petites mamans ?

-       Non !

Elles avaient parlé d’une seule voix et de tout cœur, la vie était trop belle pour se plaindre d’avoir à donner naissance à des chiquitas.

Dale rédigea le compte-rendu de leur entretien, chacune des participantes le signerait le soir même, comme il avait été fait chaque soir au bas des résumés des faits et dits du jour.

Le lendemain il y eut un bon espoir au labo. Un œuf s’était développé jusqu’au stade de blastocyte. Il fallut déchanter lorsqu’on le vit se déliter sous le microscope. Dale tenait à ce que plusieurs œufs aient atteint consécutivement le stade de morula pour considérer comme correct les dosages du milieu de fusion.

Au cours des trois semaines qui suivirent la mise au point devint chaque jour plus proche de l’idéal. Trois, puis cinq ovules se développèrent jusqu’au stade de morula dès la première semaine. Au cours de la deuxième semaine c’est quatre puis cinq et six par jour qui atteignirent ce niveau de développement. A la fin de la troisième semaine le pourcentage d’échecs avait significativement diminué.

Dans le même temps, vis-à-vis des futures mères porteuses Dale se montrait assez pessimiste. Il lui en coûtait un peu de devoir se faire manipulatrice, mais c’était nécessaire et elle espérait que Magda saurait lui pardonner le moment venu.

-       Si nous ne progressons pas mieux nous allons peut-être devoir stopper le programme. Nous rencontrons des difficultés inattendues.

-       Oh non ! On peut attendre, n’arrêtez pas.

-       Vous pouvez attendre, oui, mais ça risque de coûter trop cher à l’Institut. Nous avons surestimé nos méthodes.

Elle savait que le jour approchait où elle devrait obtenir leur assentiment sur la provenance féminine des chromosomes qui composeraient le génome de leurs enfants. La période propice pour Inès était dans trois jours.

-       Est-ce que l’une d’entre vous peut m’expliquer ce que c’est qu’un clone ?

-       Un clone c’est un double.

-       Comment un double ?

-       On prend les cellules d’une personne, on les met dans le ventre d’une femme, et l’enfant qui naît est comme un jumeau de la personne à qui on avait pris les cellules.

-       Est-ce que vous aimeriez que vos enfants soient des clones de vous-mêmes ?

-       Ah ! Non alors.

-       Moi non plus, j’aurais tout le temps mon passé sous les yeux, et ma fille aurait son futur, ce ne serait pas très gai.

-       Non, non, certainement pas, tu veux nous cloner ?

-       Non, je veux qu’on réfléchisse ensemble.

-       Un clone pour me donner des organes de rechange en cas de maladie, je voudrais bien, mais il ne faudrait pas qu’il puisse penser.

-       D’accord Inès. Je vous ai posé cette question pour savoir ce que vous considérez comme normal ou acceptable parmi tout ce que la technique permet de faire aujourd’hui pour fabriquer des bébés. Savez-vous ce que c’est que les gènes ?

-       C’est ce qui fait qu’on a les yeux d’une certaine couleur.

-       Par exemple.

-       Ou ce qui donne une maladie des parents aux enfants.

-       Aussi. On pourrait dire que les gènes c’est la liste des caractères qui font qu’un individu est ce qu’il est, blond, brun noir, blanc, petit, grand etc. Ce qui différencie un clone d’un enfant né de deux parents c’est que le clone a exactement les mêmes gènes que celui chez qui on a prélevé la cellule. Un enfant né de deux parents est fait à partir des gènes qui viennent pour moitié de son père et pour moitié de sa mère.

-       Pourquoi les enfants qui ont les mêmes parents ne sont-ils pas tous pareils alors ?

-       Parce que chacun des parents possède des gènes qui lui viennent de ses propres parents, grands-parents, arrière-grands-parents, et ces gènes qui se retrouvent dans les spermatozoïdes du père ou les ovules de la mère sont très nombreux et se mélangent au hasard. Il n’y a que les vrais jumeaux, parce qu’ils proviennent de la division d’un même œuf fécondé, qui possèdent les mêmes caractères génétiques.

Dale continua son petit cours de génétique élémentaire jusqu’à ce qu’elle fut bien certaine que les trois jeunes femmes avaient bien compris l’essentiel. Elle s’adressait surtout à Inès et Térésa, car Magda avait acquis les connaissances de base au lycée.

-       Si on prenait les gènes à l’intérieur des ovules de deux femmes différentes et qu’on les mélangeait, on obtiendrait un enfant qui hériterait des caractères héréditaires appartenant pour moitié à la famille de la première femme et pour moitié à la famille de l’autre. Vous êtes d’accord ?

-       Oui.

-       Quelle serait la différence entre cet enfant et un autre obtenu par insémination artificielle de spermatozoïdes ? Magda ?

-       Je crois que ce serait forcément une fille, parce que les femmes n’ont pas de chromosome masculin. Les hommes ont un chromosome X et un chromosome Y alors que les femmes ont deux chromosomes X, non ?

-       Exactement, est-ce que ce serait la seule différence ?

-       Dites-nous, on ne sait pas.

-       Ce serait la seule différence.

-       Vous nous avez dit que nos enfants seraient des filles, c’est à cause de ça ?

-       Pas uniquement. Je ne vous ai pas caché les difficultés que nous rencontrons. Une manière de contourner ces difficultés serait de procéder de cette manière, en utilisant les gènes contenus dans les œufs d’une autre femme.

-       Eh bien ! Faites-le.

C’est Térésa qui s’était exprimée. Dale les scruta chacune tour à tour. Aucune ne semblait tourmentée par son petit exposé.

-       Nous on veut des enfants normaux, c’est tout.

-       Est-ce que l’une d’entre vous voit une objection à cette solution ?

Après que Dale, secondée par Magda, eut à nouveau expliqué le processus, la réponse fut unanime et négative ; elles ne voyaient aucune objection à ce que leur enfant fut issu de leurs gènes mélangés à ceux d’une autre mère. Cette idée leur aurait semblée loufoque, peut être inacceptable en un autre lieu et en un autre temps. Ce furent sans doute l’atmosphère médicalisée de l’Institut, et plus encore la perspective d’un sésame pour les État s-Unis qui annihila chez elles toute réticence.

En Europe et aux État s-Unis, comme au Japon et à Taiwan, les leaders des manifestations furent mis en examen pour trouble de l'ordre public, déprédations et autres chefs d'accusation, et écroués. Ce qui en temps normal aurait été toléré ou légèrement sanctionné devait immédiatement être brisé dans l'œuf. Plutôt que de faire intervenir les armées ou les forces de gendarmerie pour libérer les routes, voies de chemin de fer et locaux occupés, les État s après s'être concertés adoptèrent la méthode la plus simple qui consiste à couper la base de son commandement. L'initiative de cette attitude devait être attribuée à la coordination des juges, habituée depuis les opérations "mani-pulite" et autres actions de lutte contre le blanchiment de l'argent sale au cours des années 90, à travailler de conserve.

Les forces de police, parfois les commandos super entraînés des brigades chargées du grand banditisme et des luttes anti-terroristes furent mises à la disposition de la justice sans récrimination des gouvernements. En revanche les assemblées des députés et sénateurs demandèrent rapidement que la question soit débattue devant elles. Aucun débat n'aboutit au vote d'une motion de censure pour aucun gouvernement en place. Les oppositions profitaient des évènements pour se manifester, mais ne souhaitaient pas se retrouver aux commandes. Les producteurs qui rechignaient à livrer leurs animaux à l'abattage lorsqu'une bête avait été contaminée se pliaient rapidement aux ordres dès qu'il leur était rappelé qu'à la première fraude constatée toute aide à la reconversion leur serait définitivement supprimée. Les chômeurs des industries agroalimentaires touchées n'eurent d'autre solution que de s'inscrire sur les listes des allocataires demandeurs d'emploi.

Françoise, à la tête de la commission inter-ministérielle, travaillait en relation de plus en plus étroite avec le ministère de l'Intérieur. Luc passait le plus clair de son temps à Bruxelles ou à New-York où s'établissait la centralisation des informations et où siégeaient les organes de décisions communautaires et internationaux.

A Dakar, comme promis, les Chinois avaient détaché une équipe renforcée de techniciens et de chercheurs et avaient acheminé des laboratoires mobiles. Claire et Malik avaient intégré ces nouveaux moyens au plan d'étude qui se développait depuis la réunion de Thiès. Une partie des équipes fut affectée à la Gambie, à la Guinée Bissau, à la Guinée Conakry, au Mali, au Burkina Fasso à la Sierra Leone et à la Côte d'Ivoire. Avant la fin du mois d'août Claire et Malik avaient formé des correspondants jusqu'au Congo Brazzaville en passant par le Gabon, le Cameroun, le Bénin, le Togo, le Libéria, le Niger et le Nigeria. Le manque d'infrastructures locales, vétérinaires, sanitaires, et même administratives, rendait nécessaire partout comme au Sénégal de mobiliser les villageois par l'intermédiaire des infirmiers, médecins, et vétérinaires. De nombreuses réunions furent organisées à l'image de celle qui s'était tenue au début du mois, afin de dupliquer les méthodes employées dans le Sine Saloum.

La plupart des pays de l'ouest africain étaient peuplés en forte majorité par des communautés musulmanes. La maladie des porcs ne concernait concrètement que quelques îlots de population. Même lorsque les gouvernements eurent pris des décrets pour se mettre en conformité avec les décisions de l'OMC, il fut difficile de constater où que cela soit un début d'application. Il faudrait de nombreuses semaines, sinon de nombreux mois, avant que des aides spécifiques soient apportées par les bailleurs de fonds habituels, Fond Européen de Développement, FAO et autres. Il faudrait encore plus longtemps pour que ces aides arrivent aux populations sinistrées, si elles devaient jamais leur parvenir. En conséquence les éleveurs de porcs se contentaient de brûler les carcasses des animaux morts, lorsqu'ils ne les mettaient pas à la consommation.

On sentait ici et là naître quelques tensions interethniques. Les villages musulmans affichaient un mépris de plus en plus agressif vis-à-vis des villages chrétiens ou animistes. L'impureté du porc se grossissait de l'impureté de la maladie.

Claire avait demandé à ses correspondants d'Afrique de l'Ouest de mentionner dans leurs rapports tous les faits qui pouvaient faire obstacle à la lutte contre l'épizootie. Elle en adressait la liste quotidiennement avec ses synthèses et les statistiques au siège de l’IRD et à Françoise. Elles se parlaient souvent au téléphone, et les invités que Françoise avait réunis chez elles quelques semaines auparavant se contactaient chaque vendredi soir par visioconférence via Internet.

Les informations à la disposition d'Abigail étaient les plus extensives, celles de Marie étaient toutefois les plus attendues car elles donnaient des indications précieuses sur la propagation et la mortalité des populations atteintes dès l'origine. Ces informations étaient d'autant plus intéressantes que de nombreux troupeaux n'étaient pas abattus comme en occident à l'apparition du premier cas, et que l'observation n'était pas troublée par les interventions humaines. Quelques mâles survivaient plusieurs jours à la disparition des autres mâles d'un troupeau. Les constantes physiologiques mesurées pour ces animaux n'offraient aucune variation remarquable. Ni l'âge, ni quelque autre facteur spécifique, ne permettaient d'expliquer cette relative résistance. Après un mois et demi d'observations, le cochon le plus résistant avait vécu, c'était à Fadiouth, quarante jours après la première mort d'un mâle de son groupe. A la fin du mois de septembre le record de survie était de quarante-huit jours. Aucun traitement préventif ne permettait de prémunir les animaux. La maladie apparaissait indifféremment aux traitements appliqués et la disparition des mâles s'opérait à l'identique dans tous les groupes. L’année deux mille un s’acheva sans qu’on ait avancé d’un pouce.

27 février 2007

xx power 7

Lorsqu'ils n'étaient pas en voyage, Claire et Malik habitaient dans la villa de Claire à Dakar, sur la plage de Hann, entre le club des plaisanciers et "l'Etrier du Cap Vert." Ils y déjeunaient vers une heure, nageaient, faisaient la sieste, et regagnaient leur bureau vers trois heures. Les portables restaient toujours allumés. Cette étape quotidienne leur permettait néanmoins de se détendre. Ils côtoyaient  la mort toute la journée, mais au lever de chaque jour, au milieu du jour, et longuement la nuit, ils faisaient l'amour. Du lit parfois dressé dehors sur la terrasse, ils entrevoyaient, derrière la base de Bel Air, les lumières de Gorée. Loin de leurs propres préoccupations, des marins d'occasion faisaient escale au club des plaisanciers, sur leur route pour l'Amérique. Certains naviguaient sans radio, sans savoir naviguer. Ils avaient tout vendu pour l'aventure d'une année sabbatique ou pour la vie, pour construire ou acheter un bateau, pour gagner Panama ou les Tuoamotu. Leurs enfants jouaient sur la plage. Ils parlaient hollandais, anglais ou allemand, et pratiquaient les mêmes jeux que les gamins du Sénégal.

Claire apprenait petit à petit le wolof. Elle s'étonnait qu'il soit possible de se sentir aussi avide et rassasiée, et s'étonnait aussi que ce dont elle avait faim, soif, et qui la comblait, soit cet homme-là, près d'elle. Et Malik éprouvait la même envie de la dévorer, des yeux, de la bouche, et par ses questions, par ses tâtonnements dans l'ombre, de questionner chaque ombre de sa peau. Ils vivaient chaque instant comme un cadeau, comme une magie dont ils craignaient qu'elle puisse se tarir. Ils avaient peur de se perdre et souhaitaient se perdre l'un en l'autre à jamais. Les expériences les plus communes peuvent paraître tellement uniques.

Abigail vivait la même exception lorsque Luc venait à New York. Mais Luc savait que l'or était du plomb. Pourtant s'il entrevoyait les reflets dorés, il en éprouvait la même ébriété que s'il se fut agi d'or. Les impressions et les rêves étaient admis par lui comme pleine réalité. Le plomb peut être de l'or, et peut-être l'or ne peut-il être que du plomb. Ce sont des sentiments qu'il faut garder pour soi.

A la fin du mois de septembre il restait dans le monde quelques zones privilégiées où l'on n’avait pas encore signalé le moindre cas de maladie du porc. C'était le cas de la totalité de l'Amérique du Sud, du sous-continent indien, et des territoires du Nord-est de l'ancienne U.R.S.S., ainsi que de plusieurs pays très isolés comme certains petits royaumes de l'Himalaya ou de la brousse de l'Afrique australe.

A l'initiative des pays concernés ou sur décision des instances internationales, des cordons de sécurité furent installés de manière à isoler toute circulation entre les zones infectées et les territoires préservés. Les blocus, même volontaires, sont difficiles à faire respecter. Il y eut partout de juteux trafics organisés de l'intérieur ou de l'extérieur, qui favorisèrent l'acheminement de marchandises dans les deux sens. Avant la fin de l'année l'Inde était contaminée, la Russie orientale le fut dès le mois de mars 2002, et au mois de mai les pays d'Amérique du Sud étaient également concernés.

A peine un an après le fameux fax de Fadiouth, l'ensemble de la population porcine mâle avait disparu du globe.

Pendant cette période une crise économique s'installa à l'échelle mondiale. Par un effet de dominos la banqueroute de la Chine, l'effondrement du secteur agroalimentaire, qui avait bien du mal à se restructurer en Occident, mais surtout la perte de confiance des acteurs économiques, à commencer par les consommateurs, entraînèrent l'écroulement des bourses. Privée de combustible, l'économie ralentit son métabolisme à tel point que la fameuse crise de 1929 apparaissait comme une période bien heureuse.

Claire aperçut Christophe au bar du club des plaisanciers vers la fin du mois de janvier. Elle lui trouva la même allure bravache que lorsqu’il l’avait entreprise chez Collura au Cercle de M’Bour. Elle marchait sur la plage vers sa villa. Il sirotait un whisky sur la terrasse du club et la fixait en affichant un sourire moqueur. Claire le traversa du regard comme s’il était transparent tout en continuant son chemin. Le rythme de son cœur s’était accéléré.

Elle sentait la panique l’envahir. Pourtant rien ne pouvait lui arriver, si tant est que Christophe voulut lui faire payer l’humiliation qu’il avait subie quelques mois auparavant. La plage de Hann grouillait de pêcheurs, de promeneurs, d’enfants, comme une place de village. Sans presser le pas, sans se retourner, elle se concentra sur les algues moussues déposées en longues vagues épaisses sur le sable. Elles dégageaient une odeur douceâtre et grouillaient de puces de mer. S’y mêlaient des poissons morts, des boites de conserves rouillées, des sacs en plastique ou des bois  flottés. En s’efforçant d’adopter une respiration lente et profonde elle regagna sa maison.

Sans penser à déposer le sac contenant les cigarettes et les acras qu’elle venait d’acheter, elle courut vers la chambre où Malik faisait la sieste.

-       Malik !

Il était étendu sur le lit, nu, dans une semi-obscurité. L’ouverture de la porte et l’appel de Claire l’avaient réveillé. Elle laissa tomber le sac sur le sol et enlaça Malik en s’allongeant sur lui.

-       J’ai vu Christophe, le dingue de M'bour.

-       Et alors ?

-       Il m’a regardée d’une drôle de manière.

-       C’est à dire ?

-       L’air de me dire : « Tu vas voir ».

-       Tu vas voir ?

-       Ne te fous pas de moi, il m’a vraiment fait peur.

-       N’aie pas peur.

Malik la caressait en lui enlevant sa robe et en répétant comme une berceuse : « N’aie pas peur ». Il lui mordilla l’oreille et longuement lui lécha le visage, puis les seins, puis le ventre, et l’intérieur des cuisses, avant de la pénétrer de sa langue. Il allait et venait en faisant sa langue étroite et longue ou large et râpeuse, effleurant le clitoris et plongeant à nouveau dans le sexe. De temps en temps il s’arrêtait pour prononcer comme une formule magique les trois syllabes de berceuse : « N’aie pas peur ». Claire émit une suite de râles et il la sentît complètement livrée au plaisir qu’il lui procurait. Quand il retardait volontairement la pénétration de sa langue, elle transformait son râle en plainte. Elle se sentait devenir fontaine, et volcan. La langue s’insinua entre ses fesses et fit de petites incursions dans son cul et la pénétra tout à trac. Malik s’agenouilla et abouta son sexe à l’orifice ainsi bien lubrifié. Claire haletait, elle était tout entière un gant de plaisir enserrant tout un homme. Il hâlait un bateau dans le fleuve qu’elle devenait. Elle s’efforça de le regarder. Il fermait les yeux en allant et venant doucement sur un rythme envoûtant. Des gouttes de sueur perlaient entre les poils frisés de son torse. Elle voulait qu’il éclate en elle et elle ne le voulait pas. Les mains de Malik allaient de ses fesses à son ventre et caressaient ses seins, puis l’une venait vers sa bouche, elle suçait un pouce, et l’autre allait vers son sexe où un doigt créait une nouvelle ligne de rythme. Elle ne pouvait plus voir, plus entendre et criait en se contractant, parcourue d’ondes chaudes.

La sieste, ou plutôt la méridienne, s’éternisa. Les vagues donnaient le tempo de leur respiration. Un cri d’enfant, un cri d’oiseau, un appel en wolof, un éclat de rire, les faisaient reprendre conscience, ils s’embrassaient, s’embrasaient, s’emmêlaient, se rendormaient jusqu’au prochain bruit. Claire avait oublié Christophe.

Elle l’aperçut à nouveau, assis sur une pirogue renversée, sur la plage de Hann à la fin du mois de février. Il la fixait avec le même air narquois qu’il avait pris la fois précédente. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur il fit aller sa langue entre ses lèvres sans cesser de la suivre des yeux. Elle se contenta de hausser les épaules. Elle n’était plus concernée. La formule magique de Malik avait fonctionné, elle n’avait pas peur.

La maladie des porcs avait fait son œuvre. Tous les cochons, phacochères, potamochères, pécaris, sangliers et autres suidès mâles avaient disparus d’Afrique occidentale. Quelques truies étaient maintenues cachées dans les villages, des laies subsistaient dans les forêts. Plus un marcassin, plus un porcelet. La FAO comme toutes les organisations internationales concernées poursuivaient leurs programmes de recherche. Le travail de Claire et Malik consistait principalement à mettre en ordre les montagnes d’informations recueillies.

L’utilité première de ce travail était de permettre une équitable répartition des aides humanitaires en fonction des pertes subies par chaque village. Il ne se passait pas de jour sans qu’ils soient approchés par des prévaricateurs qu’ils éloignaient gentiment. Ni l’un ni l’autre ne se faisaient d’illusion, les faveurs qu’ils avaient refusé d’attribuer seraient monnayées par d’autres. Marie Diouf, qui coordonnait la répartition des aides au Sénégal, subissait les mêmes pressions. Son extraordinaire sens de l’organisation lui permit d’éviter que la corruption l’emporte. Elle sût, avec à propos mettre en place avant que les aides soient affectées, un circuit financier dont ni l’État  ni les collectivités locales n’étaient gestionnaires. Chaque sac de riz, chaque dollar était suivi jusqu’au bénéficiaire final dans le cadre d’une structure qui donnait un rôle décideur à un regroupement des O.N.G. Le même schéma fut adopté dans les État s voisins sans que les mêmes résultats soient obtenus. La pugnacité de Marie Diouf était déterminante, rares furent celles ou ceux qui ailleurs l’égalèrent.

Des projets de substitution à l’élevage de porc virent le jour. On subventionna l’élevage des moutons, des poulets, des dindes, et même des autruches. Le lapin tenta quelques villages. L’ORSTOM intervenait pour évaluer la pertinence de chacun des programmes.

-       Je t’aime parce que tu es Claire.

-       Je t’aime parce que tu es foncé.

-       Malik.

-       Je t’aime parce que tu es mélanique, malin Malik.

-       Ma couleur de peau a vraiment quelque chose à voir avec les sentiments que tu me portes ?

-       Oui, elle fait partie de toi. Si tu étais blanc tu ne serais pas toi.

-       C’est mon corps que tu aimes alors, ou bien mon âme est-elle noire ?

-       Ton âme c’est ton corps, mon âme c’est mon corps.

-       Raciste.

-       Oui, je t’aime, mon âme noire.

Claire aimait aussi que Malik soit clair, franc, dynamique, et qu’il soit calme, et fort, et si heureux de vivre. On se retournait sur leur passage tant ils paraissaient bien assortis. Ils dînaient souvent chez Farid, un restaurant libanais du centre ville. En remontant l’avenue William Ponty, ils s’amusaient de voir les regards se tourner vers leur couple.

Une aura les enveloppait. Malik la tenait par la taille, elle se penchait sur son épaule. Même lorsqu’ils marchaient à un mètre l’un de l’autre, on voyait qu’ils respiraient dans la même bulle.

Le rôle qu’ils jouaient depuis l’apparition de la maladie du porc leur avait donné une position de notables à Dakar. Leurs interlocuteurs étaient des ministres, des hauts fonctionnaires internationaux, des ambassadeurs. Il leur arrivait exceptionnellement de se rendre à quelques-unes des nombreuses invitations qui leur étaient faites. Leur prestance, la force qu’ils dégageaient attirait la sympathie. Malik venait d’être promu au cabinet du ministre de l’Agriculture à un poste très honorable.

Malik avait du se donner à lui-même des règles strictes pour éviter d’être envahi par une parentèle pléthorique sans déroger par trop aux règles de l’hospitalité. La « téranga » est l’une des valeurs fondamentales du Sénégal et de l’Afrique en général, qui consiste à se tenir disponible pour nourrir, héberger, aider, la famille. La notion de famille étant très extensible, il advenait que tout étranger de passage en fin de compte devait être traité comme un cousin. Il avait loué une concession voisine de la villa de Claire. Un fils de la sœur de son père y tenait le rôle de maître de maison par intérim. Personne n’était autorisé à venir déranger Malik à la villa, il se rendait chaque jour à la concession où il réglait au mieux les problèmes de chacun.

Abigail habitait chez Luc. Françoise n’était jamais allée chez lui, et c’est au bras d’Etienne qu’elle entra ce soir là dans l’atelier qu’il louait à Montparnasse. Après New-York et Londres la mode des lofts avait gagné Paris à la fin des années quatre-vingt. Depuis le début du siècle passé, les artistes occupaient des maisons-ateliers implantées autour d’allées qu’on appelait villas. C’est dans l’une d’elles que Luc s’était installé depuis près de vingt ans. La façade vitrée donnait sur un minuscule jardin qui avoisinait de minuscules jardins formant un morceau de campagne à deux cents mètres du Dôme, de la Coupole et du Select.

Les invités, profitant de la première soirée printanière de mars, se promenaient un verre à la main de la table buffet dressée dehors jusqu’à la bibliothèque en mezzanine de l’atelier du premier étage. A la musique de Doudou N’Diaye Rose, succédèrent les variations Goldberg pendant qu’Abigail faisait les présentations. Elle ne connaissait pas tout le monde

.

-       Celui là je ne sais pas qui c’est. Françoise, Etienne, vous ?

-       Stéphane Lambert.

-       Vous êtes le peintre ?

Etienne, qui posait la question semblait ravi de cette rencontre.

-       Oui

-       Enchanté de vous connaître, nous avons un pastel de vous.

-       Félicitations.

Lambert sourit poliment et reprit la conversation qu’il menait à leur arrivée, tout en se tournant vers les Garnier de manière à les inclure dans son auditoire. Un petit groupe, les uns tassés sur un canapé, d’autres assis par terre, certains debout, semblaient boire ses paroles. Sa cote avait peu baissé lors de l’effondrement des années quatre-vingt-dix, et s’était envolée pendant l’embellie de la fin de siècle. Il se répandait fréquemment dans les médias, produisait à tout va pour les commandes publiques, pour sa clientèle des galeries, en publiant des ouvrages de bibliophilie, des multiples, etc. Sa femme se chargeait de ses relations avec la presse et savait créer les évènement qui faisaient parler de lui.

-       Ca n’est pas une crise, c’est une révolution. Le système était décadent, il est mort.

-       De quelle révolution parlez-vous ?

Tout le monde s’esclaffa tant la remarque d’Etienne leur semblait incongrue. Lambert repris :

-       Le besoin d’éthique n’est pas nouveau, mais la demande des consommateurs n’avait pas été suffisamment prise au sérieux, ça restait du gadget. Des produits sains, élaborés dans le respect de la démocratie et le respect de l’écosystème, c’était un « plus » pour les marchands de voyages, le rayon bio des hypermarchés, un petit argument marketing pour les tapis garantis vierges d’esclavage infantile, un petit plus seulement. Il aurait fallu prendre les choses plus au sérieux plus tôt pour éviter cette maladie des porcs. Principe de précaution, mon cul, tout le monde s’en foutait du principe de précaution sinon l’agriculture productiviste aurait été bannie depuis longtemps. On ne savait pas tout ce qui pouvait se produire, mais on savait que ça arriverait, cette catastrophe-là ou une autre.

-       Et qui aurait dû en décider selon vous ?

-       Les politiques, ces pantins sans couilles qui foutent leurs opinions au garde à vous dès que leur siège est en jeu. Ils n’ont rien décidé et ne décideront jamais rien, la politique c’est du pipeau sauf personnalité d’exception, et je n’en vois pas.

-       C’est quoi votre révolution ?

-       Pas « ma », la révolution c’est que tout le retard accumulé va se rattraper d’un coup. Maintenant l’agriculture chimique, les organismes génétiquement modifiés, l’urbanisme à échelle inhumaine, tout ça va s’arrêter. Dans la foulée, les aberrations d’un monde centré autour de l’automobile, d’un monde qui laisse croître anarchiquement sa population, d’un monde qui joue avec les feux atomiques, d’un monde qui fabrique des armes à tout va et les vend à qui paye, d’un monde animé par le nerf de la guerre, le fric, le fric, le fric, ces aberrations vont disparaître.

Ce fut au tour d’Etienne d’éclater de rire comme d’une bonne blague.

-       Vous croyez ce que vous dites ?

Luc s’approcha et salua vaguement Etienne en regardant Stéphane.

-       Quelle peinture nous fait-il encore celui-là ?

-       Celui-là te dit que le peuple en a ras la calotte des apprentis sorciers du libéralisme et qu’il ne laissera pas  les énarques et les capitaines d’industrie ni les marchands et les professeurs détruire sa planète.

-       Petit ange.

Luc lui tapota l’épaule et entraîna les nouveaux arrivants au premier étage où ils s’assirent sur des poufs. Etienne aurait bien aimé pouvoir acheter une toile de Lambert à prix marchand, mais il reconnut en lui-même que le moment était mal choisi. Luc s’adressait à lui.

-       Il n’a pas tort, ce serait bienvenu sa révolution et son avis se trouve partagé de New-York à Pékin. Mais je vois mal sur quelle structure actuelle ou nouvelle elle s’appuierait.

-       A propos de New-York, vous y retournez quand ?

Françoise pour l’heure n’avait cure des révolutions et des toiles de Lambert. Abigail avait entendu sa question.

-       Après-demain pour trois semaines.

Elle regardait Lambert.

-       Partagé par quels décideurs Luc, c’est une vieille lune qui agite les journaux et les intellos hors du réel. Pensez-vous que l’économie puisse changer du jour au lendemain d’un claquement de doigt, et surtout qu’un autre moteur que le profit puisse la faire tourner ?

-       Non, mais je crois que les profits ne sont pas générés sans l’aval des consommateurs. Souvenez-vous du mouvement consumériste de Ralph Nader, il ne s’opposait pas au profit, il voulait que les clients en aient pour leur argent. Il y a peut-être une chance que la maladie des porcs fasse prendre conscience à la masse des consommateurs qu’il faut inclure la préservation de la diversité dans les calculs des rapports qualité/prix.

-       Ok, c’est un mouvement déjà amorcé, mais de là à parler de révolution !

-       Sauf si les politiques appuyaient sur la pédale pour qu’on aille dans ce sens, l’OMC, l’ONU, tous ces « grands machins » pourraient accentuer la tendance, et la bourse suivrait. A vrai dire on n’en voit pas les prémices.

Abigail  en T-shirt noir, jean noir, s’était assise sur le pouf de Luc dont elle enserrait la taille des bras.

-       Qu’est ce qu’il peint ton ami Lambert ?

-       Regarde derrière toi.

-       Ah ! C’est de lui ça ?

Elle se tourna vers une toile accrochée au mur qui devait bien mesurer un peu plus de deux mètres de haut par un peu plus d’un mètre de large. Le tiers gauche était occupé sur toute la hauteur par une femme à l’allure de déesse mère, entièrement nue à l’exception d’une longue écharpe moirée. Elle poussait un caddie qui regorgeait de marchandises, l’arrière plan montrait un parking d’hypermarché curieusement prolongé par une plage et la mer qu’on entrevoyait entre les voitures.

Lambert avait utilisé presque exclusivement les couleurs primaires qu’affectionnaient les nabis, les fauves et les expressionnistes allemands. Des surfaces de couleur s’enchevêtraient, souvent cernées de noir. La chaleur des pigments évoquait un peu Klimt et Gauguin ou Marc. Chaque centimètre carré de la toile aurait pu être isolé du tout et constituer une œuvre en soi tant la géométrie des constructions et la disposition des teintes étaient élaborées.

La femme semblait sortir de la toile, cagneuse, présente, arrogante.

-       Ca nous change du conceptuel, n’est ce pas Luc ? Lorsque nous avons acheté le petit pastel de Lambert il était encore sacrilège d’aimer les peintres figuratifs.

Lambert les avait rejoint.

-       Haro sur les bidets des suiveurs de Duchamp. Tout art est en soi conceptuel. L’art conceptuel est la dernière épuration de l’art, où l’art a disparu au bénéfice du discours sur l’art. Moi je ne fais pas des discours, je fais de la peinture.

-       De la peinture symbolique non ?

-       Rhétorique, et technique, et stylistique, de l’art quoi.

-       Tu es un manifeste vivant , « petit ange ».

Françoise regardait Luc, ses yeux moqueurs et les sourires amicaux dont il accompagnait ses petites piques. Elle voyait Abigail, accolée contre lui, et l’enviait.

-       Et toi un artiste refoulé. D’ailleurs tu habites un atelier, quand vas-tu acheter des pinceaux ? Vous, Etienne, vous êtes aussi un artiste contrarié ?

-       Ca ne m’est jamais venu à l’esprit d’acheter des pinceaux. Je ne sais pas dessiner, non, je me tiens au courant, j’achète quelques toiles.

Françoise lui lança un regard moqueur.

-       Tu veux dire que tu payes quelques toiles, c’est plutôt moi qui les choisis.

-       Ainsi c’est vous qui avez choisi un pastel de moi ?

-       Oui

-       Pourquoi pas une toile ?

-       Demandez à Etienne.

-       Françoise !

-       Ah le prix, le prix ! Toutes les œuvres chères ne sont pas bonnes, mais toutes les bonnes œuvres sont chères.

-       Décidément tu fais fort dans le péremptoire.

-       Il n’y a rien de péremptoire la-dedans, le marché sait reconnaître les talents, et il est assez ouvert pour qu’il n’y ait plus de génie méconnu. En revanche, de la merde peut temporairement se trouver montée en épingle par des spéculateurs ou des philistins d’intellos.

-       Moi j’aime bien des croûtes qui ne valent pas un nickel sur le marché.

-       Abi vous êtes charmante, moi aussi « j’aime bien », mais je ne vous parle pas de décorer une maison de campagne avec de la brocante, je parle d’œuvre d’art, d’une « bonne œuvre d’art ». Une croûte qu’on « aime bien » c’est une œuvre d’art inaboutie  par défaut de technique ou défaut de style, ou de rhétorique.

-       Vous parlez toujours de rhétorique...

-       Je ne vous parle pas des arts décoratifs.

-       Parce que vos toiles n’ont pas de fonction décorative ?

-       L’art n’a aucune fonction utilitaire. Par nature il a une fonction de transcendance.

-       Petit ange, tu vas virer archange.

Françoise se retourna vers Luc avec un peu de vivacité, comme si son ironie lui semblait déplacée.

-       Non Luc, Stéphane dit des vérités qui paraissent ringardes et provocatrices, mais j’ai plaisir à les entendre et, Stéphane, je comprends pourquoi votre peinture me plait.

-       Et mes pastels.

-       A défaut, oui.

-       Venez me voir, je vous montrerai comment je fabrique de la transcendance.

Etienne se sentait implicitement méprisé ou à tout le moins ignoré par Lambert, Luc, et Françoise. Il n’aimait pas cette réception « baba-cool », il n’aimait pas ce personnage bavard. Dès que l’heure lui sembla décente il fit signe à Françoise et ils levèrent le camp très civilement.

Avant de quitter Paris pour les État s-Unis, Luc transmit à Françoise une invitation de Lambert à lui rendre visite quand elle le souhaiterait dans son atelier.

A la fin du mois de mars, Marie, qui désormais habitait au « plateau » à Dakar, décida de prendre une semaine de vacances. Claire fit en sorte d’être libre chaque après midi et elles marchèrent longuement dans la médina, explorant les marchés, dénichant les artisans.

Marie la conduisait chez ses amis et parents où on leur offrait le thé ou toutes sortes de « niamas-niamas » et friandises. Elles se baignaient à la pointe des Almadies ou au Lagon, lorsqu’elles ne restaient pas sur la plage de Hann. Cette semaine fut trop vite finie à leur gré. Les soirées leur permettaient de discuter à l’infini. Parfois les échanges se faisaient en wolof que désormais Claire parlait sans trop de difficulté.

Elles s’étaient vues presque chaque jour pour des raisons professionnelles, elles avaient souvent dîné ou déjeuné ensemble avec ou sans Malik au cours des mois précédents. Après cette semaine où elles ne se quittèrent pas elles étaient devenues de très proches amies.

Un rapport préliminaire, établi par l’OIE sur la base de l’ensemble des études effectuées dans chacun des État s membres fut publié à la mi-mars. Il n’apportait guère d’éléments nouveaux, mais dressait un tableau assez complet du récent fléau. On ne pouvait pas déterminer l’origine de la panzootie, on ne pouvait pas énoncer la forme de l’agent pathogène, on ne pouvait pas décliner les vecteurs qu’il suivait, on ne pouvait pas évaluer le délai d’incubation de la maladie.

On pouvait et on avait dressé la liste des symptômes de la maladie, qui coïncidaient d’ailleurs presque parfaitement avec ceux de la peste porcine : si au tableau manquait l’hyperthermie on retrouvait anorexie, rougeurs cutanées, léthargie, augmentation du pouls et du rythme respiratoire, vomissements, diarrhées sanguinolentes, écoulements oculaires, cyanoses, troubles de la coordination, nécroses, ulcérations. Ces symptômes apparaissaient seulement vingt-quatre à quarante-huit heures, au lieu  de cinq à quinze jours, avant la mort des porcs qui atteignait un taux de cent pour cent comme dans la peste porcine. Mais ils apparaissaient seulement chez les mâles, ne s’accompagnaient d’aucune réaction immunitaire et s’accompagnaient toujours d’un dérèglement de la duplication des gènes associés à la présence du chromosome Y. et de la présence  d’une enzyme dont on avait trouvé des quantités anormales dans tous les tissus touchés par la dégénérescence.

On dressait également la liste de tous les tests de dépistage et de tous les traitements qui avaient été essayés sans succès.

On donnait l’inventaire, la chronologie, la répartition géographique des pertes de cheptel, tant en animaux atteints qu’en unités abattues préventivement.

L’analyse de toutes ces données ne permettait pas de tirer de conclusion ni de poser de sérieuses hypothèses sur aucune des interrogations posées. Il était arrivé bien des fois dans l’histoire que la science reste muette sur tel ou tel phénomène. C’était la première fois qu’un désastre panzootique d’une telle envergure se produisait, et la première fois qu’une maladie resta aussi discrète sur ses origines et ses mécanismes.

Le rapport s’étendait sur le chiffrage économique de la maladie et donnait une suite de préconisations à l’usage des gouvernements et des instances mondiales de régulation. Le rôle de l’OIE se limitant à la lutte contre les épizooties, on attendait les rapports de la FAO, de l’OMC, du FMI…, mais aucun ne lèverait l’angoisse des populations devant l’opacité nouvelle du monde des organismes génétiquement modifiés, de l’élevage et de l’agriculture extensive, du monde de la productivité à tout prix, de la concurrence acharnée, du règne de la marchandise.

Malik n’accusait pas le « mercantilisme hégémonique », dénoncé à longueur de colonnes par la majorité des médias. Il considérait que l’harmonisation d’un monde qui avait changé de nature en changeant d’échelle au cours du siècle précédent ne se ferait assurément pas sans heurts. La progression quasi exponentielle du nombre des échanges, la croissance démographique, la multiplication des informations et des réseaux de transmission de l’information, l’automatisation des tâches, l’urbanisation, avaient fini par dresser un paysage sans repères. Ces changements entraînaient également la prééminence de l’individu sur le groupe.

Peut-être devait-il à son éducation musulmane la coloration fataliste de sa perception des choses. Il ne croyait pas aux catastrophes définitives, ni aux révolutions durables. Il pensait que la complexification croissante de l’organisation humaine finirait par aboutir à un monde ni pire ni meilleur où la « nature » toutefois serait totalement domestiquée. Il devait cet espoir scientiste au versant occidental de son éducation. Les drames de l’époque lui apparaissaient comme des épiphénomènes sur la route assurée du progrès.

27 février 2007

xx power 8

-       Salam aleikoum

Claire se baignait à la clarté de la lune. Elle observait  les particules phosphorescentes de plancton qu’elle agitait en nageant. La voix du nageur qui l’interpellait la fit sursauter.

-       Alors la pute à nègres, la nuit tous les chats sont gris, hein ? Je suis toujours trop blanc pour toi ?

Christophe l’avait agrippée par derrière, lui tenant le cou d’une main tout en lui retournant un bras dans le dos. Sans lui laisser le temps de répondre, il lui avait mis la tête sous l’eau et s’évertuait à l’y maintenir. A force de s’agiter, Claire parvint à pivoter sur elle-même et déstabiliser son agresseur. Elle eut le temps de happer assez d’air pour récupérer son souffle mais pas assez pour crier. Christophe l’avait à nouveau saisie et immergée. Il lui sortit brièvement la tête de l’eau pour la laisser un peu respirer.

-       Tu vas être bien sage.

A nouveau il l’écrasa sous son poids en l’empêchant de faire surface, puis à nouveau lui permit de respirer. Leurs forces étaient trop inégales pour que Claire parvienne à se dégager. Elle s’épuisait vite, manquait d’oxygène, tous ses muscles lui faisaient mal, ses ripostes devenaient négligeables. Christophe la redressa et l’entraîna vers le rivage sans qu’elle puisse faire autre chose que d’aspirer autant d’air que possible. Elle était incapable de penser, vacillait de faiblesse, elle voulait crier sans qu’aucun son ne puisse franchir sa gorge. Lorsqu’il eut de l’eau seulement à mi-mollet Christophe la jeta par terre et s’affala sur elle. A nouveau lui saisissant les cheveux il lui enfonça le visage dans le sable sous l’eau. Il arracha son soutien-gorge et son slip avant de lui lever la tête. Elle avait avalé de l’eau de mer et s’étranglait en respirant. Ses aspirations se mêlaient à la toux. Plus un geste de défense ne lui était possible, son cœur battait à rompre.

En à peine deux minutes Claire était passée du bien-être à l’horreur. Christophe la pénétra d’un coup de rein et commença à s’agiter en elle. Sans avoir réfléchi, incapable qu’elle était de s’époumoner ni même d’articuler un mot, Claire se mit à émettre le son qu’elle avait si souvent entendu en roulant en voiture sur la corniche de Fann la nuit. Les prostituées appelaient leurs chalands qui les entendaient malgré le bruit des moteurs et de la climatisation en émettent des ksss… ksss… ksss répétés. Claire réagissait comme un serpent pris au piège et ne cessait de striduler ses kss…ksss…qui s’envolaient vers la plage. Son agresseur, ivre d’avoir atteint son but, ne cherchait plus à lui faire boire la tasse.

-       Arrête tes bruits, salope !

Il la retourna sur le dos sans qu’elle cesse de siffler ses appels de putain.

-       Suce-la, ça va te calmer

Il enfourna son sexe dans la bouche de Claire qui cherchait l’air, avant de pousser un rugissement de douleur.

Déjà sur la plage un petit groupe d’hommes se dirigeait vers le rivage en cherchant d’où provenaient les kss  kss kss. Lorsqu’ils entendirent le cri du violeur ils coururent dans l’eau vers les deux corps emmêlés. Deux d’entre eux se saisirent de Christophe qui saignait comme un bœuf et lui assénèrent les coups les plus durs qu’ils pouvaient donner. Les autres entreprirent de porter Claire jusqu’à sa villa. Ils appelaient Malik. La plage vit surgir des concessions tous ceux qui ne dormaient pas encore.

Les bâtons s’abattirent sur Christophe qui geignait tant et plus. On le frappa de mille manières on le couvrit de crachats, il fut bientôt brisé, sanguinolent. Les restes de son bangala déchiré furent écrasé du pied. On l’empala, on l’éborgna. En moins de temps qu’il lui avait fallu pour violer Claire il mourut. Les justiciers anonymes le laissèrent aux chiens et vinrent palabrer près des maisons.

Malik pleurait. Claire gardait le regard fixe. Le cousin de la concession fit appeler Marie et prit sa voiture pour aller la chercher au Plateau. Les femmes des maisons voisines s’imposèrent dans la villa, repoussant Malik dans la véranda. Elles avaient des huiles, des infusions, des grigris, des tissus, elles firent couler un bain très chaud dans la baignoire. L’une psalmodiait une sorte de litanie en wolof, relayée par une autre ou l’ensemble des femmes. Le lit fut recouvert de plusieurs boubous en bazin. Claire se laissait faire, étrangère, horrifiée, tout autant amorphe que tétanisée. Une officiante lui badigeonna le corps d’un emplâtre à base de terre. Même ses cheveux furent maculés de cette boue rituelle. On lui en couvrit le visage et d’un doigt l’intérieur de la bouche et du sexe.

Le chant des femmes fut remplacé par des incantations répétées pendant qu’on enveloppait Claire dans l’un des boubous qui recouvrait son lit. Elle éclata en sanglots qui s’amplifièrent alors que les chants des femmes adoptaient un rythme envoûtant. Certaines dansaient, d’autres frappaient des calebasses et des casseroles. Claire hurlait ses pleurs. Les premiers sons depuis l’agression parvenant à franchir sa gorge.

On la porta, recroquevillée comme un fœtus, jusqu’à la baignoire fumante. Des herbes y avaient été jetées en décoction et toute la pièce était envahie d’odeurs épicées. L’officiante principale une fois qu’elle eût allongée Claire dans l’eau entreprit de laver toutes les traces de boue dont on l’avait couverte quelque temps auparavant. Elle utilisait le boubou comme un linge de toilette et nettoyait méthodiquement une partie du corps de Claire. Lorsque le pied gauche fut propre elle entonna un nouveau chant que l’assistance reprit. Puis elle s’occupa du pied droit, puis des mains. A chaque partie du corps correspondait un chant. Petit à petit les rythmes décéléraient, les intonations s’adoucissaient. Claire pleurait toujours, mais presque sans bruit. On lui lava le sexe, la bouche, et les cheveux en dernier.

Les femmes la levèrent et la séchèrent avec un autre boubou dont elle l’enveloppèrent pour la porter sur son lit. On lui fit boire une tisane. Une nouvelle officiante, plus jeune que la première la massa entièrement avec une huile très odorante.

Le cousin de Malik avait trouvé Marie et l’avait amenée. Elle entra dans la pièce pendant le massage. Lorsque Claire la vit, ses larmes reprirent et elle tendit les bras vers son amie qui s’assit près d’elle sur le lit. Dès que la jeune femme eut achevé sa manipulation et se fut éloignée, le groupe des femmes plus âgées vint recouvrir Claire et Marie d’un grand tissu blanc. L’une et l’autre se tinrent serrées, l’une contre l’autre. Les chants continuèrent dehors et Claire s’endormit sans même les entendre. Elle dormit sans cauchemars ; ses rêves furent colorés et bruyants, le rite de purification qu’on lui avait fait subir était efficace.

Dans la nuit une barque s’éloigna vers le sud et largua loin de Hann un cadavre enchaîné à une ancre rouillée.

Malik avait refusé le kif et la bière. Ses amis ne parvenaient pas à calmer sa douleur. Il se sentait coupable du viol qu’avait subi Claire, comme s’il n’avait su le prévenir en sachant qu’il pouvait advenir. Il imaginait aussi que d’une certaine manière il serait désormais, en juste punition, aux yeux de Claire et pour lui-même, un peu Christophe sous la peau de Malik. On l’avait dérobée à lui. Un homme la lui avait dérobée. Les femmes du quartier l’avaient dérobée. Alors qu’il dormait, sa vie s’était comme dérobée sans qu’il sache comment ni pourquoi, et il se sentait coupable de ne rien pouvoir maîtriser. Jamais il n’aurait pu imaginer voir son existence lui échapper de la sorte. Il ne comprenait plus rien, ses pensées n’avaient pas de suite, la confusion l’envahissait. Cette cérémonie des femmes avait bien des allures de Ndop. Il avait assisté et participé à des Ndop, mais personne ne lui avait parlé d’un rituel de purification comme celui qu’on avait spontanément réglé autour de Claire, et dont, comme tous les hommes, il avait été exclu. Il n’était plus chez lui, il n’était plus lui-même, il avait honte et souffrait de la honte, de la peur, et des blessures dont il n’avait pas su prémunir Claire.

Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une de leurs visioconférences hebdomadaires, Marie informa Françoise Abigail et Luc du viol que Claire venait de subir. Elle s’était chargée de l’accompagner chez une gynécologue  qui avait établi un programme de tests de M.S.T. Etait-ce le bénéfice du « Ndop » ou la grâce de son caractère ? Claire semblait avoir totalement surmonté l’horreur qu’elle venait de vivre. Elle se disait satisfaite qu’une vermine ait été éliminée et affirmait qu’elle se trouvait ainsi correctement vengée. Malik ne parvenait pas à chasser la culpabilité qui l’accablait. Il s’accusait de tout, se dévalorisait, pleurait, n’avait de goût à rien. Claire souffrait plus de le voir dépérir que du souvenir de ce dont elle avait été victime. Tout le monde était surpris de l’effondrement psychologique de Malik. On le savait calme, déterminé, pondéré, il avait maintes fois prouvé qu’on pouvait sans crainte se reposer sur lui. Pareille dépression ne cadrait pas avec son caractère.

L’activité du comité interministériel se trouvait un peu en retrait de la scène depuis que les crises politiques s’enchaînaient en raison de la crise économique. Mais il fonctionnait en coulisses à plein régime tant la nature même de la crise et sa dimension internationale renforçaient la nécessité de coordination administrative entre les ministères.

La recherche avait perdu le pilotage de la commission au bénéfice de Matignon, mais Françoise conservait la direction de la cellule, sous l’autorité d’un secrétaire d’État  auprès du Premier ministre. Son emploi du temps lui laissait peu d’espace pour ses affaires personnelles.

Etienne voyait sa carrière entravée par la baisse de l’activité économique et supportait d’autant plus mal que sa femme ait si vite été projetée à des niveaux de responsabilité beaucoup plus importants que les siens. Il l’accusait de délaisser ses enfants et prolongeait sa bouderie de mois en mois, créant entre eux un climat de tensions permanentes.

L’ex-femme de Stéphane accueillit Françoise.

-       Bonjour, Anne Perrault-Lambert, Stéph vous attend.

-       Il m’attend, Grands dieux ! Je l’imaginais trop actif pour attendre quoi que ce soit.

-       Pardonnez-moi, je ne peux pas vous accompagner, je suis déjà en retard. Prenez l’escalier au fond, puis le couloir jusqu’au bout.

-       Ok, à bientôt j’espère.

Anne rit gentiment en enfilant une veste tout en marchant vers la porte, un dossier entre les dents, très femme d’affaires effectivement affairée. La nuit était tombée sur Paris, et il pleuvait. On entendait le bruit des gouttes qui frappaient la toiture en tôle du bâtiment. Les marches métalliques résonnaient sous les pas de Françoise. Elle suivit le chemin qui lui avait été indiqué et traversa une sorte de sas qui donnait sur l’atelier. Le bâtiment avait dû être utilisé par des ébénistes, nombreux dans ce quartier, dont l’activité dégageait beaucoup de fines poussières, ce qui justifiait la présence d’une double porte. Que venait-elle faire là ? Elle le savait, le craignait, l’espérait, sans avoir de certitude sur l’objet de l’invitation de Lambert. Subitement elle s’arrêta, envisagea de redescendre l’escalier, mais Anne l’avait introduite et Lambert l’avait certainement entendue. Il était assis dans un fauteuil de cuir élimé, dans un angle de la grande pièce où se trouvait aussi un canapé, une table basse, un grand comptoir tout encombré de livres empilés, de pots de peinture, d’objets hétéroclites.

-       Venez.

-       Bonsoir.

Il ne répondit pas mais l’invita d’un geste à s’asseoir. Il semblait satisfait de la voir et lui souriait.

-       Alors ainsi je vais voir comment on fabrique de la transcendance.

Il ne la quittait pas des yeux. Il ne répondit pas. Françoise acceptait de le laisser donner le tempo qu’il voulait à la leçon. Elle se laissa caresser des yeux tout en le regardant. Monter l’escalier l’avait un peu essoufflée, maintenant sa respiration se faisait plus calme et profonde. Il respirait au même rythme. Leurs expressions allaient de l’interrogatif au jovial, entre écarquillement des paupières et sourire. Elle avait pris place dans un fauteuil à trois ou quatre mètres de Stéphane. Pendant toute la soirée ils n’échangèrent pas une parole mais se dirent tout et s’offrirent tout l’un de l’autre, comme s’ils s’étaient découverts et désirés depuis longtemps, comme s’ils avaient attendu depuis longtemps de pouvoir étancher leur soif. Lorsque Françoise  s’en alla il lui lança :

-       Reviens vite.

27 février 2007

xx power 9

Dale avait reconnu en Magda dès le premier jour de leur rencontre dans son bureau du CAPRI la femme qu’elle attendait. Sa démarche, ses attitudes calmes et déterminées, ses regards mutins, sa vivacité d’esprit, tout autant que son corps de petit animal sauvage, l’avaient subjuguée.

Depuis ses premières années d’Université, Dale avait alterné les aventures masculines et les aventures féminines. Les relations qu’elle avait entretenues avec des femmes l’avaient plus satisfaite que ses liaisons passagères avec des hommes. L’étrangeté des garçons lui paraissait trop importante pour qu’il lui soit possible de trouver avec eux autre chose qu’un arrangement. Elle désirait ardemment pouvoir vivre avec quelqu’un qui soit de même nature qu’elle-même, qui ressente les mêmes émotions, désire les mêmes choses, éprouve les mêmes sensations. Elle avait abandonné son prénom trop féminin, Gale, pour celui plus masculin sous lequel tout le monde la connaissait désormais, Dale.

Magda s’imposa au premier regard comme cette amie potentielle, cet alter ego qu’elle espérait. Elle rêva sans relâche de devenir son Pygmalion. Elle voulut tout de suite lui faire un enfant.

Comme la responsabilité du programme était entre ses mains, qu’elle organisait le travail des équipes à sa convenance et distillait les informations à son gré, il ne lui fut pas difficile de transgresser toutes les règles de la déontologie.

Au cours des sélections de donneuses, elle avait tenu à ce que l’équipe chargée des prélèvements stocke un aussi grand nombre que possible de ses propres ovocytes. Le cloisonnement des services interdisait que cette information puisse circuler dans le laboratoire de biologie. Comme une anesthésie s’imposait lors des prélèvements, Dale avait confié cette mission à une clinique de Tijuana parfaitement distincte du centre.

Elle mena son œuvre de « paternité » à bon terme en obtenant plusieurs embryons de la fusion des ovocytes de Magda et des siens. Tout comme elle l’avait réalisé par le passé chez l’animal, elle procédait à la fusion des noyaux et au mélange des cytoplasmes. Cette technique avait montré que l’embryon exprimait l’ADN mitochondrial des deux mères.

En octobre deux mille un, les embryons obtenus par les biologistes in vitro furent implantés dans l’utérus de chacune des mères. Celui d’Inès grossit pendant presque deux semaines avant d’avorter, celui de Térésa ne se développa pas du tout, mais l’œuf né du croisement des ovules de Dale et de Magda suivit une croissance parfaite. Si rien ne venait contrarier sa grossesse, Magda accoucherait en juillet.

Inès et Teresa quittèrent le CAPRI après que l’implantation des quelques embryons issus de leurs ovocytes ait échoué. Inès n’avait que deux embryons disponibles, elle partit en décembre, et Teresa en février. De nouvelles recrues les avaient alors remplacées.

Les doux mois de cet hiver-là furent pour Dale et Magda ceux de la naissance d’une profonde complicité. La grossesse réussie de la jeune mexicaine  suffisait à justifier vis-à-vis des tiers le surcroît d’attention que Dale lui accordait et tout le temps qu’elles passaient ensemble. Elles apprenaient à se connaître et Dale profitait de la disponibilité de la future mère de son enfant pour parfaire son éducation. Outre de bonnes dispositions, une curiosité permanente, une mémoire précise, un don pour les langues, Magda possédait grâce aux sœurs de la Visitation qui avaient assuré sa scolarité  les mêmes bases qu’une jeune nord-américaine de son âge. Sans la pression de ses frères qui ne voulaient pas la laisser derrière eux, elle aurait pu sans difficulté s’intégrer à la vie mexicaine et sans doute y franchir les barrières sociales.

Ses lacunes étaient d’ordre culturel ; elle ignorait presque tout de la littérature et du cinéma non commercial, mais elle ignorait aussi les choix qui pouvaient s’offrir à elle. L’ambition ne peut se fixer des objectifs qu’à hauteur de vue, Dale élargit son champ de vision. Ce fut une co-naissance. Magdalena découvrait un monde vaste et riche que lui offrait Dale, et chaque découverte était comme un don que lui faisait Dale, et chaque jour Dale devenait plus importante dans sa vie, plus proche, plus chère. Elle naissait de Dale. Et Dale voyait son amie s’étoffer, corps et âme, son ventre se bomber, ses seins gonfler, ses rêves s’enrichir, sa joie de vivre exploser. Elle se savait responsable de l’essor que prenait Magda et c’était une naissance pour elle aussi, un avenir qu’elle avait conçu et qui se développait.

Elles sortaient ensemble dans la ville. Il se passait parfois une semaine sans que Dale rentre à San Diego. Elles dînaient dans des endroits auxquels  Magda n’avait jamais imaginé pouvoir avoir accès, des restaurants feutrés avec maître d’hôtel, sommelier, toute une armée de serviteurs empressés. Elles passaient des nuits entières à discuter. Les fins de semaine il arrivait qu’elles fassent une escapade sur la côte. Elles louaient une chambre avec deux lits, elles n’imaginaient plus de vivre l’une sans l’autre.

-       Magda ?

-       Hmm ?

-       Magda ?

-       Oui ?

Magda était plongée dans la lecture des « Raisins de la Colère ». Elle était allongée, un coussin sous la tête, Dale regardait la mer, assise dans un transat sur la terrasse.

-       Pourquoi n’as-tu jamais eu de petit ami ?

-       Tu le sais bien, Paolo ne l’aurait pas accepté.

-       Je sais aussi que quand tu veux quelque chose, tu sais très bien t’y prendre pour l’obtenir.

-       D’accord. Je n’aime pas les machos et je n’aime pas les mollassons.

-       Tu n’aimes pas non plus les garçons solides, gentils, courageux, beaux et intelligents ?

-       Jamais vu.

-       Jamais rêvé ?

-       Moi toujours rêver garçon comme tu dis, jamais vu.

-       Ah, rêvé !

-       Mais toi dis, où est-ce qu’il est ton prince charmant ?

-       OK, Moi aussi rêver, beaucoup rêver, essayer mais pas trouver.

-       Tu peux me raconter ?

Dale lui parla des quelques garçons qu’elle avait connus, de ce qui lui avait plu chez eux, et de la différence qui l’avait chaque fois conduit à l’indifférence. Elle lui parla aussi de ses conquêtes féminines.

-       Tu es en train de me dire que tu as fait l’amour avec des femmes ?

-       Ca te semble invraisemblable d’aimer une femme ? Tu n’en as jamais eu envie ?

-       Non, enfin j’ai embrassé une amie sur la bouche une fois.

-       Dis-moi.

-       On avait quinze seize ans, c’était mon amie. Dans le dortoir nous avions des lits voisins et souvent nous nous mettions dans le même lit après l’extinction des feux pour nous parler tout bas à l’oreille. Une nuit nous nous sommes serrées l’une contre l’autre très fort, et nous nous sommes embrassées en mélangeant nos salives. Ca a duré très longtemps, je ne sais pas combien de temps, peut-être dix minutes. Elle est retourné dans son lit, on respirait fort et j’avais peur que les autres se réveillent, j’avais même peur qu’on entende les bruits de mon cœur.

-       Et puis ?

-       Nous ne nous sommes même plus parlé, jamais, nous n’étions plus amies, on évitait même de se regarder ou de se retrouver dans le même groupe.

-       Sais-tu pourquoi ?

-       J’avais l’impression d’avoir commis une faute grave, elle aussi je suppose.

-       Quelle faute ?

-       Quelque chose de contre-nature, un péché.

-       Mais tu m’as dit que tu ne croyais pas aux fariboles des bonnes sœurs, c’est quoi un péché ?

-       Une faute contre l’ordre des choses. Un acte qui pourrait causer du tort aux autres.

-       Ne crois-tu pas que c’est plutôt l’ordre des choses qui cause bien souvent du tort aux autres ?

-       Tu m’embrouilles l’esprit, dis-moi, toi, pourquoi nous nous sommes évitées Anna et moi ?

-       Elle s’appelait Anna ? Est-ce que tu as repensé à ce baiser par la suite ?

-       Au début presque tout le temps, et puis de moins en moins.

-       Quand tu y pensais ça te faisait quoi ?

-       Honte, et puis j’avais envie de recommencer, je respirais vite, mon cœur battait, et…

-       Et ?

-       Je ne peux pas te le dire. J’avais très honte, je m’empêchais d’y penser. Tu peux me dire pourquoi ?

-       La honte, tu la ressentais parce que même sans qu’on t’ait jamais interdit de faire ce que tu avais fait ce soir-là tu savais que l’interdit existait. Il te suffisait pour connaître l’interdit de n’avoir jamais vu deux femmes s’embrasser en public, et d’avoir entendu des injures comme « gouine » « gouse » ou « sale lesbienne ». Pour toi l’interdit semblait même d’autant plus fort que personne ne parlait jamais de telles choses. Tu n’imaginais même pas possible d’en parler à ton amie. Vous vous sembliez anormales, contre-nature comme tu dis. Peut-être craigniez-vous également d’être emportées par cette force qui vous avait plaquées un moment l’une contre l’autre.

-       Tu n’as jamais eu honte toi ?

-       Non, j’ai eu peur souvent qu’on se moque de moi, je suis restée discrète, mais je n’ai jamais eu honte de mon plaisir.

Cette nuit là Dale et Magda, épuisées de paroles et d’une longue retenue, dormirent emmêlées. Pour la première fois de sa vie Magdalena fit l’amour à celle dont elle devait ignorer qu’elle portait l’enfant dans son ventre. Elle fit l’amour pour la première fois. Lorsqu’elles s’éveillèrent ce fut comme au jardin d’Eden. Elles n’avaient jamais ni l’une ni l’autre éprouvé tant de joie, tant d’espoir et tant de plaisir en ouvrant les yeux.

Plus tard dans la journée, alors qu’elles avaient décidé de se lever parce qu’elles avaient faim, Dale se décida.

-       J’ai un secret à te dire.

-       Je sais.

-       Non tu ne sais pas. Tu n’aurais jamais dû le savoir, l’ovule…

-       …qui a fécondé mon ovule vient de toi.

-       Comment sais-tu ?

-       Je l’ai deviné. D’abord je l’ai espéré, puis je m’en suis persuadée. Hier soir je l’ai su. Je t’aime Dale, et je t’aime de m’avoir fait un enfant.

-       Magda !

Elles déjeunèrent tard dans l’après-midi, juste avant de regagner Tijuana où la chaleur du printemps s’était installée.

Malik avait beau s’efforcer de recouvrer son naturel, toute assurance l’avait quitté. Claire sollicita l’aide des femmes qui l’avaient soignée. Elle incitait Malik à faire appel au Ndop, au Prozac ou à l’Iboga, sans succès. Il voulait assumer tout seul une situation dont il s’estimait responsable et désespérait de ne pas trouver en lui-même les ressources nécessaires.

La raison n’y faisait rien. Claire lui prouvait par son comportement qu’elle n’avait subi aucun dommage psychique ni physique. En ce qui concerne le physique, les analyses l’avaient clairement établi. Si la folie de Christophe ne pouvait pas être prévue, Malik n’aurait pas su devoir en préserver Claire. Quoi qu’il en soit Malik pouvait accepter rationnellement tous les arguments, il ne tirait cependant aucun réconfort de leur exposition.

Sa force l’avait quitté, sa joie aussi. La raison gouverne sans doute moins nos comportements que nous nous en servons pour les justifier. De surcroît lorsque nous agissons en vertu de ressorts que la raison ignore totalement, elle n’est plus d’aucune aide et n’en peut rien infléchir.

Il parlait de moins en moins souvent, ne s’exprimait plus que par monosyllabes. Ses journées se passaient dans l’ombre de sa chambre où Claire ne pouvait plus entrer. Souvent on l’entendait pleurer. Puis un jour, le quatrième après la triste nuit, il ne voulut plus s’alimenter. Un ancien camarade d’Université avec lequel Marie avait conservé des relations amicales dirigeait le service de psychiatrie à l’hôpital de Fann. Claire dut convenir qu’elle n’avait pas de meilleure solution que d’accepter d’y faire interner Malik.

Les dépressions réactionnelles ne sont pas les plus faciles à soigner. Claire et Marie furent prévenues de ce que plusieurs semaines seraient nécessaires avant que Malik soit assez en forme pour quitter Fann. Les premières visites ne seraient pas autorisées au cours des premiers jours.

Claire s’installa chez Marie au Plateau. L’appartement, constitué d’un grand living-room, d’une cuisine et d’une salle de bains, donnait sur une terrasse. De cette terrasse, située au dernier étage de l’immeuble, on apercevait la mer au-delà du quartier Rebeuss, et dans le lointain, derrière le cimetière et la plage de Soumbédioune, on devinait la verdure de Fann.

En vignettes sur l’écran de la visioconférence s’étaient incrustées les images vidéo de Françoise, Abigail, Luc, ainsi que celles de Claire et Marie qui étaient ensemble devant l’ordinateur. Ils avaient échangé des fichiers qui permettraient à chacun d’entre eux de connaître les dernières évolutions de l’affaire du porc à travers le monde. C’était le premier jour du printemps deux mille deux. L’actualité n’était guère réjouissante, où que les regards se portaient, mais ils ne voulaient pas en parler. Leur conversation roulait sur le navrant épisode que vivait Malik. Françoise avait déjà fait le tour de son réseau d’information.

-       Claire, il faut que tu me donnes le mél du médecin de Fann, il n’est pas forcément au courant des dernières AMM. On m’affirme que le Prozac fait désormais partie de l’avant dernière génération, les nouveaux produits pourraient aider Malik.

-       Merci, je prends sa carte et je te l’écris.

Pendant qu’elle cherchait la carte de visite du médecin, Abigail avait pris la parole.

-       La chimie est certainement nécessaire, mais dans le cas de Malik on sait que c’est un choc psychologique qui se trouve à l’origine de son trouble. Moi, je crois qu’il faudrait aussi faire appel à un thérapeute cognitiviste, sinon les symptômes disparus on pourra toujours craindre une rechute. Sais-tu s’il y a des cognitivistes à Dakar ? Si tu veux je peux me renseigner ici ?

Claire avait trouvé la carte du médecin et l’avait passée à Marie afin qu’elle retranscrive l’adresse dans le tableau commun à tous les participants à la conférence. Claire répondait à Abigail.

-       Je ne sais pas du tout, c’est l’école de Palo Alto ?

-       A l’origine oui. Ce sont des gens qui n’essaient pas d’aller fouiller la petite enfance ou les tréfonds de l’inconscient. Ils partent du comportement pour permettre au sujet d’acquérir de nouvelles habitudes mentales, c’est très concret.

-       Je crois que l’hôpital de Fann a eu des liens avec cette école qui s’est intéressée aux techniques du N’dop, mais j’aimerais bien que tu te renseignes.

-       Ok, je lui envoie tous les liens, et si je trouve la liste sénégalaise je te l’adresse aussi.

La conférence ne s’éternisa pas. Chacun donna les avis ou les réconforts qu’il pouvait, mais personne n’avait envie de plaisanter ou de palabrer sans retenue comme c’était habituel entre eux. Il était minuit heure de Paris, vingt-trois heures au Sénégal et dix-sept heures pour Abigail. Claire et Marie dormirent dans le lit de Marie. Elles dormirent mal et peu, Claire sanglota deux ou trois fois, Marie lui serrait la main.

Elles furent réveillées par la sonnerie du téléphone. L’hôpital de Fann prévenait que Malik venait d’être transféré en « soins intensifs » après que son état général se fut dégradé subitement. Il vomissait du sang.

Le jour se levait lorsqu’elles prirent la corniche en direction de Fann. Dans les rêves on se sent parfois inéluctablement entraîné dans une chute fatale, ou paralysé, immobile, devant le danger. Claire vivait les yeux ouverts une suite d’évènements qui aurait pu l’assommer, la statufier, la stupéfier comme dans un cauchemar. Elle réagit tout à l’inverse, la dernière mauvaise nouvelle l’avait tout à fait réveillée. Elle battait du poing sur le siège de la voiture.

-       Non ! non ! non ! On va le sortir de là, Marie. Est-ce qu’il faut le laisser à Fann où le conduire à l’hôpital principal ? J’appelle Amadou Dramé à Pasteur.

Elle l’appela sur son portable. Leurs relations de travail étaient presque quotidiennes. C’est lui qui pilotait toutes les analyses concernant les porcs.

-       Amadou ? Claire. Malik a un sale truc, il est à Fann et vomit du sang. Peux-tu envoyer quelqu’un là bas pour faire un check-up complet ?

-       Merci, je serai sur place.

Elle se tourna vers Marie.

-       On va faire un prélèvement pour Paris, tu pourras demander à Françoise d’organiser la réception à Roissy ? On a assez de temps pour profiter du vol Air Afrique de dix heures.

-       OK.

-       Appelle TRANSCAP pour les formalités avant d’aller à l’aéroport.

Malik était entouré de toute une équipe. On l’avait placé sous monitoring. Les médecins discutaient de l’intérêt d’une éventuelle intubation qui permettrait de procéder à l’examen visuel des voies digestives. Les infirmières s’affairaient. Claire s’approcha de lui. Elle posa un baiser sur son front, et il entrouvrit les paupières. Elle le regarda en souriant. Malik ne pouvait pas sourire, son regard restait inexpressif, il avait le teint gris. Claire aurait voulu pleurer, elle aurait voulu pouvoir partager la détresse de cet homme qu’elle aimait tant. Elle ne le reconnaissait pas.

-       Ca va aller mon mélanique.

Il semblait trop faible pour parler. Claire compris en lisant sur ses lèvres qu’il articulait :

-       Ca ne va pas.

-       Tu es fatigué, laisse aller, on s’occupe de toi.

L’amie de Marie avait passé la main au patron des services de réanimation. Il informa Claire du traitement donné à Malik, cocktail d’anti-inflammatoires, anti-hémorragiques, et alimentation parentérale.

-       Qu’est-ce qu’il a ?

-       Nous n’avons pas encore les analyses.

-       D’accord, mais cliniquement vous en pensez quoi ?

-       Nous ne voyons pas le lien entre la dépression pour laquelle il est entré ici et l’évolution actuelle.

-       Alors sans faire de lien, ses symptômes actuels vous font penser à quelle maladie ?

-       Ces symptômes ne correspondent au tableau complet d’aucune maladie. Les radios nous font penser à un ulcère perforé mais ça n’est pas satisfaisant. Nous devons attendre les analyses, nous aurons les premiers résultats dans deux heures.

-       J’ai demandé à Amadou Dramé de nous envoyer un assistant qui procédera à des prélèvements exhaustifs. Pasteur établira un check-up complet et j’adresserai les échantillons en double à Paris par l’avion de dix heures.

Le patron de l’unité des soins intensifs n’était pas habitué à ce qu’on prenne de pareilles initiatives dans son service, mais il avait entendu parler de Claire et Malik au cours des derniers mois. Il se contenta d’acquiescer en silence.

Claire fit procéder à des prélèvements de sang, d’urine, de selles, d’expectorations, et de régurgitations. Les infirmières la regardaient commander avec admiration. Elle demanda qu’on lui fasse copie des notes de l’examen clinique, des radios, échographies et scanners, on établit les copies qu’elle demandait. Le dossier fut joint aux prélèvements et se retrouverait avant la fin de l’après midi entre les mains de Françoise.

-       Nous allons l’intuber, madame.

-       Faites tout ce qu’il vous est possible de faire. J’ai parfaitement confiance en vous et j’espère que vous ne prendrez pas ombrage des avis extérieurs que je demande. Vous conviendrez certainement qu'il est plus productif de penser à dix que tout seul.

-       Certainement. Je suis prêt à collaborer avec vous.

-       Merci.

-       Vous n’avez vraiment pas d’avis sur cette maladie ?

-       Sincèrement je pense que la dépression doit être intégrée au tableau, je ne crois pas aux coïncidences. Pour l’instant l’image est trop floue pour que j’avance un diagnostic.

-       Est-ce que vous pensez pouvoir rapidement maîtriser les symptômes ?

-       Il est trop tôt pour le dire.

-       Voici mon numéro de portable, n’hésitez surtout pas à m’appeler.

A onze heures elles étaient de retour à l’hôpital après avoir confié au pilote d’air Afrique les précieuses éprouvettes.

Marie observait son amie dont le calme et la fermeté  ne souffraient pas de l’accumulation des évènements stressants qu’elle vivait. Son expression demeurait souriante, son port souple et dynamique, sa voix pimpante. Le sérieux de son regard augmentait encore la force de sa présence « évidente ». Ce qu’elle avait à faire lui semblait tellement évident que la certitude émanait de tout son être. Pourtant elle n’était sûre de rien concernant le mal dont souffrait Malik. La subite dégradation de son état général comme l’ignorance des médecins aggravait son inquiétude. Mais Claire n’aurait pas été capable d’abandonner la maîtrise des évènements à qui que ce soit. Elle avait coutume de prendre les avatars de la vie à bras le corps, de ne jamais s’en laisser conter, et d’agir. Elle entraînait invariablement l’adhésion des plus sceptiques et des plus timorés, comme celle des plus arrogants. Elle ne s’autorisait rien, ne faisait jamais preuve d’autoritarisme, elle faisait autorité. Ces qualités lui avaient permis de mener à bien sa tâche des mois passés, elle n’avait pas changé, on la suivait naturellement.

-       Tu prends un café, Marie ?

-       Oui, tu veux que j’aille les chercher ?

-       Si tu veux bien. Rejoins-moi aux soins intensifs.

L’infirmière en chef était assise dans son bureau à l’extrémité du couloir. Elle fit un signe à Claire dès qu’elle l’aperçut.

-       Nous avons les premiers résultats, j’étais en train de les reporter sur la fiche.

-       Oui ?

-       Rien de ce que je vois ne nous fait avancer. La formule sanguine est normale, un peu d’anémie, les constantes physiologiques sont dans la normale.

-       Les lymphocytes ?

-       Normaux. Tout est normal. Le foie fonctionne normalement, les reins aussi. Tous les taux  sont normaux, à l’anémie près qu’une diète de plusieurs jours suffit à expliquer.

-       Vous n’avez pas encore de culture ?

-       Non, vers quinze heures j’espère.

-       Comment va-t-il ?

-       L’hémorragie a cédé au traitement.

-       Est-ce qu’il s’exprime ?

-       Non, nous lui avons administré un sédatif, l’intubation doit commencer dans quelques minutes.

-       Puis-je le voir ?

-       Après l’intervention si vous le voulez bien.

Marie arrivait avec les cafés.

-       Je vous remercie, à tout à l’heure.

Elles allèrent s’asseoir sur un banc dans le jardin. En buvant leurs cafés elles appelèrent chacune son bureau, s’informèrent du suivi des dossiers importants, dictèrent ou rectifièrent des courriers.

-       J’ai comme une impression de déjà vu.

-       C’est la fatigue.

-       Je veux dire qu’une maladie sans signe biologique, sans fièvre, tout ça, ça me rappelle trop...

-       Non, tu es fatiguée, attends l’examen, et les analyses complètes.

-       Oui, n’empêche.

-       Tu ne vas pas chercher des coïncidences !

-       Justement.

Marie portait un boubou. A Fadiouth sa tenue était plutôt blue-jean et chemisier. Depuis qu’elle habitait Dakar et assumait des responsabilités elle avait adopté des tenues plus féminines, robes, tailleurs, boubous. C’était ce jour là un tissu blanc moiré, très léger, formant de subtils drapés. Elle mit son bras autour du cou de Claire et posa sa joue contre la sienne. Elle ne dit rien.

Lorsqu’on les appela, Claire posa un baiser sur son front et se leva. Marie s’émerveilla du ressort de son amie.

Le chirurgien les rejoignit dans le couloir, son expression ne laissait rien transparaître de ce qu’il pouvait penser.

-       J’ai pratiqué une biopsie. En trois exemplaires.

-       Qu’avez-vous constaté ?

-       Hmm ! Ca ne ressemble pas à une ulcération, les tissus sont partiellement nécrosés, mais il n’y a aucune trace d’inflammation périphérique.

-       Alors ?

-       Je ne sais pas. L’hémorragie est ralentie par les facteurs coagulants que j’ai prescrits, mais seulement ralentie. Je ne sais pas de quoi il s’agit. Vous pouvez emporter les biopsies.

-       Dites, soyez un peu plus précis s’il vous plait. Vous ne me donnez même pas votre sentiment.

-       Je n’en ai pas, et je n’aime pas cela. Mais je ne vous cache rien, je ne sais pas, c’est tout.

-       Quand pourrai-je voir Malik ?

-       Il ne se réveillera pas avant une demi-heure, nous le ménageons. Je ne pense pas que vous devriez le fatiguer. Nous vous appellerons quand il sera en état de recevoir des visites.

Claire ne protesta pas. Elle salua le médecin et s’éloigna vers le parking avec Marie. Elles prirent la corniche vers le plateau, vers l’institut Pasteur. Amadou Dramé les reçut sans les faire attendre. Il prit les boîtes de pétri que lui tendait Claire et appela un assistant.

-       Expédiez l’une des boîtes à Paris par le vol de ce soir et mettez les tissus de l’autre boîte en culture.

-       Claire ?

-       Oui ?

-       Nous ne trouvons rien d’anormal.

-       Tu vois Marie, « déjà vu » ! Amadou, on a déjà vu ça. Il faut rechercher l’enzyme, la même enzyme .... il faut analyser l’A.D.N, tu comprends ?

-       Si tu veux.

Le portable de Claire sonna. Elle ne parla pas. Quand elle raccrocha elle fermait les yeux. Sans les ouvrir elle dit :  « Malik vient de mourir ».

27 février 2007

xx power 10

Etienne et les jumeaux entrèrent dans la crêperie. C’était la première fois qu’il accompagnait ses enfants en Bretagne pendant les vacances de Pâques. Anxieux de faire partie d’une charrette dans sa banque , triste et surpris de la distance qui s’était créée entre Françoise et lui , démotivé, il avait décidé de prendre une année sabbatique.

Le pot de départ avait eu lieu trois jours plus tôt. Les questions des collègues sur ses projets n’avaient obtenu que des réponses évasives. Etienne savait cependant parfaitement ce qu'il allait faire. Il comptait transformer sa passion des maquettes de bateau en commerce sur le net. Il ambitionnait de devenir « le » spécialiste, « la » référence, en matière de maquettes de voiliers.

La crêperie était restée fermée depuis la fin de l’été. Les nouvelles cartes n’étaient pas encore imprimées, on avait seulement barré les références qui appartenaient à jamais au passé. Plus de galettes complètes, au bacon, au jambon avec ou sans fromage, à la saucisse de pays, à l’andouillette, au lard. La moitié des lignes étaient rayées. On avait ajouté à la main de nouvelles spécialités sous le titre de « galettes de la mer », aux rillettes de thon, au maquereau, et même au surimi.

Julie repoussa la carte en affichant un air de dégoût.

-       Moi j’en veux pas de ces trucs là. Je ne prendrai que des crêpes sucrées.

-       Il faudra t’y faire ma vieille, tu ne vas pas te nourrir de sucrerie, hein papa ? Si tu n’essayes pas tu ne sauras jamais si c’est bon.

-       Je n’aime pas le poisson.

-       Tu préfèrerais une galette au filet de bœuf ou à la côtelette d’agneau ?

-       Non, au jambon.

-       Papa, regarde, ils n’ont pas supprimé les galettes merguez !

-       Les merguez sont faites avec du mouton.

Julie retrouva le sourire. La serveuse prenait la commande à une table voisine où les convives échangeaient des commentaires sur le même thème.

-       Est-ce que tu vas sortir le bateau papa ?

-       La semaine prochaine. Demain je m’en vais pour trois jours.

-       Où vas-tu ? Je peux venir avec toi ?

-       Et moi ?

-       Non vous resterez avec vos grands-parents, c’est un voyage d’affaires qui ne vous amuserait pas du tout. Je vais acheter des maquettes à l’autre bout de la Bretagne.

-       Moi ça me plairait.

-       Je vais vous inscrire à l’école de voile. On fera du bateau dans huit jours, et il faudra le caréner d'abord.

-       Qu’est-ce que c’est caréner ?

-       Nettoyer la coque, gratter la peinture, remettre de l’antifouling.

-       Antifouling ?

-       C’est un produit qui tue les algues ; si on peignait les coques avec des peintures normales elles seraient vite recouvertes d’algues et de coquillages et les bateaux seraient moins rapides.

-       Ca fait plus d’un an que maman n’est pas venue ici.

-       Et alors Louis, tu sais bien que maman a des réunions sans arrêt.

-       Elle pourrait venir pendant le week-end, non ?

-       Dix heures de train pour nous voir une journée, c’est vrai que ce serait un repos intelligent.

Etienne se gardait bien de prendre parti. Il était satisfait que Louis ait de lui-même exprimé ce que lui-même taisait tout au moins verbalement. Il se demandait souvent si ses liens avec Françoise s’étaient desserrés ou bien s’il n’y avait jamais eu entre eux de véritables liens. Se poser la question revenait pour lui à y répondre. Il n’y avait jamais eu de lien sauf ceux de la bonne conduite, de la civilité, des convenances, et jadis un lien plus intime, plus fort, plus sauvage, qui s’était dissous de lui-même sans qu’ils l’aient souhaité ni vu se déliter. En s’affirmant, Françoise l’avait nié, même pas, relégué. Elle ne manifestait aucun changement d’attitude vis à vis de lui-même ou des enfants, s’efforçant d’organiser la maison comme par le passé. Mais les dîners, les sorties, les mondanités et les fêtes familiales l’ennuyaient visiblement. Elle s’éloignait insensiblement de leur univers. Julie était la seule qui la poussait à raconter par le menu ce qu’elle faisait au ministère, à vouloir connaître les détails des gens avec qui elle travaillait. Elles parlaient longuement ensemble, chaque soir, dans sa chambre. Julie était fière de sa mère.

Stéphane avait installé Françoise dans un fauteuil. Il avait soigneusement sculpté son modèle, placé les coussins, relevant une jambe sur l’accoudoir, écartant l’autre en lui posant le pied sur une chaufferette, abaissant la tête sur l’épaule, refermant un coude.

Lorsqu’elle était entrée pour la deuxième fois dans son atelier, sans avoir prévenu de sa visite, elle avait commencé par le saluer. Nullement surpris de la voir, Stéphane avait porté l’index devant sa bouche pour lui signifier de ne rien dire. Elle s’était tue. Ni cette fois là, ni jamais depuis, ils n’avaient échangé un seul mot. Le jeu leur apportait trop de satisfactions pour qu’ils risquent de l’interrompre déjà.

Sans un mot ils se parlaient beaucoup. Ils se livraient totalement aux désirs de l’autre dont les demandes s’exprimaient beaucoup plus librement sans le truchement restrictif du vocabulaire. Ils apprenaient un langage sans mot, un langage par ce qu’il y avait bien dialogue, demande et réponse, affirmation, interrogation, négation, nuance, abstraction, signe, symbole, mais un langage exempt de la lourdeur du passé comme de la crainte de l’avenir, entièrement occupé du présent.

Ils avaient compris la richesse d’un échange où le désir serait affranchi des stéréotypes, des habitudes et des tics langagiers. Ils savaient l’un comme l’autre quels efforts d’attention leur demandait cette absence de mots, et que cette rupture de confort en avivant leur désir de com-prendre l’autre exigeait qu’ils se livrent sans faux-semblant.

Etienne se trouvait en Bretagne avec les enfants, et Françoise passait toutes ses nuits chez Stéphane.

Elle n’avait de sa vie éprouvé un sentiment aussi impératif que celui qu’elle éprouvait pour lui. Elle n’avait jamais imaginé la possibilité que deux êtres puissent autant se désirer, se désirer aussi violemment différents, chacun aussi violemment affirmé, chacun aussi pleinement attentif et chacun si abandonné au désir de l’autre. Elle se découvrait étrangère à elle-même tout en se reconnaissant enfin.

Stéphane avait commencé de faire son portrait et l’intégrait au sein d’une composition qu’il avait ébauchée devant elle sur une toile de grand format.  Elle sourit en pensant que Stéphane avait trouvé Gala. Elle, avait trouvé Dali. Il leva les sourcils, interrogatif.

Son sourire s’affermit, à l’arrondi de ses paupières et au mouvement de sa respiration qui formait une onde depuis son ventre jusqu’à sa gorge, à l’intensité, à la fixité de son regard, à tant de détails infimes de son maintien, de son visage, de tout son corps qui parlait, il comprit qu’elle lui disait qu’elle était Gala et qu’il était Dali. Il n’évoqua pas la femme d’Eluard et le peintre de Cadaques, mais il comprit qu’elle était devenue son égérie, qu’elle le savait et le voulait. Tout son corps le disait.

Il aimait parler, deviser, argumenter, délirer, même haranguer. Mais avant tout c’est par le regard qu’il vivait. S’il avait adopté ce jeu du silence avec Françoise dès le premier jour c’était sans préméditation, ça s’était imposé à lui. Il avait toujours été sensible à ce qui se dit en dehors des mots, jamais pourtant il n’avait imaginé entretenir le type de relation qui s’était établi entre eux. Il s’étonnait de pouvoir comprendre et dire avec la certitude d’être mieux compris que s’il s’exprimait avec des mots, des idées aussi abstraites que celle que Françoise venait de lui communiquer.

En si peu d’heures qu’ils avaient vécues ensemble ils avaient développé une sensibilité particulière ou plutôt une attention nouvelle à ce que disent les corps. Surtout ils avaient appris à laisser leurs corps prendre toute la parole.

Ils se souvint que lors de la soirée chez Luc, outre l’invitation qu’il lui avait lancée, il n’avait cessé de lui parler personnellement avec son corps tout en entretenant verbalement l’assemblée. Il lui avait parlé par ce qu’elle lui avait parlé sans mot dire. Il pensa à cette phrase de l’évangile : « Vous serez jugés pour toute parole vaine que vous aurez prononcée » ; il se dit que la voie mystique permettant d’éviter le jugement était sans doute celle qu’ils empruntaient. « Je vous montrerai comment je fabrique de la transcendance » !

L’emmêlement des corps les plongeait dans l’immanence et la confusion pour les tirer vers la transcendance et l’altérité. Devenir tout l’autre et n’être rien de lui, n’être rien pour l’autre et tout devenir pour lui. Fusion et fission éprouvées dans une rhétorique gestuelle et dans la nécessité des pulsions biologiques. Ils comprenaient l’un et l’autre ce qui se trouvait à la naissance des tantras, une infinie retenue et un infini déversement. Le langage des mots, fils de la raison, ne permet pas de connaître la réalité du monde où les contraires coexistent.

Ils s’emmêlaient jusqu’à l’irritation, jusqu’à l’épuisement. Françoise rompit la pose en étirant ses membres et s’allongeant dans le grand fauteuil. Elle voulait que Stéphane vienne la caresser. La caresser, frôler ses limites, pour qu’elle sente parfois seulement à distance la chaleur de ses paumes ou parfois un simple remuement de l’air, ou qu’elle sente son odeur, même, que seulement elle le sente rôder. Stéphane savait qu’il devait la caresser peau contre peau, des joues des lèvres, sur tout le corps.

Il avait envie de la flairer, d’isoler un parfum doux, laiteux, puis un musc, une odeur d’abricot mûr, et chaque fragrance des muqueuses, et d’y boire, et d’y trouver les traces de ses propres sueurs mêlées à celles de Françoise.

Il se coula près du fauteuil, apposa le creux de sa main dans l’espace sombre entre ses cuisses, puis enserra sa tête, puis son cou, débutant une longue prière faite de courbes appuyées, de frôlements  affolants, de pincements  légers, de pénétrations attendues, de pesanteurs espérées, de surfaces dénichées, de rythmes enchaînés, de tous les accouplements possibles sans que les sexes se mêlent, sans que les bouches s’unissent. C’était la demande de Françoise, il l’avait bien comprise.

Elle voulait que chaque parcelle de sa peau soit reconnue par lui, rendue sensible, exaspérée. Il fallait que cela dure, et que l’exaspération des sens atteigne son acmé.

Stéphane avait fait l’amour avec tant de femmes qu’il en avait abandonné le décompte. Il avait vécu bien des instants de grâce, et de farouches excitations, des frénésies, des plénitudes. Ce qui se passait entre Françoise et lui réunissait le meilleur de tout ce qu’il avait pu vivre, c’était une sorte de chef-d’œuvre.

Françoise entra dans le café où elle prenait son petit déjeuner désormais chaque matin. Elle commanda un grand crème et des croissants puis alluma son portable. Il y avait un message de Marie reçu en fin d’après-midi la veille :  « Malik est mort. Claire est persuadée qu’il avait attrapé la maladie des porcs. C’est possible....rappelle-nous. ». Lorsqu’elle fut bien sûre d’avoir compris le message Françoise se mit à trembler de tous ses membres. Les consommateurs du café s’en inquiétèrent, on l’allongea sur une banquette, elle claquait des dents, sa peau avait pris une teinte grise, elle ouvrait des yeux effrayés. L’image de Stéphane et celle de Louis se superposaient au visage de Malik. Pas un instant elle mit en doute la conviction de Claire. L’hypothèse si souvent évoquée d’un passage de la maladie à l’homme était enfin vérifiée. Elle vit dans l’instant ce que l’avenir lui réservait. Sur la voie des porcs, d’abord les hommes mourraient, laissant les femmes seules. Les petites filles vieilliraient sans espoir de voir un jour naître leurs propres enfants. Peut-être verrait-on se développer un triste monde de clones. Stéphane, Louis, Etienne, était-ce possible qu’ils doivent mourir ? Pourquoi ne pouvait-elle pas mettre en doute l’avis de Claire ? D’où lui venait cette certitude que Claire avait raison ? Marie avait dit « c’est possible », Françoise entendait « c’est sûr », ni l’une ni l’autre n’auraient émis la terrible hypothèse sans la savoir bien étayée. Dans le doute elles auraient attendu que les évènements infirment ou corroborent leurs craintes. Ni l’une ni l’autre n’aurait eu la légèreté de créer une panique sans fondement.

On lui fit avaler des sucres imbibés de Cognac. Les tremblements diminuaient. Elle entendait à nouveau les gens parler autour d’elle. Puis elle put s’asseoir. Elle se sentait faible et se tenait la tête dans les mains, les coudes posés sur la table, les yeux fermés. Les conversations s’éloignaient. Quand elle put articuler une phrase elle demanda qu’on appelle un taxi.

Des larmes coulaient sans bruit sur ses joues, elle les essuya en franchissant le hall d’entrée du ministère. Elle était rompue, meurtrie d’une nuit pleine de sens, et voilà que son âme s’était brisée d’envisager la catastrophe et la perte impensables. C’est Claire qui répondit lorsqu’elle forma le numéro de l’appartement du plateau.

-       Merci. Françoise, on va avoir du boulot.

-       Tu dois être épuisée. Claire tu dois te reposer, viens à Paris quelque temps.

-       Tu es gentille mais je ne pourrai pas me reposer avant de savoir ce qui a tué Malik..

Claire avait la voix brisée, elle retenait des sanglots. Malik était devenu toute sa vie, et toute sa vie s’effondrait. Elle voulait qu’il revienne, qu’il existe encore, qu’on analyse les quelques cellules de lui qui avaient été envoyées à Paris dans des boites de Pétri.

-       Peux-tu faire activer l’institut Pasteur. Les prélèvements de Ma… de Malik doivent être exploités d’urgence, il l’aurait voulu.

-       Comment es-tu faite ? Tu ne perds jamais pied ?

-       Tu sais, je ne crois pas que tu sois très différente de moi. On a de la chance.

-       De la chance ! Malik est mort, c’est peut-être le premier, mon fils va mourir et tu dis qu’on a de la chance !

-       De tenir debout, oui. Il faut savoir le plus rapidement possible si les taux d’enzyme dans les cellules nécrosées sont les mêmes que chez les porcs. Tu t’en occupes ?

-       Oui. Mais qu’est ce qui te fait croire qu’il s’agit de la même maladie ?

-       Les atteintes cellulaires sont les mêmes. La déprime de Malik venait des premières atteintes cérébrales, l’autopsie l’a mis en évidence. Marie est d’accord avec moi. Nous sommes déjà certaines qu’il s’agit de la même maladie, mais le taux d’enzyme apportera la preuve. Tu peux nous informer dès que tu auras la réponse ?

-       Bien sûr, je m’en occupe.

-       J’attends ton appel, je t’embrasse.

Françoise appela immédiatement l’institut Pasteur en demandant qu’on lui communique le résultat des analyses au ministère dans les plus brefs délais.

Peu avant midi Françoise accompagnait le ministre de la Recherche et le Premier ministre dans le bureau du Président à l’Elysée. Pasteur avait confirmé l’intuition de Claire. Les cellules de Malik avaient été délitées par la même enzyme qu’on avait trouvé en quantité anormale dans les cellules des cochons mâles.

-       Vous vous rendez bien compte, je suppose, de la gravité de ce que vous affirmez madame Garnier.

-       Monsieur le Président, je n’affirme rien. J’espère que nous nous inquiétons à tort. Notre collaborateur sénégalais est peut-être mort d’une maladie inconnue sans rapport avec celle des porcs. Mais la ressemblance est trop évidente pour que nous attendions d’autres cas avant de vous informer du risque.

-       Si vous avez raison, rien ne vous permet d’affirmer qu’une pandémie serait inéluctable je suppose.

-       Rien ne me permet de l’affirmer, Monsieur le Président, et je ne l’affirme pas. Nous n’avons pas d’explication en ce qui concerne la panzootie ; un développement analogue chez l’homme n’est pas à exclure, je le crains.

-       Si vos craintes s’avéraient, les hommes, sauf avancée des connaissances, seraient voués à disparaître dans les mois à venir, n’est-ce pas ?

-       Les mâles, oui, dans les mois à venir.

-       C’est extravagant.

-       C’est un risque réel, je me devais de vous en aviser sur-le-champ.

-       Mais je ne vous le reproche pas. Monsieur le ministre, que peut-on espérer de la science dans l’hypothèse où une pandémie s’installerait ?

-       Les programmes internationaux qui ont été mis en place pour comprendre la maladie du porc mobilisent la plupart de laboratoires de génomique, de biologie moléculaire, et de toutes les disciplines qui permettraient d’apporter un peu de lumière. Les recherches sur le cancer ont quelques décennies de recul ; même si on en comprend un peu mieux les mécanismes, le cancer tue encore. Il pourrait être décidé de réquisitionner l’ensemble des laboratoires publics et privés qui sont équipés pour travailler sur la question. Mais rien ne permet d’avancer que les résultats viendraient à temps.

-       Je vous remercie. Gardez tous les trois l’ensemble de ces informations confidentielles jusqu’à nouvel ordre. J’attends que vous me fassiez connaître d’éventuelles infirmations, ou confirmations, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Veuillez rester, monsieur le Premier ministre.

Claire et Marie avaient demandé à tous les hôpitaux d’Afrique de l’Ouest de communiquer à leurs bureaux tout élément concernant la survenue du moindre cas de maladie humaine inexpliquée. Leur réseau de surveillance, mis en place pour le suivi de la maladie du porc, pouvait être mobilisé sans intervention des ministères de tutelle. L’instruction ne suscita pas de commentaire ni d’opposition. Il ne s’agissait d’ailleurs que de réactiver une mesure prise de longue date.

En sortant de l’Elysée, Françoise, au lieu de regagner le ministère, demanda au chauffeur de la conduire chez Stéphane. Elle n’eut pas la force d’entrer, fit les cent pas sur le trottoir en fumant une cigarette, et s’assit à la terrasse d’un bistrot. Comme tout le monde elle avait maintes fois imaginé ce que seraient les conséquences du passage de la maladie des porcs à l’espèce humaine. Cette hypothèse avait fait l’objet de mille scenarii. Au fil des mois, par un curieux processus de déni, aucun cas humain n’étant apparu, l’hypothèse avait presque disparu des articles de presse. Les désastres économiques du présent suffisaient largement à alimenter les chroniques des différents médias. Si l’on n’en parlait presque plus, on en avait beaucoup parlé, et on gardait au fond de soi l’idée qu’un jour peut-être l’homme serait atteint.

Françoise essaya de se projeter dans un futur dont elle craignait désormais qu’il fut proche, où les hommes mourraient un à un comme les porcs étaient morts. Elle imagina la mort de son père, de Louis, d’Etienne, elle imagina la mort de Stéphane. Elle imagina la vie des femmes privées d’hommes, les désastres que ces bouleversements allaient provoquer. Elle devait décider de ce qu’elle voulait privilégier au cours des semaines et des mois à venir. Tout choix impliquait un déchirement. La souffrance serait-elle plus supportable d’être vécue par tous, dans chaque maison à travers le monde entier ? Qu’est-ce qui était essentiel pour elle-même ?

Elle reconnut très vite qu’Etienne ne faisait pas partie de l’essentiel. Louis, la mort de Louis serait un crève-cœur, une amputation. Un mois plus tôt elle ne connaissait pas Stéphane, pourquoi ne l’avait-elle pas rencontré plus tôt, et pourquoi l’avait-elle rencontré alors qu’il devait si vite lui être enlevé ? Stéphane faisait partie de l’essentiel. Il fallait qu’elle préserve l’équilibre de Julie. Il fallait aussi qu’elle se batte pour que les femmes organisent avec les hommes l’héritage qu’ils allaient laisser. Les heures passèrent à la terrasse où elle but café sur café.

Stéphane se tenait devant elle, de l’autre côté de la rue, et l’observait. Il avait d’emblée ressenti l’intensité de son désarroi. Lorsqu’elle le vit et que la douleur de la perte annoncée envahit son regard, que son corps tout entier vécut par anticipation leur séparation prochaine, Stéphane comprit qu’il s’agissait aussi de lui, qu’il faisait aussi partie du malheur de Françoise. Il sut qu’ils allaient parler avec des mots. Il avait très envie d’entendre sa voix. Leurs regards restaient attachés. Il sourit, traversa la rue, lui prit la main en posant un baiser sur ses lèvres, et dit : « Viens mon égérie, viens tout me dire ».

Luc avait appris la nouvelle par Abi à New-York le jour où Françoise les avait réunis sur le net après la confirmation des tests par Pasteur.

-       Pourquoi pleures-tu ?

Abigail était allongée sur le sol, la tête plongée dans des coussins, secouée de sanglots.

-       Luc, Luc, tu vas mourir.

-       Je sais bien.

-       Bientôt !

-       Tu as entendu des voix ?

-       Luc, tous les hommes vont mourir !

-       Et toutes les femmes. Tu te sens bien ?

-       Ecoute-moi Luc, Malik est mort de la maladie des porcs.

Luc ne répondit rien, il se tourna vers la fenêtre, posa les mains sur les vitres et baissa la tête. Abi l’appelait en mêlant son nom à des sanglots. Il semblait ne pas entendre, il était devant la fenêtre mais il ne regardait rien. Pendant longtemps il ne bougea pas, puis  quand il se retourna il s’assit près d’Abi, l’étreignit de toutes ses forces, et il éclata de rire.

-       Ne ris pas, ça n’est pas une plaisanterie.

-       J’ai bien compris que tu ne plaisanterais pas avec ça. Abi, mon Abigail, il faut en rire.

-       Mais tu vas mourir !

-       Toi aussi.

-       Mais toi tu vas mourir peut-être dans quelques mois ou quelques semaines.

-       J’ai désormais un avantage sur toi, je connais approximativement la date de ma mort. C’est fantastique.

-       Tu es fou, tu es fou, mais moi je ne veux pas que tu meures. C’est trop injuste.

-       Mais non, il n’y a ni justice ni injustice dans le fait d’être né et de devoir mourir. La date importe peu. C’est au-delà de notre entendement. Savoir que je dois mourir, disons avant un an, c’est une chance pour moi, ça rend chaque instant plus précieux.

-       Comment pourrai-je trouver précieux des instants qui me rapprocheront de ta disparition ?

-       Si tu te crois immortelle, tu prends ton temps, tu remets à demain, tu te permets des petits dégoûts, des humeurs maussades, des concessions aux bonnes manières, à la mode ou à je ne sais quel amour propre. Si tu n’as pas la conscience de ta mort prochaine, tu oublies de vivre. Maintenant tu sais que le trésor dont tu disposes, le pouvoir magique d’être vivante, t’est conféré pour un temps limité. Il est essentiel que tu en profites à plein.

-       Je ne saurai pas.

-       Tu sauras. Rien n’a d’importance et tout devient important. Tu vas prendre le bon, rien que le bon. La conscience de la mort est le seul remède contre le malheur.

-       C’est le plus grand malheur, un malheur sans remède.

-       Oui, mais d’en avoir conscience ravale tous les autres malheurs au rang de peanuts. Le moindre petit bonheur est mille fois amplifié par celui que procure la conscience d’être en vie.

-       Je me demande si tu es sage ou complètement givré, ou bien si tu prends l’air crâne pour tenir debout. Oh ! Luc dis-moi que c’est un cauchemar, qu’on va se réveiller.

-       Réveillons-nous Abi, profitons de la vie. Crânons !

Se sachant en sursis pour moins d'une année, de nombreux hommes pouvaient décider d’assouvir leurs phantasmes et de passer à l'acte. Luc était du nombre. Pour certains il s'agirait de s'adonner au farniente ou de vivre en sybarites, pour d'autres ce serait donner libre cours à une violence jusqu'alors contenue.

Luc éprouvait sincèrement l’excitation de savoir qu’il pouvait se permettre de vivre. Lorsque adolescent il avait lu Breton, une phrase l’avait particulièrement marqué : « Il n’y a que le merveilleux qui vaille la peine d’être vécu ». Il comptait bien évincer de sa vie ce qui échapperait au merveilleux.

Lorsque Abi lui parla du projet des WWW il décida d’y mettre toute son énergie.

-       Tu te rends compte, ce vieux stalinien d’Aragon était un vrai prophète, il l’avait bien affirmé : « La femme est l’avenir de l’homme ».

-       Il ne savait certainement pas ce qu’il prophétisait.

-       Désormais c’est une évidence. Je suis avec vous sans réserve pour obtenir que toutes les clés vous soient livrées. Ca ne va pas être coton, la plupart des hommes ne trouvent leur justification que dans la conquête et la confiscation des minables petits pouvoirs qu’ils rêvent d’exercer.

-       Crois-tu que les femmes se comporteront différemment ?

-       Nous verrons, enfin tu verras, je pense que les femmes s’intéressent moins aux hochets, aux médailles, qu’elles sont plus pragmatiques, pas plus douces ou plus altruistes, mais moins vaines.

-       Ca n’est pas vain de passer son temps dans les magasins, de dévorer les magazines pour trouver un nouveau maquillage, une nouvelle robe, pour détrôner la reine du quartier, faire pâlir de jalousie la copine ?

-       Elles doivent séduire le mâle dominant, c’est pragmatique. Le mâle dominant lui se pavane puérilement, casse tous les jouets, bâtit des théories fumeuses et bombarde ceux qui adhèrent à la théorie aussi fumeuse du voisin.

-       Es-tu bien sûr qu’il n’y aura pas de femelles dominantes ?

-       Je sais que l’univers est basé sur des structures hiérarchisées. Je sais qu’aucune société ne peut échapper à la mise en place de pouvoirs fonctionnels. Mais je sais que les hommes ont tissé une histoire de l’humanité où la nécessité des pouvoirs fonctionnels importait moins que le réseau symbolique et les raisons imaginaires qui figeaient ces pouvoirs en leurs mains. Les femmes seront peut-être plus brutales dans l’exercice du pouvoir, mais je crois qu’elles seront moins arbitraires.

-       Tu théorises, tu blatères, mon cœur. Le cerveau de l’homme et le cerveau de la femme sont faits pareil, ils contiennent les mêmes facultés de raison et les mêmes potentiels de déraison.

-       Je suis d’accord avec toi. Mais je ne crois pas que les femmes se laissent aussi facilement leurrer que les hommes par les apparences de la raison. Je crois que les femmes ont un rapport plus immédiat au réel que les hommes, plus terre à terre.

-       Et une plus grande intuition ?

-       Pourquoi te moques-tu de moi ? Sincèrement, ne penses-tu pas que les hommes et les femmes sont fondamentalement différents ?

-       Ils ont des caractères sexuels primaires et secondaires fondamentalement différents. Pour le reste !...

-       Tout le reste découle de cette différence là. Les femmes font des enfants, les hommes pas.

La discussion des différences entre les hommes et les femmes n’était pas nouvelle, mais la situation lui donnait un relief particulier. Bientôt sur la planète entière on mènerait de tels échanges d’idées. Et au fil des mois la réalité de la nature des femmes, similaire ou différente de la nature des hommes, dessinerait de nouvelles cultures, dont on analyserait les différences avec les cultures du vieux monde.

Ce que la prochaine annonce d’une probable pandémie devant rayer les hommes mâles du monde des vivants allait provoquer nourrissait les frayeurs du petit nombre d’initiés. La seule instance qui pourrait opposer des valeurs d’ordre face aux dérèglements prévisibles était en gestation, les WWW, la voie mondiale des femmes.

L’objectif premier de l’organisation WWW était un objectif de sauvegarde. Il fallait sauver de l’ouragan ce qui pouvait être englouti par la folie humaine. Le maître mot du moment était « binôme ». Toutes les décisions devaient être prises dans l’intérêt du monde futur, celui des femmes. Il convenait que, dépassant la parité, les organes de décision fonctionnent sous la bonne gouvernance des femmes, ou à tout le moins que chaque décideur soit bicéphale, une femme étant associée à l’homme en place.

Dans tous les corps de métier, là où les femmes étaient absentes ou sous représentées, des binômes de formation devaient être mis en place de manière à assurer la relève des hommes.

Il fallait également lancer les recherches qui permettraient aux femmes de se perpétuer. Améliorer les techniques de clonage, stocker des cellules embryonnaires et des paillettes de spermes pour le jour où le remède à la maladie serait trouvé.

Le travail de Luc, familier des textes juridiques, fut un peu celui d’un père de la Constitution. Il élabora la charte des WWW comme il aurait conçu celle d’un nouvel État .

Françoise attendit le retour d’Etienne pour lui parler. Elle appréhendait surtout d’avoir à expliquer à Louis qu’il était condamné, et à Julie dans quel monde elle allait devoir vivre.

On s’évertue à cacher aux enfants malades que leur maladie est incurable. Un pieux mensonge à l’échelle planétaire n’étant pas possible, bientôt plus d’un milliard de garçons mineurs allaient apprendre leur condamnation à mort. Une telle aberration du destin dépassait l’entendement.

Françoise n’avait toujours pas décidé de ce qu’elle dirait et doutait même qu’il lui soit possible d’articuler un seul mot, lorsque le dimanche soir, cinq jours après la mort de Malik, Etienne et les jumeaux revinrent à la maison.

Dès qu’elle vit les enfants courant vers elle dans le salon elle esquissa un pâle sourire qui devait plus ressembler à une grimace et s’évanouit.

-       Etienne, je ne suis pas malade.

Elle était étendue sur son lit. Etienne avait appelé SOS médecin. Les enfants vidaient leur valise entre leurs chambres et la lingerie.

-       Tu es enceinte ?

-       Non, non, je... nous avons appris une terrible nouvelle. Malik Diop est mort de la maladie des porcs. La maladie est passée à l’homme tu comprends ?

-       Attends. Il a été pendant des mois au contact des porcs malades non ? Rien ne dit que la maladie se propagera chez l’homme comme chez les cochons.

-       Jamais aucune maladie ne s’est propagée comme celle là, on ne sait même pas comment elle s’est propagée. Depuis que Malik est mort, on nous a informés d’autres cas similaires au Sénégal, nombreux.

-       Depuis qu’il est mort ? Ça fait combien de temps.

-       Cinq jours.

-       Et c’est seulement maintenant que tu m’en parles !

-       Je ne pouvais pas...

-       Tu ne pouvais pas. Depuis que madame navigue dans les hautes sphères elle ne peut pas. Elle ne peut pas être à la maison avec ses enfants, elle ne peut pas prendre de vacances, elle ne peut même pas prendre le temps d’avertir son mari qu’il va crever. Tu m’écœures.

-       Etienne, je...

-       Je, je, je, et moi, et Louis ?

Etienne s’effondra sur le lit, la gorge nouée, les épaules remuées par saccades. Il enfonça sa tête dans un oreiller pour amoindrir le bruit des sanglots. Françoise l’enlaça, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des mois. Lorsque le médecin sonna, l’employé de maison vint les en avertir. Françoise demanda qu’on paye son déplacement et qu’on renvoie le praticien, ça n’était rien. Lorsque Etienne fut plus calme il s’allongea sur le dos, les yeux ouverts. Il pleurait en silence. Il avait l’impression de vivre un cauchemar, que rien de tout cela n’était vrai, il se dit qu’il allait se réveiller, que les porcs n’étaient pas morts, que Françoise l’aimait. Il était comme saoul. Il marmonnait « c’est pas vrai ». Puis il demanda à Françoise de lui expliquer à nouveau. Les enfants ne se manifestaient pas, ils avaient compris qu’un drame se nouait mais ils ne savaient pas lequel. La désunion de leurs parents ne leur avait pas échappé, ils croyaient à une querelle, ils regardaient la télé.

Après environ deux heures de pleurs et d’explications sans fin Etienne réalisa que sa vie était non seulement gâchée, mais finie. Son sens de la dignité l’emporta.

-       Je ne veux pas que Louis le sache.

-       Mais on ne pourra pas le lui cacher, tout le monde va le savoir.

-       Je ne veux quand même pas que Louis le sache.

-       Comment pourrait-on le préserver ? Tu ne pourras pas l’enfermer, le priver de télévision de radio. Il faudrait l’emmurer pour qu’il ne sache pas.

-       Nous allons partir en bateau.

Françoise se sentit à la fois désemparée, meurtrie, et soulagée.

-       Où que vous alliez il y aura des hommes, tu ne pourras pas protéger Louis éternellement.

-       Qui parle d’éternité, quelques mois ça n’est pas l’éternité. Il y a suffisamment d’îles non francophones et très peu habitées.

-       Es-tu certain de connaître assez bien la mer ?

-       Assez bien, même si on ne connaît jamais la mer. Il faut que je choisisse un bateau facile à piloter en solitaire.

-       Quelle explication donner à Louis ?

-       J’ai pris une année sabbatique, c’est une occasion qui ne se renouvellera pas, ni pour lui ni pour moi.

-       Réfléchis bien.

-       Non, ça ne servirait à rien. Les doutes ne m’aideront pas.

Françoise sut qu’elle ne verrait plus son fils que quelques jours. Elle ne trouvait pas de solution alternative à celle que son mari envisageait. La douleur de savoir que Louis allait mourir la révulsait, elle souffrait de voir Etienne désemparé. Mais au moins Louis ne saurait pas que sa vie allait s’arrêter. Que se passerait-il sur le bateau si Etienne mourait avant lui ? Elle savait ce projet de croisière insensé. Mais la vie d’un adolescent qui attendrait la mort dans sa chambre lui paraissait encore plus folle. Elle n’avait pas de solution alternative à proposer.

Le soir même Etienne avait exposé son projet au cours du dîner. Louis était enthousiaste autant que stupéfait. Julie n’aimait pas assez la navigation pour se sentir jalouse. Dès le mardi le père et le fils quittaient Paris pour la Bretagne après que Louis eut donné procuration sur tous ses comptes à Françoise. Elle viendrait avec Julie assister à l’appareillage. La date en fut arrêtée, treize jours plus tard, le samedi vingt et un avril. Treize jours devaient suffire pour acheter le bateau, l’équiper, faire des mois de provisions. Au retour, Julie devrait apprendre les vrais motifs du départ de son père et de son frère, Françoise s’y préparait.

27 février 2007

xx power 11

Dans les jours qui avaient suivi la mort de Malik, malgré la discrétion dont lui avait demandé de faire preuve le Président de la République, Françoise avait organisé une vidéoconférence entre Abigail, Claire, Marie, et elle-même. La volonté de Françoise était de mettre sur pied une organisation des femmes, de lui dessiner un programme, dans les plus brefs délais. Elle voulait que les femmes leaders d’opinion soient informées avant l’annonce publique et aient pu jeter les bases d’une organisation. C’est ainsi que naquit la Women World Way. WWW. 3w.

WWW se posait en fédération internationale des organisations nationales de l’humanité féminine, chaque organisation nationale devant fédérer les organisations régionales.

Son programme consistait à conseiller, et si nécessaire à contraindre, les décideurs tant politiques qu’économiques de former leurs doublons féminins. Il était impératif que les femmes se trouvent aux commandes avant la disparition des hommes et que toutes les décisions soient prises pour assurer la transition la plus efficace possible. Chaque conseiller municipal, chaque député, chaque ministre, chaque chef d’entreprise, chaque ingénieur, chaque médecin chaque artisan devait former un remplaçant femme, de gré ou de force. Il devait en aller de même au sein de l’armée ou de l’administration de chaque pays, de chaque province. Il devait en aller de même au sein des instances internationales de tous ordres.

Son programme consistait à définir les priorités dans tous les domaines en fonction de l’avenir prévisible dont les hommes seraient absents, et à faire en sorte que ces priorités soient prises en compte.

Outre celui qui découlerait de la nécessité, le pouvoir des WWW aurait à s’asseoir par la grève, et si nécessaire par l’insurrection de l’ensemble des femmes.

La structure de la fédération et de ses sous-ensembles serait celle d’une association syndicale démocratique. Les fondateurs devaient pouvoir se mobiliser rapidement. La charte des WWW, comme ses statuts, et la check list des actions de prise de pouvoir, devaient être mis à la disposition de toutes les femmes dès que l’annonce de la mort des hommes serait effective.

La petite équipe rédigea en anglais et en français l’ensemble de ces documents de manière à ce qu’ils soient le plus concrets possible. Elle réunit également les fichiers d’adresses électroniques et physiques de toutes les femmes leaders d’opinion. Ces fichiers furent réunis par effet de boule de neige, en faisant appel à des amis sous des prétextes inventés. L’équipe des fondateurs n’hésita pas à faire usage de faux, usant des ressources de l’ONU des ministères, de la Commission européenne. Furent mis dans le secret ceux et celles dont la collaboration s’imposait.

Le vingt et un avril, Etienne et Louis avaient embarqué à bord de « L’Oiseau des Iles II » mouillé dans le port de Perros Guirec. Julie, Françoise et les parents d’Etienne étaient là. Ces derniers avaient tenté de dissuader leur fils d’entreprendre ce voyage qu’ils jugeaient trop vite décidé autant que mal préparé. Devant son inflexibilité, tant sur le principe que sur la date, ni la raison ni le chantage affectif n’étant efficaces, ils finirent par s’incliner. Les sourires du départ n’étaient sincères ni à terre ni à bord si l’on excepte ceux de Louis et Julie. Les femmes ne purent retenir quelques larmes. Les hommes s’exercèrent à cacher leur émotion.

Le bateau était un Privilège 48 entièrement refait. Le catamaran comportait cinq cabines, un grand carré, un cockpit aussi imposant, et le pont avait la taille d’un jardin de pavillon de banlieue. Etienne avait transformé les cabines tribord en bibliothèque et atelier. Les cabines bâbord revenaient à Louis qui disposait ainsi d’une chambre et d’un bureau. La cabine centrale était celle du chef de bord.

L’équipement comportait deux moteurs, un dé-salinisateur d’eau de mer, la climatisation, un GPS relié au pilote automatique via l’ordinateur du bord. Etienne avait laissé en place l’équipement VHF qu’il comptait mettre hors circuit dès que possible en se gardant la possibilité de l’utiliser hors des regards de Louis. Il s’était équipé des sondeurs traceurs et des radars dernier cri, mais il avait refusé de faire l’acquisition d’un téléphone satellite qui lui aurait permis de communiquer partout en mer avec le continent, et de recevoir les fax météo. Il prétexta un coût trop élevé, mais lorsque ses parents proposèrent de financer l’équipement il argua de la certitude que ce confort moral dénaturerait l’aventure. Françoise avait fait semblant d’abonder dans le sens de ses beaux-parents, tout en sachant que le lien avec la terre devait être le plus ténu possible. En contrepartie, Etienne avait accepté de faire installer une balise Argos sur le bateau. L’ordinateur était équipé de hauts parleurs et pouvait lire les compact discs. Il n’y avait à bord ni télé, ni radio.

Etienne avait également confié deux lettres à Françoise, pour plus tard, quand il n’y aurait plus rien à cacher. La première destinée à Julie, où il parlait des îles, du plaisir que son frère et son père prendraient à nager dans l’eau bleue, sans que Louis puisse se douter de la fin de l’aventure. La seconde pour ses parents, leur demandant de comprendre sa fuite, les priant d’expliquer à Julie qu’il l’aimait, qu’il serait parti avec elle si les circonstances l’avaient mises à la place de Louis.

A marée basse, le matin, toute la famille avait exploré le bateau, examiné les provisions, admiré les enrouleurs de voiles, les guindeaux électriques. Puis après un déjeuner de fête au manoir de Lann Kerellec, ils étaient revenus sur le port, attendant que la porte s’ouvre, deux heures avant la pleine mer. « L’Oiseau des Iles » II était parti au moteur, ils l’avaient suivi à la longue-vue du haut de la falaise. Les voiles avaient été hissées bout au vent, s’étaient gonflées. Ils avaient pu le voir doubler les Sept Iles, avant de le perdre de vue.

Il n’avait rien dit à Françoise qui pleurait en silence. Il l’avait serrée contre lui, brièvement, lui avait tapoté l’épaule, et avait enjambé la lisse avant du bateau. Louis promettait à ses grands-parents d’écrire un journal de bord et de leur envoyer des lettres dans chaque port.

-       Maman, ne pleure pas s’il te plait. On t’appellera à chaque escale, et quand je reviendrai, je pourrai te raconter ce que j’aurai vu pendant des jours entiers. C’est dommage que vous ne vouliez pas venir avec nous, toi et Julie.

-       Mon petit Louis, mon petit Louis…

Françoise ne savait que pleurer. Si Etienne mourait avant Louis…. Si leurs souffrances… Si… Et si tout cela était un cauchemar et que cette fuite n’ait pas de raison.

Claire se perdait dans le travail pour oublier de penser à son malheur. Elle formait équipe à plein temps avec Marie, ne se séparant d’elle que pour multiplier les prises de contact en vue de préparer les WWW. Même au cours de la nuit il arrivait à l’une de réveiller l’autre pour lui faire part de ses réflexions. Elles habitaient au Plateau, Claire ne souhaitant plus vivre là où elle avait été si heureuse avec Malik.

Plus nombreux devenaient leurs contacts avec les femmes qu’elles tentaient d’impliquer dans la constitution des WWW, plus le risque était grand de voir s’ébruiter la catastrophe. Les nouvelles des hôpitaux allaient dans le sens d’une confirmation de l’épidémie. Une soixantaine de cas de symptômes inexpliqués avait été rapportés à Claire, dont trente au seul service de réanimation de l’hôpital de Kaolak.

Les réactions des femmes africaines approchées par les deux amies et le petit groupe qu’elles formaient avec les premières recrues étaient diverses. Si presque toutes adhéraient à l’esprit du projet, certaines niaient l’évidence et refusaient d’envisager la gravité dramatique de la situation, certaines autres s’effondraient sans trouver un ressort qui leur permette de faire face. Les volontaires représentaient néanmoins la majorité.

Parmi les objectifs de la charte figurait en première place l’exigence d’une orientation massive de la recherche et du développement de la procréation non sexuée, clonage et parthénogenèse. Bon nombre des africaines s’attendaient à ce que le Sud soit bien mal loti en la matière et doutaient que l’Occident mette ses moyens au service des pays désargentés. L’indigence de l’aide au tiers monde dans la lutte contre le VIH avait montré le peu d'intérêt porté par les peuples suralimentés aux peuples mal nourris. Il y avait peu de chance que l’attitude des femmes occidentales ou japonaises soit plus altruiste que celle des gouvernants précédents au moment où elles auraient à faire face à des difficultés dont on pouvait déjà imaginer l’ampleur. La désespérance de certaines femmes venait en grande partie de cette pessimiste anticipation.

Claire n’avait pas pleuré depuis la mort de Malik. Elle avait supporté toutes les tensions depuis la nuit du viol. Depuis cette nuit là elle avait partagé le même lit que Marie, son amie, sa sœur, son réconfort. Tous les soirs elles entraient en relation par visioconférence avec Luc, Abigail et Françoise. Parfois l’un ou l’autre manquait au rendez- vous et se faisait remplacer par une recrue des WWW.

Le soir du six mai, à l’occasion d’une visioconférence avec ses amis des WWW, Claire annonça qu’on recensait trois cent morts au Sénégal. L’accès aux soins restant l’apanage des grandes villes, on pouvait estimer que le nombre réel des hommes atteints de la maladie des porcs devait être au moins de trois à cinq fois plus élevé. Les chefs d’État s occidentaux devaient certainement en être informés, mais les seules rumeurs qui se développaient provenaient de l’action des WWW. Claire proposa de lâcher l’information à la presse sous couvert de l’ORSTOM Il fallait éviter que leur projet soit contrecarré, ce qui pouvait se produire à tout instant si les pouvoirs en place y trouvaient intérêt. Mieux valait ne pas les laisser disposer de plus de temps. Cette proposition fut jugée prudente et acceptée.

Claire et Marie décidèrent de dîner au Lagon. Il faisait chaud, mais un petit souffle rendait la chaleur supportable. On entendait le chuintement des vagues sur le sable et une sorte d’aspiration lorsqu’elles se retiraient. Sur chaque table une bougie brillait dans un photophore en terre cuite. Le ponton était découvert. La clientèle comportait presque exclusivement des couples et quelques hommes d’affaires. Elles prirent place à une table à l’extrémité du ponton. Un bastingage, auquel on arrimait des bâches les jours de mauvais temps, permettait de se sentir en sécurité. Elles commandèrent des crevettes sauce diable et des darnes de thiof.

-       Non pas d’apéritif, une bouteille de gris de Guerrouane s’il vous plait.

-       Et de la poutargue.

La poutargue, c’est Malik qui l’avait fait découvrir à Claire. Un saucisson d’œufs de mulets comprimés et séchés, une sorte de tarama fabriqué en Mauritanie par les Imragens. Au Lagon, c’était l’un des « niama-niamas », des zakouskis pour apéritif. Claire voulait se montrer toujours aussi forte, mais elle était à bout de résistance. Pendant le dîner elle eut du mal à avaler quelques bouchées de thiof. Elle faisait répéter Marie, répondait à côté, son visage se figeait et son regard restait inexpressif.

Avant qu’on prenne la commande de leur dessert, Marie demanda l’addition. Elle saisit Claire par le bras et l’aida à monter l’escalier jusqu’à la corniche où elle héla un taxi qui les conduisit à son appartement.

-       Veux-tu que j’appelle un médecin ?

-       Non, mets la clim., s’il te plait.

Le vieux climatiseur faisait un bruit infernal. Claire se déshabilla et resta nue, les bras pendants, fixant le climatiseur sans le voir. Marie se sentit fondre de compassion. Elle avait l’habitude de la souffrance, son expérience de médecin au rabais lui avait fait côtoyer des maux inouïs. Elle avait su se durcir, pour étudier d’abord, et pour s’imposer à Fadiouth ensuite. Son caractère était si bien forgé, son intelligence si vive, qu’elle avait été remarquée par Françoise et était devenue l’une de ses intimes. Mais le courage de Claire ne cessait de l’impressionner. Qu’elle ait pu tenir si longtemps sans craquer la stupéfiait. Elle s’approcha de Claire, la serra dans ses bras. Claire était rigide, comme figée, comme transformée en statue de sel. Elle posa ses lèvres sur la joue de Claire près de l’oreille et lui murmura des mots doux en wolof, entrecoupant son discours de petits baisers. Elle lui caressait le dos, depuis les reins jusqu’à la nuque, et lui parlait, lui parlait, tout bas. Après quelques minutes Claire se mit à pleurer, d’abord en silence, et de plus en plus bruyamment. Ses larmes coulaient à flot, elle gémissait « Malik », criait des plaintes animales. Marie léchait ses larmes. Elles s’allongèrent l’une contre l’autre. Claire hoquetait et de temps en temps feulait une plainte ;  Marie parlait, la picorait de baisers, la caressait ;  puis elle s’endormit.

Au matin du 7 mai, Claire rédigea un communiqué de presse sur papier à en-tête de l’IRD qu’elle faxa à l’Agence France Presse à Dakar ainsi qu’au Soleil, aux différents journaux, et aux agences de presse représentées dans la capitale

Le 7 mai 2002, les autorités sanitaires du Sénégal, incapables de démentir l’information, firent savoir à la communauté internationale que plus de trois cents cas similaires à la maladie du porc, concernant des hommes, avaient été signalés au cours des derniers jours dans les hôpitaux du pays. A midi les services de la primature confirmèrent l’information. Au moins trois cents hommes étaient morts de la maladie des porcs.

Si de par le monde il survivait encore ici et là quelques truies c’est qu’on les avait cachées dans des enclos retirés. Quelques hardes de laies creusaient encore leur souilles dans les broussailles des forêts. En ce début du mois de mai, tous les cochons mâles avaient été éliminés par la maladie, les sangliers, phacochères, pécaris et potamochères aussi. Aux État s-Unis tous les élevages de porcs avaient été éliminés. Soixante-deux millions de têtes de bétail étaient parties en fumée en quatre mois et demi, soit une moyenne de quatre cent cinquante mille porcs par jour. Cela n'avait nullement constitué un exploit technique pour les abattoirs dont le rythme d'abattage normal était supérieur. En revanche, il avait fallu se donner les moyens de réaliser l'incinération des carcasses dont le tonnage venait en surplus des ordures et déchets ordinaires. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, on avait assisté à la disparition d’une espèce animale domestique. Cela s’était produit en moins d’un an.

Toutes les agences de presse reprirent l'information en provenance du Sénégal. Elles inondèrent les rédactions de mises à jour heure par heure. Le mardi 7 mai 2002 fut la journée de l'annonce de la plus grande catastrophe de tous les temps. Après cette date, rien ne serait jamais plus pareil. Ce qui s'était passé pour les porcs allait se produire pour les hommes. Les "nous ne pouvons affirmer", les "il n'est pas avéré", les "toutes mesures seront prises", aucune minoration de principe, aucun appel au calme ne fut entendu. Dès le 7 mai, dans tous les pays, sous toutes les latitudes, on savait que les hommes allaient mourir.

Des rumeurs s’étaient répandues au cours des semaines précédentes, on parlait d’une organisation des femmes, on parlait du passage de « la Maladie » à l’homme. Les rumeurs étaient contradictoires et ne circulaient que dans les milieux généralement bien informés. La presse des grands quotidiens et des télévisions avait préféré garder le silence et n’en fit pas écho avant l’annonce du  7 mai.

Peu nombreux furent ceux qui dormirent. Les familles discutaient, les gouvernants discutaient, les savants discutaient. Les places et les rues furent noires de monde. On abordait des inconnus, on évaluait les nouvelles. Des bruits couraient, des plans s'ébauchaient. A Moscou, Pékin, New-York, à Paris comme à Tombouctou, Bobo Diou Lasso, Lima, Sao Paolo, dans chaque ville, dans chaque village, sous chaque toit, et sur tous les trottoirs, la vie avait changé. L'essentiel était en cause, les hommes allaient mourir. L’espèce humaine à leur suite allait disparaître. L'excitation côtoyait l'abattement. Les larmes, la rage, la peur, la terreur, la colère, la panique, la résignation, habitaient les uns, les autres, et chacun tour à tour éprouvait l'immense bonheur de vivre et l'horrible peur de ne plus pouvoir vivre.

L'imagerie médicale pouvait clairement affirmer la parfaite similitude des atteintes entre les hommes et les porcs. Les résultats des examens histologiques et biochimiques confirmèrent cette singulière identité des destructions. L’enzyme dont on avait trouvé des quantités anormales dans tous les tissus touchés par la dégénérescence chez les cochons se trouvait également en quantité surabondante dans les tissus nécrosés des hommes contaminés.

Rien ne permettait d'entrevoir la possibilité de trouver une parade chez l'homme alors que des mois de recherches n'avaient pas permis d'avancée chez le porc. De toute évidence l'avenir des hommes était compromis. Selon toute vraisemblance, les mâles du genre humain étaient voués à la disparition dans l'année.

Il ne fallait pas être grand clerc pour formuler cette extrapolation, ni pour en évaluer la parfaite pertinence. Le pouvoir des armes, de l'argent, de la science, n'y pouvait rien. Celui des églises, des grigris, pas plus.

Le regard des hommes sur les femmes, et le regard des femmes sur les hommes contenait désormais cette vérité. Elles allaient vivre, ils allaient mourir. Quelle que soit la distance que tel ou telle savait prendre avec cette nouvelle évidence, le sous-entendu majeur s'était à jamais installé. Elles vont vivre, ils vont mourir.

Au soir du 7 mai, la nouvelle avait fait le tour de la terre. Les télévisions avaient annulé toutes leurs émissions pour diffuser en direct des plateaux un débat permanent entrecoupé des déclarations des autorités de l’État , des experts, des hommes politiques de tous bois, et des premières femmes qui se revendiquaient des WWW qu’on appellerait désormais les 3w. Françoise, présidente de la fédération internationale des 3w, passa le plus clair de son temps devant les caméras. Il en fut de même pour Abigail aux État s-Unis, pour Marie au Sénégal. Des dizaines de femmes qui ne s’étaient jamais physiquement rencontrées mais qui avaient participé à la création des fédérations nationales remplirent le même rôle dans presque tous les pays. Elles parlèrent d’une seule voix, n’eurent qu’un seul discours, celui de la charte rédigée en grande partie par Luc.

Le 7 mai, le nom de WWW circulait un peu partout. On savait que des femmes créaient une gigantesque fédération des femmes. Les services des renseignements généraux en France et leurs équivalents dans les autres pays avaient identifié le projet, ses auteurs et son ampleur. Lorsque le Sénégal rompit le silence , Claire et Marie ayant judicieusement provoqué cette annonce , le monde fut inondé de messages électroniques . Dès le lendemain, des courriers , dupliquant à l’infini la charte, les statuts, et la check-list des WWW abreuvèrent les boîtes aux lettres, furent distribués sous forme de tracts et repris par tous les médias .

Les annonces furent quasiment concomitantes, un peu brutalement on pouvait ainsi les résumer : les hommes vont mourir, les femmes doivent dès maintenant apprendre à se passer d’eux pour le temps qu’elles auront à vivre.

Le 7 mai 2002 fut aussi le jour du plus grand nombre de suicides jamais enregistré. Le stress apparaît lorsqu'on est confronté à une situation inextricable, qu’on ne peut en rien modifier, qui nous piège, et à laquelle on ne saurait échapper que par une fuite, lorsqu’elle est possible. Ce premier jour du cataclysme, de nombreux hommes moururent de savoir leurs jours comptés. De nombreuses femmes mirent fin à leurs jours également. Les suicides représentaient la seule fuite possible avec les somatisations létales. Les crises cardiaques, les ulcères perforés se multiplièrent dès ce jour là, et leur augmentation fut constante par la suite.

Sans contre-feu, la déliquescence de la société était prévisible à court terme. Lorsque licence est donnée à l'homme de s'exonérer des règles du droit, il devient souvent barbare. Les armées en campagne l'ont assez démontré. Les gouvernements se devaient de mettre en place au plus vite les contre-feu nécessaires. Des contacts avaient été établis entre État s dès après la visite de Françoise au Président français.

Dans la plupart des pays démocratiques, les assemblées hautes et basses furent réunies dès le 8 mai. Les Présidents, chanceliers, premiers ministres, se firent voter les pleins pouvoirs et décrétèrent l’État  d'urgence. L'armée, la gendarmerie, la police, le ministère de l'Intérieur et de la Justice furent placés sous l'autorité directe des chefs d'État . Des décrets furent pris dans la foulée.

Les dirigeants de l'Union Européenne décidèrent d'un commun accord de rétablir non seulement la peine de mort mais également les peines de bagne dans la communauté. En France on instaura un couvre-feu à vingt-trois heures. Les directives du Garde de Sceaux recommandaient aux parquets d'appliquer systématiquement les peines maximales prévues, de réduire les durées d'instruction des dossiers. Les casernes vidées au cours de la décennie précédente du fait de la professionnalisation de l'armée furent réquisitionnées et transformées en prisons.

Les atteintes aux biens et aux personnes devaient être réprimées sévèrement alors que les délits de simple police ou les infractions aux lois réglementant les trafics de stupéfiants, les jeux, les mœurs, pouvaient être momentanément tolérés. Il convenait de sauvegarder le principal, la vie, l'intégrité et la propriété des citoyens. L'ordre social pouvait souffrir des entorses en toute autre matière, mais devait rester sauf de toute violence faite aux individus, comme de toute remise en cause de la répartition des richesses.

De manière à maintenir l'économie en marche, on veilla également à ce que les contrats liant employeurs et employés soient respectés de part et d'autre, comme on fit en sorte que les contrats commerciaux soient appliqués. Les contraventions au droit du travail comme au droit commercial furent également sévèrement sanctionnées.

Les mesures d'urgence permirent de maintenir un semblant d'ordre. A tout le moins, les usines produisaient, les bureaux crépitaient, les magasins distribuaient, les voitures roulaient. Mais tout le monde ne répondait pas à l'appel, loin s'en faut. L'armée et les forces de polices étaient mobilisées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Leur première mission était de se montrer. Les automitrailleuses et les chars stationnaient aux endroits stratégiques ou patrouillaient dans les quartiers. Un îlotage serré à moto, en voiture et à pied avait été mis en place. Les réservistes avaient été rappelés.

Dans le même temps les WWW se constituaient, se structuraient. Des contacts incessants avaient lieu à tous les niveaux de la société entre les organisations de femmes et les décideurs.

Dans le même temps chacun vivait ses malheurs privés, ses anticipations délétères, parfois ses bonheurs précaires ou ses folles idiosyncrasies.

Dans le même temps des révoltes grondaient, des réactions se formaient, des crimes se préparaient.

En ce début du troisième millénaire de l’ère chrétienne, alors que la Chine vivait les derniers jours du onzième mois de l’année Ji-Mao du soixante-dix-huitième cycle avant l’année 5678, année du dragon de métal, que l’Inde en était à l’année 3102 de l’age Kali Yuga, les juifs terminaient la cinq mille sept cent soixantième du leur, on était, dans les pays musulmans à la mille quatre cent vingtième année de l’hégire.

L’année de la mort des hommes fut ultérieurement adoptée par la totalité des nations comme année zéro d’un nouveau calendrier universel.

27 février 2007

xx power 12

Dale avait été contactée par les 3w vers le 25 avril. Elle décida, sans avoir besoin d’y réfléchir, de s’engager totalement dans le mouvement. Les amies qui faisaient appel à elle, dont Mona, connaissaient vaguement son champ de recherche sans se douter toutefois un seul instant qu’il recouvrait si bien les priorités de l’heure. Le choc de la nouvelle avait pour Dale été moins grand que l’excitation qu’elle ressentait d’avoir à jouer un rôle de premier plan, à vrai dire essentiel, dans la construction de la voie mondiale des femmes. Sans la recherche en génétique et biologie moléculaire, c’est l’humanité tout entière qui était vouée à la disparition. Dale savait qu’elle était parmi tous les chercheurs, celle qui était le plus avancée dans la fusion des noyaux ovulaires. Aussitôt après avoir répondu favorablement à l’e-mail qui sollicitait sa collaboration elle se rendit au bungalow de Magda.

Magdalena entamait son cinquième mois de grossesse. Les examens montraient que tout allait bien. Une petite fille grossissait en elle, baillait et donnait des coups de pieds. Les clichés d’échographie étaient accrochés au mur. Elles avaient décidé de la prénommer Adama, l’Adam féminin, celui de Dale et Magda, leur premier enfant A-DA MA.

-       Qu’est ce qui t’arrive, tu es toute rouge ?

-       Tu vas devenir la femme la plus importante au monde.

-       Tu délires, ma belle ou quoi ?

-       La maladie des porcs atteint maintenant les hommes. Seules les femmes vont survivre.

-       Oh ! Non ! Ce serait trop horrible. Tu n’en es pas sûre hein ?

-       Malheureusement c’est plus que probable.

-       Mon père, mes frères, tu crois qu’ils vont mourir ?

-       Sans doute.

-       Il faut que je reste avec eux, que je les aide s’ils sont malades. Dale oh ! Dale je ne peux pas te croire. Mais la médecine…

-       N’y peut rien. Magda, tu ne peux rien faire pour éviter que ta famille échappe à cela. La seule aide que tu puisses leur apporter est une aide matérielle, et j’y participerai aussi. Crois-tu vraiment qu’ils seraient soulagés si tu leur rendais visite alors que tu es enceinte et que tu n’as pas de père à présenter ?

-       Mais alors je ne les reverrai plus ?

-       Tu pourras leur parler par vidéoconférence, et leur envoyer plus d’argent qu’ils n’en ont jamais vu.

-       Tu veux dire qu’on va être riches ?

-       Oui, c’est peut-être accessoire en regard des bouleversements à venir, mais nous allons devenir riches et célèbres. Ca n’est pas forcément enviable tu sais. Nous allons être la cible des médias, nous devrons afficher une partie de notre vie privée, nous aurons bien du mal à préserver une parcelle d’intimité.

-       On ne peut pas y échapper n’est-ce pas ?

-       Non, et d’autant moins que notre vie privée est potentiellement désormais, qu’on le veuille ou non, une affaire d’État . Notre expérience constitue le plus grand espoir qui puisse être offert aux femmes du monde entier. Notre expérience ne peut moralement pas, en admettant que cela soit matériellement possible, échapper aux chercheurs, et pas plus aux journalistes. Nous pouvons seulement choisir notre heure.

-       Comment cela ?

-       D’abord en quittant Tijuana. Je te propose de venir dès ce soir à San Diego avec moi. Il ne faut pas que le CAPRI nous tienne à sa merci, or dès que la société-mère sera informée de ce que représente son programme notre liberté risque d’en être gravement entravée. Je ne veux pas laisser les fruits de mes recherches profiter à une société en particulier. Je veux les publier très vite, les faire entrer dans le domaine public.

-       Tu veux me faire passer la frontière en fraude ?

-       C’est bien ce qui était prévu non ?

-       Oui. Mais je te dis oui OUI ! OUI ! OUI ! à pleine voix ma Dale.

-       Tu pourras tenir dans le coffre de ma voiture pendant dix minutes n’est-ce pas ?

-       Une heure si tu veux. Quand partons-nous ?

-       Ce soir, à l’heure où les douaniers laissent passer sans regarder les voitures qui portent le badge des travailleurs frontaliers. Ma Thunderbird ne fait pas vraiment véhicule de passeur hein ?

-       Je vais préparer mes affaires.

-       Pas plus qu’un sac de plage, il faut que l’alerte soit donnée le plus tard possible. Demain nous quitterons San Diego pour New York. Là bas on sera à l’abri le temps nécessaire.

-       Embrasse-moi Dale, embrasse-moi pour serrer Adama entre nous.

Elles quittèrent l’Institut à l’heure prévue et franchirent la frontière sans que quiconque prête attention à la voiture sportive de Dale. A peine un quart d’heure après leur départ, Magdalena posa le pied sur le sol béni de l’Amérique du Nord et s’assit à la place du passager.

Dale avait réservé une surprise à son amie. Les murs de sa chambre étaient couverts de photographies de Magda, et le dressing regorgeait de robes pour elle, de chemisiers, de chaussures, de jeans, de tous les vêtements luxueux dont elle avait toujours rêvé. Elle essaya tout, se mirant dans la glace en pied qui fermait le dressing. Elle s’exclamait comme une gamine, enlaçait Dale, s’habillait, se déshabillait, babillait, dansait.

-       Je n’espérais pas te faire tant de plaisir !

-       Dale, quand j’aurai accouché je veux que tu portes un enfant de moi.

-       C’est promis, nous en aurons une ribambelle. Maintenant il faut que nous préparions les bagages.

Le lendemain soir Mona les attendait à l’aéroport quand elles débarquèrent à New-York. Mona était une ancienne condisciple de Dale, et avait été pendant près de six mois sa petite amie à l’Université où désormais elle enseignait. Elle disposait d’une jolie maison à Brooklyn. C’est elle qui avait pressentie Dale pour les 3w sans se douter des espoirs que Dale était en mesure d’offrir à toutes les femmes. Lorsque les présentations furent terminées, Mona demanda à Magdalena, que Dale lui avait présentée comme une amie, de combien de mois elle était enceinte et où se trouvait le père. Il fallut bien la mettre dans la confidence.

-       Magda est ma , ma…

-       Ta femme.

-       Oui tu es ma femme.

Mona écarquillait des yeux. Si elle avait eu une liaison elle-même avec Dale, et si elle se doutait bien du genre de relation que les deux amies entretenaient, l’expression femme la surprenait.

-       Vous vous considérez comme mariées, c’est ça ?

-       C’est plus que ça. L’enfant qu’attend Magda est de moi, enfin de nous deux.

-       Non ? Qu’est-ce que c’est que ce fantasme ?

-       Mais Mona, ça n’a rien du fantasme, c’est la réalité. Tu es la première à en être informée. J’ai réussi à rendre possible la fusion ovulaire.

-       La fusion ovulaire ne marche pas, tu le sais bien.

-       Dans la nature non. Au laboratoire, ceux qui l’ont tenté se sont heurté au problème de l’empreinte parentale, certains gènes ne s’exprimant correctement que s’ils proviennent du père, et d’autres seulement s’ils proviennent de la mère. Lorsqu’on pose bien le problème, on s’aperçoit que ce ne sont pas les gènes qui sont en question mais le « switcher » qui va ouvrir ou fermer la serrure qui active ou bloque leur expression ; c’est à cette serrure qu’il faut s’intéresser et aux clés qui l’ouvrent.

-       Tu me dis que tu as trouvé le moyen d’effacer l’empreinte parentale ?

-       Eh oui, je savais que c’était possible puisque j’avais réussi à débloquer ce phénomène d’imprinting chez les rongeurs.

Dale expliqua les recherches dont elle avait fait le sujet de sa thèse. Elle apprit à Mona comment elle était parvenue à déterminer les bons dosages d’enzymes dans le milieu de fusion. En laboratoire il s’était agi dans un premier temps de petits rongeurs. Puis l’expérimentation des mêmes principes, mettant en jeu les mêmes substances, sur d’autres mammifères avait permis de valider les protocoles. La transposition à l’homme n’était qu’un prolongement naturel des premières fusions ovulaires.

-       C’est fabuleux. Mais, tu n’as fait aucune communication, je n’ai rien lu là dessus.

-       Ma thèse a été reconnue puisque j’ai décroché mon PHD, mais je n’ai pas souhaité publier.

-       Pourquoi ?

-       Tout simplement par ce que j’ai été engagée par une société qui souhaitait mettre en œuvre mes procédès et qu’il fallait rester discret.

-       Et maintenant que vas-tu faire de ton expérience ?

-       Maintenant c’est tout différent, je vais communiquer tout mon travail par le menu ; il n’est plus question de brevet ou de je ne sais quel secret. Mais je ne présenterai Magda qu’après la naissance de notre fille.

-       Pourquoi veux-tu attendre, Dale ?

-       Pour t’éviter d’inutiles fatigues et te préserver de toute reconduite à la frontière. On ne sait pas encore ce qui est possible, ce que peut déclencher l’annonce de la mort prochaine des hommes.

-       Je ne parviens pas à me faire à cette idée que les hommes vont disparaître.

-       Mona, la vie pourrait se définir comme une suite de deuils. Celui là est particulièrement monstrueux mais de tous temps, en tous lieux cela a été ainsi, ce qui a été disparaît, et ceux qui restent doivent en faire le deuil.

-       Il y a quand même un changement d’échelle, non ?

-       Une précipitation du temps, mais l’échelle ne change pas la nature de la chose. Ce deuil est une révolution universelle, d’accord. Lorsqu’une mère perd un enfant, elle vit une révolution individuelle ; lorsqu’on perd ses illusions, on fait le deuil de ce que l’on avait rêvé d’être ; lorsque je suis née, le monde sans voiture où les bateaux n’avançaient qu’à la voile avait disparu…

-       Tu as toujours aimé tout mélanger.

Elles éclatèrent de rire. Le goût du paradoxe n’avait pas quitté Dale. Mona était petite, très brune, le visage hâlé. Elle portait une robe stretch qui moulait un corps vigoureux. De petites ridules au coin de ses yeux, en traits rayonnants, trahissaient son amour de la vie.

-       Moi les hommes vont me manquer.

-       Si tu me permets d’en remettre un couplet, je peux t’affirmer que tu as le loisir d’en faire ton deuil. La vie est courte, les journées sont brèves, il y a tant de choses à vivre qu’on ne pourra pas tout vivre. Si tu as vraiment envie de vivre, les hommes ce sera comme la marine à voile et le monde sans autos, un souvenir délicieux. Mais si tu as vraiment envie de vivre, misère, tu ne pourras pas tout faire.

-       C’est une bonne nouvelle alors cette maladie ?

-       Mais non, ni bonne ni mauvaise. Ce qui est bon ou mauvais c’est ce que tu choisis de faire des évènements.

-       Alors là tu y vas fort, il n’y a pas d’événement mauvais ? Une maladie ça n’est pas mauvais ?

-       Si, si, je suis d’accord ; il n’y a de bon que ce qui provoque plaisir, satisfaction ou contentement. Mais pour avoir le maximum de plaisir de satisfaction ou de contentement il faut considérer les faits et exercer sa vie à en tirer le meilleur parti, quels qu’ils soient.

-       Heureux caractère ! Il faut ! Il faut ! Peux-tu admettre que ton attitude volontariste n’est pas vraiment équitablement distribuée parmi les êtres humains ?

-       Oui, voilà du travail pour les généticiens, dont tu es ma chère Mona.

-       On a un autre travail plus urgent, c’est la mise sur pied des 3w. Tu imagines le coup de tonnerre que représente ta découverte, c’est un espoir fabuleux pour tout le monde. Il faut l’annoncer le plus vite possible.

-       L’annoncer, oui, mais nous ne ferons connaître Magda en chair et en os que lorsqu’il sera certain qu’elle n’aura rien à craindre.

-       Evidemment. Je travaille aux côtés des instigateurs des 3w. Tu as certainement vu Abigail Rosen à la télévision. Avec Luc Prémion elle pilote le staff de l’organisation à New-York. Ce sont des proches de Françoise Garnier, on se trouve avec eux aux premières loges du mouvement.

Le soir même Mona leur avait communiqué l’incroyable nouvelle et dès le lendemain elle présenta Dale à Luc et Abigail.

Lorsque Luc lui sourit en disant « Morituri te salutant », Dale sut qu’il serait le dernier homme de sa vie, il lui ressemblait.

A son retour de Perros Guirec Françoise se rendit à l’atelier de Stéphane. L’odeur de térébenthine emplissait encore l’atmosphère, mais il n’y avait pas de toile en chantier. Stéphane écrivait, dictait, discourait devant une caméra vidéo qu’il avait installée en lieu et place de son chevalet. Puis il montait ses rushes, filmait à travers la ville, interviewait à tout-va, engageait des acteurs pour jouer des scènes de son invention. Son œuvre prenait un tour didactique. Après l’abattement que la nouvelle annoncée par Françoise avait provoqué, il s’était retrouvé dans la colère, la révolte, et la prophétie. Il voulait éviter aux femmes les errances de la société patriarcale et, du silence, avait migré vers le prêche.

Au cours des deux dernières semaines Françoise n’avait guère eu l’occasion de rencontrer Stéphane. Ils s’appelaient chaque jour et avaient passé quelques heures ensemble, le matin très tôt avant de se rendre au ministère.

La cellule interministérielle demeurait théoriquement sous la direction de Françoise qui ne s’en occupait pourtant plus guère. Elle dépensait toute son énergie à la mise en orbite des 3w. Son activité ne pouvait avoir échappé aux autorités qui n’avaient aucunement tenté de s’y opposer. On ménageait la chèvre et le chou, semblait-il, au cas où. Julie était restée avec ses grands-parents et Françoise se sentait libre à nouveau. Elle était comme en manque, elle était en manque.

Lorsqu’elle entra dans l’atelier et que Stéphane la vit, il se dirigea vers elle comme elle se dirigeait vers lui. Ils se sentirent tout à coup envahis l’un de l’autre, forts de la force et du désir de l’autre, et faibles de ces faiblesses que donne la fièvre. Ils savaient si bien se prendre et s’abandonner qu’un sentiment océanique les coulait dans ses flux et reflux comme s’il s’était agit de la seule réalité possible. Ils se sentaient l’un à l’autre évidents.

-       Comment pourrai-je vivre sans toi ?

-       Tu ne pourras pas, et je vivrai en toi. Tu connais ces paroles de « l’affiche rouge » : « Sois heureuse et pense à moi souvent, et je te dis de vivre et d’avoir un enfant » ?

-       Oui.

-       Alors je te le dis.

-       Non.

-       Ce qui se passe entre nous c’est la vie. Je te dis de vivre. Sois heureuse et pense à moi souvent. Si c’est possible je voudrais que tu aies un enfant.

-       Oui.

-       Fais enlever ton stérilet, je veux te faire une fille.

-       Stéphane, j’ai déjà fait enlever mon stérilet. Dieu veuille que nous ayons une fille. Dieu veuille qu’un garçon de toi n’ait pas à mourir dans mon ventre.

-       Je doute qu’il y ait un dieu dans cette affaire de pile ou face.

Ils se murmuraient à l’oreille pour adoucir l’horreur des adieux prolongés. Chaque rencontre était désormais celle de leurs adieux. Et l’horreur se muait en bonheur. Aux échanges amoureux s’ajoutait maintenant le désir nouveau de procréer. Ce jour-là et tous les suivants, il leur apparut que l’espoir de faire fusionner deux de leurs cellules augmentait encore leur plaisir de se fondre. Chaque rencontre était désormais celle de leur futur.

Mona avait présenté Dale à Luc et Abigail. En très peu de temps ils devinrent intimes. C’était sans doute le vingt-sept ou le vingt-huit mai, en sortant du bureau d’Abi à la FAO, qu’ils étaient allés dîner dans un restaurant de sushis sur la deuxième avenue, aux abords de la quarante-deuxième rue. Le poisson cru était à la mode et le restaurant à la pointe de la mode. Ils s’installèrent tous les trois dans une alcôve fermée par des aquariums, Luc entre les deux femmes. Dale et Abi avaient toutes les deux obtenu un PHD en biologie moléculaire, la discussion qu’elles avaient passait au-dessus de la tête de Luc et il s’efforçait de leur faire adopter un langage moins technique. Les recherches abouties sur la fusion des ovules enthousiasmaient Abigail qui voulait comprendre toutes les démarches scientifiques de sa nouvelle amie. Amie car l’une et l’autre s’étaient immédiatement trouvé de multiples affinités. La mise sur pied des 3w enthousiasmait Dale et la présence des  deux femmes aussi belles l’une que l’autre et à l’esprit l’une et l’autre aussi affûté enthousiasmait Luc.

-       J’ai envie de vous croquer, toutes les deux.

Dale éclata de rire, et Abigail surenchérit. Depuis qu’il savait sa mort prochaine, Luc ne voulait plus surseoir à la satisfaction de ses désirs pour autant qu’ils ne lui semblaient pas devoir mettre en péril l’essentiel de ce qu’il lui restait de temps à vivre. Il avait passé un bras derrière la nuque de ses deux voisines et les rapprochait vers lui. Abi n’offrant pas de résistance particulière il se pencha vers elle et l’embrassa longuement tout en caressant le cou de Dale. Lorsqu’il se tourna vers elle, Dale sut que son pressentiment du matin était fondé. Elle offrit son visage aux baisers de Luc, et baisa les lèvres d’Abi lorsque Luc rapprocha leurs visages, et ils s’embrassèrent tous les trois, s’entre-léchant en  riant.

Aucun d’entre eux ne se serait permis une telle licence quelques mois auparavant, tout au moins aucune d’entre elles. C’est « autre chose  que la compassion » qui les y autorisait aujourd’hui. Le mensonge n’étant plus de mise, ni même la dissimulation, Abigail ne se sentait pas menacée, elle savait combien Luc lui était attaché. Dale savait que Luc serait son dernier homme. Et Luc voulait vivre tout, tout dévorer, jouir d’aimer deux femmes qui allaient s’aimer pour elles et pour lui.

Dale devint leur « invitée ». Ils passèrent fréquemment des nuits ensemble. Parfois ils ne se voyaient pas pendant plusieurs semaines.

27 février 2007

xx power 13

Entre le sept mai, jour de l’annonce du désastre, et la fin du mois de mai, la maladie s’était déclarée en Europe et en Asie. L’Afrique de l’Ouest, comme l’année précédente pour les suidés, subissait les plus forts assauts de la pandémie. En un mois plusieurs milliers de morts avaient été attribuées à la maladie. L’inévitable, et l’irréparable à la fois, se produisit pendant les mois de la « soudure » avant les premières pluies d’hivernage. Alors que les chefs politiques, et la plupart des chefs religieux, s’évertuaient à tenir la population en paix, un petit groupe de marabouts mourides dissidents appelèrent au djihad. Les mangeurs de porcs étaient responsables. Dieu voulait que cesse le scandale et réclamait que la guerre sainte leur soit déclarée. Aux talibés se mêlèrent vite le ban et l’arrière-ban des voyous et amateurs de saccages.

Le Siné-Saloum subit les premiers assauts de ces guerriers sauvages dont les carnages inaugurèrent une ère de dévastations tout aussi pandémique que la maladie. L’armée n’y pouvait rien. Certains régiments basés dans les provinces rejoignirent même les troupes des fous de dieu. Des attentats contre les roumis furent perpétrés dans tout le pays et les pays avoisinants. Dakar n’était plus sûre. Les ambassades occidentales rapatriaient leurs ressortissants.

En Afrique de l’Ouest, comme dans la plupart des autres régions pauvres du globe, le téléphone cellulaire avait comblé rapidement l’absence d’infrastructure filaire. Marie gardait un contact étroit avec les femmes du réseau qu’elle avait constitué au Sénégal. Claire établissait le lien entre ses collaboratrices des pays situés entre l’embouchure du fleuve Sénégal et le delta du Niger. De Nouakchott à Port-Harcourt elle sut dynamiser l’organisation naissante des 3W. En tête des volontaires figuraient les animatrices de tontines, les mamas Mercedes, qui venaient renforcer les femmes que leur profession médicale avait conduit à s’occuper de la maladie des porcs.

-       Mes sœurs africaines vont beaucoup souffrir.

-       Oui.

-       Que pourrions nous faire ?

-       Nous, toi et moi ?

-       Oui.

-       Rien. Contre le chaos, on ne peut rien. S’il s’agissait d’une action militaire je recommanderais la retraite. Qu’est-ce que c’est la retraite lorsque le chaos est partout ?

-       On a déjà vu des exodes dramatiques en Afrique de l’Est ou dans la région des grands lacs.

-       La seule chose en notre pouvoir, c’est d’essayer de faire en sorte que les 3w encadrent la fuite des femmes.

Le mot d’ordre fut lancé d’organiser la retraite vers des positions de repli, de résister à la violence en la fuyant au maquis.

Au mois de juin, Claire et Marie prirent l’avion pour Paris. Les compagnies de téléphone cellulaire avaient cessé leur activité, comme la plupart des grandes sociétés, plus personne ne payant plus personne. La tâche de coordination des deux jeunes femmes devenait de plus en plus ardue faute de moyens de communications. Elles avaient envisagé de se joindre à la troupe des résistantes, mais on les jugeait plus utiles à l’extérieur et les cadres du maquis les avaient élues ambassadrices. Les 3W étaient désormais la seule organisation démocratique en Afrique subsaharienne, pour ne pas dire la seule organisation.

On ne comptait plus les meurtres, les pillages, les incendies de village, les attaques à la machette, puis bientôt à l’arme lourde. Tout le continent s’embrasa. Les génocides ougandais et rwandais furent jugés mineurs en comparaison de l’innommable horreur qui faisait tache d’huile. Toutes sortes d’épidémies, de déplacements de populations, de famines, détruisirent l’Afrique au cours de l’hivernage. Des bateaux tentaient de gagner le sous-continent indien et l’Europe, certains tentaient leur chance à travers l’Atlantique. Pas plus que l’Exodus ils ne trouvèrent de port. On les repoussa vers le large, on laissa les fuyards périr noyés, mourir de faim. Les frontières du sud de l’Europe étaient désormais infranchissables. Les pays du Maghreb et du Proche-Orient avaient également verrouillé les portes du désert.

Dans l’ensemble des pays musulmans étaient apparus des Groupes Islamistes Armés qui prenaient pour cible, et eurent tôt fait de supprimer, les infidèles et leurs présumés suppôts, libéraux, anglophones, francophones, et autres non barbus.

Les grandes guerres mondiales, les guerres coloniales, même les tueries des nazis, de l’ère stalinienne, ou de la révolution maoïste, furent dépassées en atrocité, férocité, inhumanité. L’envergure des massacres perpétrés en Afrique, dans les pays arabes, puis en Inde, en Asie du sud-est, et rapidement en Europe centrale, dans le Caucase et les Balkans fut sans commune mesure avec la somme de tous ceux que l’homme avait commis au cours des siècles précédents.

Les hommes mouraient de « la » maladie, de la guerre, de faim, du choléra, de fièvres, mais aussi de vengeances personnelles, de rapines, de folie sanguinaire, la leur ou celle des autres. La terreur avait gagné tous les pays pauvres, tous les pays dont l’Occident pouvait se passer. Ceux également ou les 3w avaient fait peu de chemin vers le pouvoir avant l’annonce du sept mai, et c’étaient les mêmes. Les femmes y étaient violées, réduites en esclavage, torturées, abandonnées. L’anthropophagie était pratiquée, ce tabou était tombé  à l’instar de tous les interdits universels. Les sociétés du Sud ne mirent pas six mois à se déliter comme un corps en putréfaction.

L’approche de la mort nourrissait les justifications morales de ceux qui en avaient besoin, elle autorisait les autres à s’en passer. La folie religieuse et la pulsion de destruction se rejoignaient dans les mêmes œuvres, l’une habillant l’autre, ou l’autre allant nue sans vergogne.

Les dictatures honnies furent soudain considérées comme des havres de civilisation. L’Iraq s’unit à Israël pour maintenir la zone en paix avec l’aide de la Syrie et de la Palestine. Les régimes forts surent, en appliquant la loi du talion, préserver autant que faire se pouvait les structures de leurs sociétés. La Chine en constitua l’exemple le plus réussi.

Claire et Marie furent accueillies par Françoise, chez qui elles furent hébergées à Paris. Leur réseau africain était passé à la clandestinité. Il se créait ici et là de petits maquis bien protégés par des barrières de défense naturelles. Mais grâce à l’action des 3w la résistance s’organisait. Des cohortes de femmes s’armaient et, du Mali, de Mauritanie, du Niger, du Burkina Fasso, de Côte d’Ivoire, de tous les pays d’Afrique de l’Ouest, gagnaient le Fouta Djalon qu’on appelait déjà le pays des amazones noires. Certaines, comme les Peuhls, avaient amené des chevaux, encadrant leurs troupeaux.

Avant la fin de l’hivernage, les femmes « amazones » conquirent assez aisément les zones montagneuses du Fouta, à partir desquelles elles envahirent en raids successifs la quasi-totalité de la plaine guinéenne. En Guinée comme ailleurs, la population fuyait vers les villes espérant y trouver soins ou richesses. Les ethnies pourchassées erraient dans la forêt. Aux abords des cités, des esclaves creusaient les fosses où ils ensevelissaient des corps avant d’y tomber eux-mêmes recrus de fatigue, malades, ou abattus par leurs gardiens. Il arrivait que la population entière d’un village soit contrainte de creuser ces fosses et de s’y coucher avant d’y être enterrée vive. Les guerrières du Fouta, sans cruauté gratuite, ne faisaient toutefois pas de quartier. Lorsque leurs troupes à cheval descendaient de la montagne elles ne rencontraient plus d’opposition.

Le gouvernement guinéen s’était auto-dissous, l’armée décomposée en groupuscules d’intérêts ne défendait personne, les paysans, ayant perdu l’espoir de participer aux prochaines récoltes, préféraient abandonner la terre à ces femmes belliqueuses. Presque toutes les recrues des 3w d’Afrique de l’Ouest avaient pu gagner les montagnes du Fouta Djalon. Des « justes » les avaient aidées à acheminer matériel de transmission, munitions et denrées. Elles disposaient de camions, de quelques avions et même de trois hélicoptères, mais aussi de groupes électrogènes, de plusieurs émetteurs puissants, d’un accès au réseau de télécommunication satellitaire. Claire et Marie avaient trouvé en Europe le financement de ces équipements. Avant même d’avoir assuré leur territoire sur l’ensemble de l’ancienne Guinée, moins de six mois après la mort de Malik, elles avaient déjà rebâti un pays. La charte des 3w leur servait de constitution.

Claire et Marie, ambassadrices élues, avaient pour charge immense, et ô combien malaisée, de convaincre les instances tant européennes que mondiales d’accorder leur aide aux femmes d’Afrique. La représentation de l’ensemble des femmes survivant en Afrique de l’Ouest reposait sur leurs deux têtes.

       « L’Oiseau des Iles II » menait sa route entre Madère et les Açores lorsque Etienne prit la décision de faire escale dans l’archipel du Cap Vert. Il savait que cette décision était incohérente. Les réserves du bateau pouvaient suffire à leur alimentation, à lui-même et à Louis pendant plusieurs mois ; même si l’eau fournie par le désalinisateur n’était pas idéale pour une consommation quotidienne, elle suffirait lorsque les bâches à eau seraient vides. Rien n’imposait qu’une escale ait lieu moins de six semaines après leur départ. Rien ne justifiait que le but du voyage soit mis en péril par une escale injustifiée. Rien, même si Louis attendait impatiemment d’aborder les terres inconnues dont il avait rêvé. Etienne aurait pu s’y opposer, ne pas courir le risque d’informer Louis, par inconséquence, du sort qui l’attendait.

La fatigue des premières semaines de mer altérait sans doute un peu son jugement. Il se disait que dans ces anciennes possessions portugaises la langue serait un obstacle qui préserverait son fils d’éventuelles informations. Il voulait surtout, sans se l’avouer, en tentant le diable, tenter de se libérer d’un fardeau dont il avait sous-estimé le poids.

Depuis leur départ de Perros-Guirec le vingt et un avril, un temps de chien leur avait mené la vie dure. A peine avaient ils doublé la pointe du Raz que la mer s’était formée, les vents d’ouest obligeant à réduire la toile. Par prudence, Etienne s’était mis en fuite. Aux abords des Scilly la météo s’améliora. Il pleuvait, mais, comme « petite pluie abat grand vent » ils quittèrent les abords de l’Irlande et remirent cap au Sud. Louis se montrait bon matelot. Loin de vomir tripes et boyaux affalé sur une bannette, comme il arrive souvent aux navigateurs de fortune ou mal amarinés, Louis se tenait prêt pour la manœuvre, efficace, précis, attentif et rapide. La traversée du golfe de Gascogne les tint éveillés tous les deux près de deux jours et deux nuits d’affilée. Puis les vents s’établirent au Sud, ce qui ne faisait pas leur affaire.

Ils arrivèrent en vue de Santa Antao au Cap Vert le dix juin et le notèrent dans le journal de bord. Louis écrivit : « Nous apercevons une terre à onze heures, notre latitude est de 17°26’nord et notre longitude de 25°11’ouest ». L’aéroport se trouvait sur l’île de Sal qui, si elle n’était pas la plus grande ni la plus peuplée, comportait un relief plus propice à l’atterrissage des gros porteurs. Etienne choisit d’aborder sur la plus petite des dix îles de l’archipel, à Ponta de la Cruz, entre Saint Nicolas et Saint Vincent. Aucun bateau régulier n’en assurait la desserte et elle se trouvait à deux cent quarante-cinq kilomètres à vol d’oiseau de Praia, la capitale.

-       C’est tout gris. Tu crois qu’il y a eu un incendie ?

-       Non, les autres îles sont aussi grises, ce sont d’anciens volcans. La végétation n’y a jamais été généreuse et la sécheresse n’arrange rien.

-       On ne voit personne, tu crois qu’il y a des villages ?

-       Un village.

-       Pourquoi n’irions nous pas sur une plus grande île ?

-       Demain si tu veux.

-       Ah bien, j’ai envie de téléphoner à maman.

-       Bon.

-       Ca n’a pas l’air de te plaire !

-       J’aurais préféré rester loin de la civilisation. Tu sais, c’est une expérience très rare de vivre isolé de ses semblables, c’est sans doute la seule occasion qui nous sera jamais donnée.

-       Hmm !

-       Quoi, hmm ?

-       Je ferais bien une entorse au règlement, chef.

-       On verra demain, d’accord ?

-       Oui chef.

Il n’y avait pas de jetée, ni même de cale. Etienne mouilla dans une crique, et pour la première fois libéra l’annexe de sa balancelle afin de gagner la terre. On apercevait quelques toitures derrière des arbres maigrichons. Ponta de la Cruz ressemblait plus à un hameau qu’à un village. Aucune pirogue, aucun bateau n’était visible, et pas une âme qui vive. Louis démarra le petit hors-bord et conduisit l’embarcation jusqu’à une plage de lave devant les maisons. Tous les deux s’étaient retournés vers le catamaran qu’ils n’avaient pas encore vu sur l’eau loin du pont. Ils trouvaient qu’il avait fière allure.

-       Il n’y a vraiment personne.

-       Approchons-nous.

-       C’est quand même curieux qu’il n’y ait pas de bateau, on dirait que cette île a été désertée.

-       Peut-être sont-ils à la pêche, Louis.

-       Mais il fait beau, les femmes et les enfants devraient être dehors. Il n’y a personne.

Lorsque ils furent au pied des maisons, Etienne dut se rendre à l’évidence. Le petit village était abandonné. On n’y voyait même pas un chien errant. Les fenêtres étaient closes à l’aide de planches clouées dans les huisseries, les portes aussi.

-       Dis, papa, à propos de pêche tu trouves normal qu’on n’ait pas vu un seul bateau en approchant de Santo Antao ?

-       On est passé au large.

-       Mais on a bien vu la côte, les gens d’ici ont besoin de poisson quand même. Pas un seul bateau, pas un seul.

-       C’est vrai, on aurait dû voir au moins quelques pirogues.

-       Et personne ici, rien à voir. Tu ne veux pas qu’on aille tout de suite dans une vraie ville ?

-       On est à vingt miles de Mindélo sur Saint Vincent, mais, bah ! Si tu y tiens.

-       Merci chef, je remets le canot à l’eau.

Le silence de l’île abandonnée leur pesait. Ils parlaient presque à voix basse. Etienne en lui même s’interrogeait sur l’opportunité d’aller tenter le diable à Saint Vincent. Ils regagnèrent le catamaran sans chercher à entretenir la conversation. Louis ne s’étonnait pas trop qu’un minuscule hameau d’un minuscule îlot soit désert, mais l’absence de tout bateau de pêche l’intriguait et l’inquiétait..

-       Dis moi Louis, c’est quel jour de la semaine aujourd’hui ?

-       Je ne, ah si, on est dimanche.

-       Les pêcheurs ne sortent sans doute pas le dimanche. En Bretagne les pêcheurs ne vont pas en mer le dimanche.

-       Ouf, j’ai eu peur que tout le Cap Vert soit déserté. Qu’est-ce qui a bien pu se passer sur cette île ?

-       Tu sais, je me demande plutôt pourquoi il y a eu un jour des habitants sur une terre aussi ingrate.

Le canot fut hissé sous la balancelle. Louis fit jouer le guindeau pour remonter l’ancre pendant qu’Etienne activait les winches. Il fallut trois heures en tirant des bords pour arriver en vue de Mindélo. Dans le port ils ne virent pas un seul bateau, pas une seule pirogue. Des silhouettes se profilaient sur les quais, un groupe d’hommes se dirigeait vers l’extrémité de la jetée. Dès que le bateau fut à portée de fusil des détonations se firent entendre en rafales. Une des balles traversa le cockpit.

-       Louis, allume les moteurs, je vire vent arrière, attention à l’empannage.

-       Qu’est-ce qu’ils font ?

-       Je n’en sais rien.

-       Mais c’est fou ça, on ne leur a rien fait.

-       Peut-être y a-t-il une guerre civile dans le coin. Mets la manette des gaz sur neutre et enfonce le starter.

Les armes s’étaient tues dès qu’Etienne avait infléchi la route du bateau.

-       Pourquoi n’ont ils pas de bateaux ?

-       Je n’en sais pas plus que toi Louis.

-       C’est vraiment bête de ne pas avoir de radio.

-       Elle est morte.

-       Je vais essayer de la réparer.

-       Tu sais bien que je l’ai déjà démontée, elle ne capte plus rien.

-       Papa, il faut qu’on aille à Praia, dans une capitale, même s’il y a une guerre civile on ne tirera pas sur un bateau de plaisance, non ?

-       Praia est à cent cinquante miles d’ici, on n’y sera pas avant demain matin. D’accord, cap au sud est, 120°, dès qu’on aura la pointe de l’île à l’arrière du bateau.

« L’Oiseau des Iles II » avançait sous pilote automatique. Etienne et Louis avaient installé des lignes de traîne et ils eurent la chance de traverser un banc de bonites. La surface de l’eau s’était argentée, un frétillement, presque un bouillonnement sur la mer, leur avait signalé la présence des petits thons. Etienne espérait qu’un jour il puisse être confronté à un espadon, un marlin ou une coryphène, mais sa première bonite lui donna un avant-goût de la pêche au gros. Elle tirait sur la ligne qui fila d’au moins quinze mètres. La canne pliait, le moulinait se dévidait, il dût se harnacher pour lutter contre les kilos de muscles qui se débattaient dans l’eau. Louis n’avait pas eu le bon réflexe en gardant fermé le cliquet de sécurité qui bloquait le fil, et sa ligne cassa net. Etienne progressait, ramenant le poisson vers lui progressivement, jusqu’à ce que Louis puisse, quand il fut près de la coque, le mettre dans une épuisette et le monter à bord. Il fallut lui donner un coup d’aviron sur le haut du dos pour que la bonite cesse définitivement de bouger.

Ils la cuisinèrent au grill sur le gaz et en firent leur dîner. Avant la tombée de la nuit un groupe de trois orques les doubla sans leur prêter la moindre attention. Dans le lointain, ils les avaient pris pour des dauphins dont les petites troupes leur étaient désormais familières. Les tueurs de baleines ne s’approchèrent pas du bateau. A vive allure, d’une nage ondulante, ils se dirigeaient vers la côte d’Afrique en dévoilant à chaque saut leur ventre blanc.

Louis dormait lorsque ils entrèrent dans la baie de Praia. Etienne aurait du se signaler à la capitainerie du port, mais la VHF dont il avait sectionné les fils d’alimentation peu après leur départ, ne pourrait pas être réparée à temps. Il se doutait que l’accueil inamical des gens de Mindélo pouvait avoir un lien avec la pandémie. Il craignait d’essuyer quelques nouvelle déconvenue en abordant la capitale du Cap Vert. Mais le secret lui pesait trop. C’est le bruit de la chaîne glissant dans le chaumard qui réveilla Louis. Le foc était déjà enroulé sur l’étai, la grand voile clapotait bout au vent. Dans la nuit sombre on distinguait l’éclairage public de la ville et du port, et de temps en temps des phares de voitures sur une route de corniche. Les balises vertes et rouge du chenal d’entrée se trouvaient à moins de cinq cent mètres.

-       Je te fais du café, papa ?

-       Volontiers.

-       Tu veux une tartine beurrée ?

-       Plaisantin, vas !

-       On va déjeuner au restaurant aujourd’hui hein ? On va manger du pain frais. J’ai l’impression d’avoir quitté la France depuis une éternité.

Sous les tropiques, l’aube est aussi brève que le crépuscule. Dès que le jour fut levé, ils décidèrent d’entrer dans le port. Etienne monta l’ancre au guindeau pendant que Louis s’occupait des moteurs. Avant qu’ils aient le temps de gagner le chenal, une vedette rapide transportant une dizaine de militaires avait surgit, arrêtant sa course à la hauteur des balises. Sans préavis une mitrailleuse tira une longue salve devant la proue de « l’Oiseau des Iles II ». Puis un officier saisit un porte-voix et cria des ordres en portugais. Etienne stoppa les moteurs. Les militaires souhaitaient sans doute une autre décision car une seconde salve de mitrailleuse fut tirée très près du bateau. L’officier tendit le porte-voix à un membre de l’équipage qui traduisit les ordres en français.

27 février 2007

xx power 14

-       Ca y est, Adama est née. Venez voir !

Julie criait la nouvelle sans quitter des yeux la vidéo sur l’écran de son ordinateur. Magda tenait la petite fille sur son ventre, le cordon ombilical n’était pas encore coupé. Dale se penchait vers elles. Françoise, Claire, et Marie se précipitèrent.

-       On peut leur parler ?

-       Oui mais vite, par ce que les télévisions vont arriver.

-       Dale, Magda, vous m’entendez ?

-       On vous voit les Françaises, n’est-elle pas belle notre petite fille ?

-       Montrez-nous son visage.

-       Wouah ! C’est un monstre...de beauté.

Elles échangèrent leurs avis sur les ressemblances du bébé fripé avec telle ou telle de ses mères jusqu’à ce que les sages-femmes interviennent pour couper le cordon et donner les premiers soins au nourrisson.

Julie était tout excitée. Elle alluma immédiatement le téléviseur en espérant que CBS diffuserait vite les images de la petite Adama.

-       C’était bien vrai. Elles ont fait leur petite fille sans papa .

-       Mais enfin, Julie, on te l’a expliqué cent fois.

-       Maintenant je le crois. J’avais besoin de le voir pour y croire. C’est merveilleux, je vais avoir des bébés.

Elle parlait peu de Louis et de son père dont le bateau avait quitté Perros depuis près de quatre mois. Ils n’avaient donné aucun signe de vie, et n’en donneraient sans doute pas. Le soir du six mai, Françoise lui avait remis la lettre d’Etienne, juste avant que l’annonce soit été faite dans les médias. Elles avaient pleuré ; ce jour-là le monde entier pleurait. Depuis, elle pleurait presque chaque soir avant de s’endormir. Des cauchemars l’éveillaient presque toutes les nuits.

-       J’espère bien que tu auras des bébés, je veux plein de petits enfants.

-       Est-ce que vous aurez des enfants vous aussi ?

Julie s’adressait à Claire et Marie. Elles dormaient toutes les deux dans la même chambre, elles se tenaient par la main ; Julie ne doutait pas un instant qu’elles vivraient longtemps ensemble. Elle avait plusieurs fois surpris les regards amoureux qu’elles échangeaient. Claire répondit.

-       Six ou sept chacune si on peut.

Les relations entre hommes et femmes se détérioraient un peu plus chaque jour. Le nombre des exactions commises par des hommes au détriment de femmes, allant du viol en groupe à la torture et au meurtre, se multipliait. Il était difficile pour l’homme moyen d’exister naturellement en face des femmes alors que sa mort prochaine restait en permanent sous-entendu. Les comportements de révolte, mais aussi de régression infantile, ne favorisaient pas de saines relations. Une partie non négligeable de la population masculine finit par fuir la présence féminine et se raccrocha au monde gay. Dans le même temps le pragmatisme féminin conduisait de plus en plus de femmes à séduire d’autres femmes ou à se laisser séduire. La défiance s’installait entre sexes alors que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’homosexualité prenait le pas sur les relations hétérosexuelles, tant chez les femmes que chez les hommes.

La délinquance des garçons, y compris des plus jeunes d’entre eux, était la plus dure à contrôler par les forces de police et par les familles. Savoir que son fils allait bientôt mourir induisait une clémence néfaste à l’égard de ses débordements. Les peines encourues ayant été sévèrement alourdies, bien des parents s’efforçaient de couvrir toutes les fautes commises par leurs enfants. La population ne favorisait pas l’application de la loi, dont le bras se faisait en conséquence de plus en plus lourd. La police était grassement rémunérée, des rentes étaient assurées aux familles des policiers, comme aux familles des magistrats, ce qui maintenait un taux de recrutement satisfaisant et freinait la prévarication. L’atmosphère était celle d’un « état de siège ».

La naissance d’Adama Sanchez était programmée par les télévisions depuis quinze jours. C’était la meilleure nouvelle qui eut été communiquée au monde depuis le 7 mai. Avec la naissance d’Adama, c’est l’espoir qui renaissait. Il ne s’agissait pas de théorie, : une petite fille allait naître, la fille de deux femmes. Pour toutes les femmes du monde, cela signifiait que le monde pouvait continuer de vivre, que leurs filles pourraient avoir des filles qui engendreraient des filles. Les hommes dans leur majorité furent également soulagés d’apprendre que l’histoire allait continuer.

Dale et Magda avaient mis sur pied la société qui devait faire leur fortune dès les débuts du mois de mai. Les fonds avaient été mobilisés, les contrats établis, les licences concédées. Une troupe d’avocats s’occupait à plein temps de déposer les marques, prendre les brevets, définir les associations. Dale avait décidé de rendre public le détail des procédures de fusion des ovules. Elle comptait bien toutefois en revendiquer la propriété intellectuelle et profiter de son avance pour prendre le plus grand nombre de parts de marché. L’introduction de sa start-up au Nasdaq coïncida judicieusement avec la révélation de la prochaine naissance d’Adama. Le cours de l’action fut multiplié par cinq cents au cours de la première séance. Les reportages télévisés après la naissance firent encore grimper la cote. En moins de trois mois Adama inc. détrôna les plus belles valeurs de Wall Street.

Françoise, qui présidait la Fédération mondiale des 3w ne disposait guère de son temps. Elle avait décidé un break pour l’occasion et suivit les reportages ponctués des cris de joie de Julie.

-       Marie, regarde Dale comme elle a l’air heureux.

-       Oui, elle regarde Magda et Adama comme si elle les avait faites toutes les deux.

-       Vous, la connaissez-vous, Magda ? Je veux dire vous l’avez vue en vrai ?

-       Non, ta maman l’a rencontrée une fois, n’est-ce pas Françoise ?

-       Le mois passé à New-York, oui. Elle m’a beaucoup plu, c’est une fille franche et enthousiaste, extrêmement vive et intellectuellement curieuse.

-       Eh bien !

-       Elle est aussi affreusement jalouse.

-       De toi ?

-       Non, Dale voit un peu trop Luc et Abi à son goût.

Le marin qui s’adressait à eux parlait un français approximatif, mais l’ordre était clair.

-       Capitaine dit gouvernement c’est interdire tout bateau venir dans l’île et toutes les îles au Cap Vert. Si vous pas partis nous couler ton bateau.

-       Mais pourquoi ?

Etienne s’était époumoné, espérant et craignant à la fois qu’on lui réponde.

-       Vous partir tout de suite.

La mitrailleuse tira de nouveau, si près d’eux qu’il n’était pas envisageable de surseoir au départ un instant de plus. Une fois les moteurs allumés, Etienne fit brasser en arrière en formant une courbe de manière à fuir au plus vite. La vedette les suivit jusqu’à ce qu’ils se soient éloignés d’environ cinq miles. C’est seulement lorsqu’elle eût disparu de leur champ de vision qu’ils osèrent remettre le bateau à la voile.

Ils étaient choqués. Si leurs cœurs ne battaient plus la chamade, leur cerveau demeurait cotonneux. Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais imaginé pouvoir se trouver ainsi menacés de mort. Les tirs qu’ils avaient essuyés la veille à San Antao venaient de la terre alors qu’ils restaient mobiles. Faire face à un navire de guerre, c’était toute autre chose. Louis répétait sans cesse « c’est dingue ».

   

-       Envoie le foc.

-       Oui. Dis, tu comprends quelque chose à ce qui se passe ?

-       Attends, une chose à la fois, borde bien l’écoute.

Etienne comprenait que l’aventure fugitive qu’il avait imaginée ne pouvait rien résoudre. C’était faire l’autruche. Si Louis devait mourir avant lui, peut-être lui aurait-il évité la douleur commune aux autres hommes. Si l’inverse se produisait et qu’il meure avant son fils, il n’aurait fait que s’épargner à lui même la peine de l’informer. A quel prix ! Son motif véritable, il le sentait, avait été de s’épargner d’avoir à affronter la réalité. Louis vivant les mêmes évènements que lui à chaque heure du jour depuis le début de la croisière, il lui devenait de moins en moins supportable de continuer de lui mentir.

-       Où va-t-on papa ? Si tout le Cap Vert est en guerre on ne pourra pas faire d’escale avant les Antilles.

-       Louis, je ne sais pas très bien ce qui se passe ici, mais j’ai quelque chose de très grave à te dire.

Ils étaient assis sur les banquettes du cockpit de part et d’autre de la table. Le bateau allait grand largue en direction de l’est. Louis ne posa pas de question, il fixait le visage tendu de son père.

-       Les raisons qui m’ont poussé à partir en croisière avec toi ne sont pas celles que je t’ai données.

-       C’est à cause de maman ?

-       Non. C’est beaucoup beaucoup plus grave qu’une affaire de couple. Je voulais t’éviter de connaître une chose affreuse que je vais pourtant te dire aujourd’hui.

-       Je ne comprends pas.

-       La maladie des porcs s’étend désormais aux hommes.

-       Et alors ? Oh ! Non !

-       Alors nous allons mourir, toi et moi et tous les mâles, au cours des semaines ou des mois qui viennent. Je ne voulais pas que tu le saches.

-       Nous allons mourir, c’est sûr ?

-       Oui, sauf les femmes. Mais lorsque la dernière femme mourra, il n’y aura plus un seul être humain sur terre.

-       Maman et Julie le savent ?

-       C’est ta mère qui me l’a appris. Julie ne le savait pas quand nous sommes partis ; je suppose que maintenant elle le sait.

-       Maman le savait et elle nous a laissé partir !

-       C’était la meilleure chose qu’elle pouvait faire. Mais je ne me sens pas capable de te cacher la vérité plus longtemps. En abordant les îles, je craignais fort que tu l’apprennes de toutes façons.

-       Papa, tu vas mourir aussi. Tu m’imagines tout seul au milieu de l’Atlantique ?

-       Maintenant oui. C’est pourquoi je te l’ai dit.

-       Rentrons en France.

-       Nous devons bien y réfléchir.

-       De toute façon je veux parler à maman. Il faut gagner la côte. Dis, c’est toi qui a mis la radio hors service ?

-       Oui.

-       Il faut la réparer.

-       On doit pouvoir.

-       M’en veux-tu de t’avoir menti ?

-       Tu ne m’as pas menti.

-       Je ne t’ai rien dit.

-       Je ne vais pas mourir, il faut rentrer à Paris.

Louis alla chercher la VHF, des pinces, des tournevis, et du fil de cuivre. Il s’installa sans dire un mot, l’air buté, fermement résolu à réparer l’engin. Etienne s’installa dans le carré devant la table à cartes avec un compas et une règle de Cras. Il choisit sa route pour gagner Dakar dans les meilleurs temps compte tenu du vent. Ils avaient environ quatre cent miles à couvrir.

Depuis que Claire et Marie habitaient chez Françoise elle  pouvait à loisir leur abandonner Julie pour la nuit. Stéphane bouillonnait de projets qu’il mettait tous à exécution avec une rage de communiquer ses visions qui ne lui accordait pas de répit. Quand il ne filmait pas, quand il ne dictait pas, quand il n’écrivait pas, il interviewait ses pairs, ou donnait des conférences. Son œuvre picturale était achevée, la « révolution éthique » l’occupait à plein temps. Il se posait en inspirateur des 3w, agitateur de projets, montreur d’évidences et de  trésors cachés. Il ne se considérait pas comme un penseur ni comme un théoricien, mais comme un peintre, un révélateur, un transformateur de regard, un artiste. Avec Françoise,  il vivait en alchimiste des sens, il composait leurs soirées et leurs nuits, de bonnes bouffes, de musiques, de silences, de caresses, et parfois de conversations échevelées, mais aussi de tendresses avouées, d’enthousiasmes affichés, de rêves énoncés. Françoise était sa sœur, sa mère, sa femme, et sa muse.

-       Quelle chance tu as d’être destinée à voir un nouveau monde, à faire partie de ses inventeurs. Françoise, j’aimerais tant vivre encore ne serait-ce que dix ans.

-       Je le voudrais tellement. Crois-tu que ce nouveau monde puisse vraiment échapper aux vieux démons ?

-       Bien sûr. Certains se plaisent à répéter à l’envi que les progrès de l’humanité n’ont été que matériels et que du point de vue moral rien n’a changé depuis Platon, c’est de la connerie. Le vingtième siècle a vu les atrocités les pires que l’homme ait pu oser, mais la bombe atomique et les camps de concentrations d’Auschwitz ou de la Kolyma ont servi. Jamais, avant la fin du vingtième siècle, l’intégration des peuples, la volonté d’équité, de respect des droits de l’homme, allant jusqu’au droit d’ingérence, n’avaient pu sortir du domaine de l’utopie. Nous vivons des utopies morales et les beaux esprits qui  savent que l’homme est mauvais parlent de gadgets, de grands machins, de dérive cosmopolite. Ces grands esprits sont petits.

-       Tu le dis toi-même, le pire a côtoyé le meilleur. Pourquoi le pire ne l’emporterait-il pas sur le meilleur ?

-       C’est malheureusement possible, mais jamais, jamais les chances n’ont été aussi grandes que ce soit l’inverse qui se produise. La disparition des hommes est sans doute une chance supplémentaire. Les amorces morales du vingtième siècle, je le disais déjà après la maladie des porcs, mais c’est mille fois plus vrai désormais, sont les prémisses d’une révolution éthique où le capitalisme et la démocratie peuvent se fondre.

-       Est-ce que tu ne dis pas simplement que nécessité fait loi ?

-       Pas tout à fait. La raison n’a jamais gouverné les hommes, et c’est d’ignorer la réalité qui les a conduit dans le mur si souvent. Je crois que l’ensemble des facteurs qui ont rétréci les distances, qui ont créé ce qu’on appelle la « mondialisation », induisent inéluctablement une fusion de ce qu’on appelait économique et politique, et une fusion de la morale et de la politique. C’est ce que le capitalisme éthique sera.

-       Les gouvernants que je rencontre tous les jours à Bruxelles, à New-York ou à Paris parlent beaucoup plus de nation, d’État , que d’un éventuel ordre économico-moral à créer.

-       Mais ils seront bientôt morts et vous aurez à bâtir sur les ruines de leur ancien ordre.

On devait à Stéphane la propagation de la notion de GAÏA, qui revêtirait la forme de multiples cultes, donnerait naissance à des liturgies variées et prendrait la valeur d’une religion universelle en syncrétisme avec des bribes des philosophies et des religions de l’âge des hommes.

Le film écrit et réalisé par Stéphane, auquel il avait donné le titre de « GAÏA », se présentait comme un entrelacs de séquences documentaires et de fiction. La production cinématographique se portait mal. Les circuits de distribution utilisaient les fonds de catalogue. Stéphane remporta un succès d’audience inattendu. Les copies circulèrent sur supports numériques dès le lendemain de la sortie en salle. En croisant les sources mythologiques, les analyses scientifiques et la prospective onirique, le film rendait tangible la notion de « terre-mère » et le faisceau de comportements qu’adoptent les individus lorsqu’ils prennent conscience du fonctionnement écologique, ou disons plus largement, systémique, de l’univers.

En appelant leur fille aînée Adama, Dale et Magda ne savaient pas que ce prénom signifiait en hébreu « terre labourée ».  Gaïa, Gé, la terre, est la mère de tout. Dans la mythologie grecque, elle engendre le ciel – Ouranos- sans l’intervention d’un élément mâle, et demande à Chronos, l’un des fils qu’elle aura eu avec Ouranos, de trancher le sexe de son père. Alors que la mort des hommes représentait une gigantesque castration, le réveil du mythe de Gaïa fit grosse impression.

La terre, mère universelle, fut aux origines de l’humanité célébrée en sa fécondité sous les formes des déesses mères. Stéphane montrait les représentations de ces déesses depuis la vénus de Lespugue jusqu’aux figures de Durga et autres shaktis de Civa. Il faisait découvrir les idoles stéatopyges du néolithique, et les suivantes, Ishtar la dame de l’amour de Babylone, ‘Atar’ate la Syrienne, Tanit de Carthage, Koridwen la celtique, Sedna l’esquimaude, Cybèle, Gé-meter Karpophoros des mystères d’Eleusis.

De l’Inde au monde Maya, de l’Iran au panthéon inuit, le film de Stéphane Lambert démontrait l’universalité primordiale de Gaïa sous la mosaïque des formes qu’elle revêtit à l’aube des civilisations.

Entre-tissant le parcours des mythologies d’interviews de scientifiques, Stéphane introduisait et nourrissait le thème de « l’hypothèse Gaïa » lancé vingt-six ans plus tôt par Lovelock et Margulis qui considéraient la terre comme un organisme vivant. Une vision systémique du monde, qui avait été celle de Koestler et de Lupasco avant tous les autres. De l’infiniment petit à l’infiniment grand, la matière sous les différentes formes que peut prendre l’énergie était vue comme une imbrication de « holons » situés chacun à un niveau hiérarchique. La terre, Gaïa, comme tout « holon » biologique est soumise à l’homéostasie. En ignorant les équilibres de la terre mère, l’homme prométhéen compromet les conditions de sa pérennité.

Traitant les femmes en épiphanies de la déesse mère, Stéphane, par fugaces images, scènes documentaires, clips, et ballets orgiaques, entraînait le spectateur dans une démonstration analogique implacable. Son esthétique était bien celle d’un peintre. Il apposait des touches, créait des rythmes, construisait une œuvre qui ne recherchait aucune autre justification qu’elle-même et l’émotion qu’elle provoquait.

Son destin fut également fondateur de la renaissance dont les prémisses frémissaient sous les débris du monde mourant. La nouvelle religion était en gestation. L’une des scènes du film, qui représentait des femmes placées en cercles concentriques tournant en sens inverse l’un de l’autre, donna naissance à un rite qui s’étendit par tout le monde. Les premières sectes, ou « cercles », de Gaïa comme elles se faisaient appeler, en firent le temps fort de leur liturgie. Religieux ou laïc, le rite des cercles prit place dans toutes les fêtes célébrant la fécondité.

Douze femmes, chacune tenant un galet à la main, tournaient sur une rythmique lancinante, plaquant leurs pas fortement sur le sol. On pensait aux danses d’initiation des cultes africains  ou des forêts d’Amazonie. On évoquait les derviches, on sentait venir la transe. Mais la transe ne venait pas. Une rupture du rythme faisait s’arrêter les cercles. Les femmes se retrouvaient deux à deux face à face et se regardaient. Celle du cercle extérieur tendait son caillou à celle du cercle intérieur qui posait les deux galets sur un troisième cercle plus petit. Puis les deux femmes s’approchaient l’une de l’autre et s’enlaçaient. Lorsque reprenait le rythme de rotation, celle du cercle intérieur passait dans le cercle extérieur, la femme qu’elle avait serrée reprenait les galets, lui en tendait un, et la procession recommençait.

Autant le film entraîna l’adhésion de millions de spectateurs, autant la fin du passage où Stéphane mettait en scène ce qui allait devenir un rite fit scandale. On parla de pornographie, d’immoralité, d’art décadent. L’orgie qui suivait les premiers tours choquait des hommes et des femmes qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas en comprendre la dimension sacrée. Dès la fin de l’année zéro, la force de la cérémonie avait conquis des millions de femmes, et au fil des ans de telles cérémonies étaient attendues avec impatience par la très forte majorité de la population.

27 février 2007

xx power 15

Etienne et Louis entrevirent les côtes africaines à peu près au même moment que Claire et Marie prenaient l’avion à destination de Paris. Depuis leur départ du Cap Vert ils avaient entrevu plusieurs cargos, des porte-conteneurs et des pétroliers qui se dirigeaient vers le golfe de Guinée ou en revenaient. La VHF ne fonctionnait toujours pas. Ils n’avaient pas su rétablir les contacts qu’Etienne avait sectionnés. A une vingtaine de miles de la côte ils croisèrent des petites flottilles de bateaux de pêche. Plus près encore, ce furent de grandes pirogues équipées de gros moteurs hors-bord. Aucun de ces bateaux ne sembla leur prêter attention.

-       Louis, je me demande si nous ne devrions pas éviter Dakar dans un premier temps.

-       Pourquoi ?

-       Si par malheur la situation au Sénégal ressemble à celle du Cap Vert nous ferions mieux de rester à l’écart des grandes villes, au moins pendant le temps qu’il faudra pour savoir ce qui se passe.

-       Alors on aborde n’importe où au hasard ?

-       Regarde la carte, tu vois là, Nianing ? J’y suis allé, c’est une immense zone d’hôtels de tourisme.

-       C’est là que tu es allé en séminaire ?

-       Oui, cette région s’appelle la « petite côte », c’est là que la Chemical Bank nous avait invités. Il n’y a pas de port mais les plages nous permettront d’échouer le catamaran.

-       On peut essayer, non ?

-       Je crois que ça serait plus raisonnable.

-       J’imagine qu’il n’y a plus de touristes.

-       On verra, de toute façon nous sommes au sud de Dakar, ça ne rallonge pas beaucoup notre route.

Pour profiter du vent, Etienne avait tiré un bord unique en direction de la Gambie. Les terres qu’ils apercevaient étaient les îles du Saloum. Ils virèrent de bord afin de gagner la « petite côte ».

-       Regarde papa, un bateau vient vers nous.

-       Etienne prit les jumelles. Une petite vedette ou un bateau de pêche promenade se dirigeait ostensiblement vers eux.

-       Est-ce qu’ils ont des armes ?

-       Non, enfin je n’en vois pas. Il y a un blanc et deux noirs à bord.

-       Ils ont des uniformes ?

-       Ils sont torse nu.

Le petit bateau était un pèche-promenade de marque Antarès. Etienne put lire son immatriculation, RU 1098.

-       Mais qu’est-ce que vous foutez là ?

-       Nous sommes partis de France il y a presque deux mois, et nous n’avons pas de radio.

-       Vous, vous ne savez pas ce qui se passe ?

-       A propos de la maladie ?

-       Ah ! Vous savez.

-       On nous a tiré dessus aux îles du Cap Vert, ça on ne sait pas pourquoi. Et on ignore ce qui se passe au Sénégal. Pourquoi êtes vous venus vers nous ?

-       Parce que des cinglés en voilier dans les parages, ça fait drôle. Les blancs n’ont pas intérêt à se faire voir par ici.

-       Vous êtes aussi un blanc sur un bateau dans ces mêmes parages, non ?

-       On vous expliquera, vous feriez bien de suivre mon bateau. C’est comment votre nom ?

-       Garnier. Etienne Garnier.

-       Collura, suivez-nous au moteur.

« L’Oiseau des Iles II » suivit le bateau de Collura derrière la pointe de Sangomar, jusqu’à l’île de Niodior où on le cacha dans le repli d’un bolong, derrière les roseaux et les palétuviers.

A Niodior s’étaient réfugiés bon nombre de catholiques de la région. Les îles du Saloum étaient hors-la-loi depuis longtemps. On y cultivait le yamba, ce que les asiatiques appellent ganja, les arabes kif, haschich, les mexicains marijuana, les américains shit. On y faisait de la contrebande. La capitale de la Gambie, Banjul, à quelques encablures servait de porte d’entrée, assurant ainsi la relative prospérité du pays. Les marchandises hors douane étaient acheminées en pirogue toutes les nuits vers les caches du Saloum.

Lorsque les musulmans intégristes, puis les miliciens de tous poils, s’en prirent aux mangeurs de porc, c’est naturellement dans le labyrinthe des mangroves qu’ils trouvèrent refuge. Il aurait fallut une armée bien équipée pour les en déloger. Les moines de Keur Moussa, des « petits blancs » sans attache métropolitaine ou trop attachés à l’Afrique, des fidèles et des infidèles, des François Diouf et des Collura construisaient là depuis un mois les remparts de leur dernier séjour.

Le ponton, fait de troncs de rôniers, conduisait à une grande bâtisse également construite avec du bois de palmier. Reposant sur des pilotis, on avait établi un vaste plancher. La toiture et les cloisons se composaient de palmes assemblées soutenues par des branches élaguées. L’ensemble formait la maison commune de la petite communauté. Chaque groupe avait construit son propre abri, sa case, en banco ou en bois, de bric et de broc. Etienne amarra le catamaran aux pilotis.

-       C’est le bordel mais vous verrez on se démerde, tiens voilà le colonel N’diaye. Robert, on a récupéré Monsieur Garnier et son fils qui allaient se faire piéger sans nous. C’est bien Etienne ton nom ?

-       Etienne.

-       Bon , et le fiston ?

-       Louis.

-       Robert est le patron. C’est lui qui organise la défense. Moi je m’occupe de l’intendance et des transports.

-       Des transports ?

-       On ne peut pas accueillir tout le monde ici. D’ailleurs beaucoup de femmes veulent se rendre dans le Fouta Djalon. J’organise les passages. Il faut acheminer aussi notre approvisionnement.

-       Qu’est-ce que c’est le Fouta Djalon ?

-       Des montagnes en Guinée, c’est là que les femmes se regroupent.

Louis écoutait Collura. Robert N’Diaye n’avait pas l’air d’un dictateur. Il traînait derrière lui une ribambelle de gamins, la morve au nez, qui lui criaient des mots en réponse à une question inconnue, dans une langue inconnue. Lorsque l’un d’entre eux donnait une bonne réponse, il recevait une jujube qu’il s’empressait de mâcher avec délice. Le colonel ressemblait plutôt à un professeur.

-       Monsieur, est-ce que je pourrais téléphoner à ma mère ?

-       Téléphoner ? Mais il n’y a plus de téléphone, c’est l’anarchie.

-       On ne peut pas joindre la France avec des portables ?

-       Ni la France, ni même le plus proche village. Il ne reste plus que la radio et le téléphone satellite.

-       Collura, mon cher, tu oublies le tam-tam.

-       Vous avez bien une radio ?

-       Oui, on peut transmettre des messages. Dans le Fouta les femmes ont bien quelques téléphones satellite, mais ça m’étonnerait qu’elles veuillent s’en servir pour des communications privées.

Ils étaient arrivés au PC, une grande pièce deux étages au dessus du plancher sur pilotis. On y dominait le paysage. Une vigie avait été dressée encore plus haut qui permettait de surveiller des kilomètres à la ronde. Collura leur montra un plan de l’île et le colonel N’Diaye leur expliqua l’organisation du village. La bâtisse ne comportait pas de fenêtres vitrées. Par les ouvertures, qu’on pouvait occulter avec des volets en vannerie, on apercevait des femmes sur une place occupées à piler des graines, on voyait aussi de petits groupes qui défrichaient des parcelles et binaient des jardins maraîchers. Du poisson séchait sur des clins.

-       Alors je pourrais envoyer un message à ma mère mais pas lui parler ?

-       Si elle le reçoit elle pourra te répondre, on peut fixer un rendez-vous sur les ondes courtes, mais la radio c’est aléatoire.

-       Ne pourrait-on pas demander à ces femmes qui ont des téléphones ?

-       Tu leur demanderas quand tu les verras. Etienne, ton bateau servira pour le prochain passage vers la Guinée.

-       Quels sont les risques ?

-       Bah ! En mer pas grand-chose à part des pirates qui voudraient troquer leur pirogue contre un voilier. De toute façon je naviguerai de conserve avec ma vedette et nous serons armés.

-       En mer. Et au débarquement ?

-       Théoriquement il n’y a pas de risque non plus. Les femmes ne trouvent que peu de résistance. On peut toujours craindre de mauvaises rencontres, évidemment.

-       Combien de temps faut-il ?

-       Il y a un peu plus de cinq cent kilomètres à parcourir, un peu moins si on débarque aux Bissagos.

-       L’archipel des Bissagos est sûr ?

-       Comme ici, personne ne s’y intéresse.

-       Pourquoi nous a-t-on refoulés au Cap Vert ?

-       Le président est devenu fou. Il espère être épargné par la maladie si le Cap Vert demeure isolé. Il a fait couler tous les bateaux, qu’ils soient de pêche, de transport ou de tourisme, sauf quelques vedettes des douanes.

-       Et au Sénégal, que fait le gouvernement ?

-       Il existe peut-être encore un gouvernement, mais je ne sais pas à quoi il pourrait servir sans police et sans armée. A mon avis les ministres doivent se terrer dans leurs villas, protégés par de petits pelotons bien nourris et bien armés.

-       Ma femme s’est occupée de la maladie du porc. Elle est venue à Dakar et à Thiès pour rencontrer les ministres l’été dernier.

-       Garnier ! Vous êtes apparenté à Françoise Garnier ?

-       Comment savez-vous que ma femme s’appelle Françoise ?

-       C’est votre femme ?

-       Vous l’avez vue l’an dernier ?

-       Tu entends N’Diaye ? C’est le mari de la présidente.

Le colonel avait l’air impressionné. Il serra la main d’Etienne qui n’y comprenait rien, et fit l’éloge de cette femme courageuse qui avait sans doute évité bien des conflits en organisant le pouvoir des femmes.

-       Françoise est la présidente de quoi ?

-       De l’organisation mondiale des femmes, les 3w.

-       Papa, maman est présidente !

-       Vous avez entendu parler de Claire Alliot ?

-       C’est un nom qui me dit quelque chose.

-       Elle a habité chez moi à M’Bour. J’avais le Relais du Cercle, un petit hôtel. Regardez l’homme en bas, celui qui scie un tronc, c’est François Diouf, l’oncle de la présidente sénégalaise des 3w.

-       Expliquez-moi tout ça.

-       Venez, je vais vous présenter à notre petite communauté. Pendant que vous étiez en mer le monde a basculé.

Le mois de septembre qui suivit l’annonce de la prochaine mort des hommes vit l’extension à l’Europe de l’épidémie africaine. La pandémie ne faisait aucun doute.

En Afrique de l’Ouest on estimait que les morts directement imputables à la maladie avaient affecté environ trente cinq pour cent de la population mâle de la région depuis le mois d’avril. On pouvait donc s’attendre en Europe à ce qu’un homme sur trois meure dans les six mois. Les grosses agglomérations furent les premières touchées. Il apparaissait de plus en plus vraisemblable aux épidémiologistes que la maladie, plutôt que de se propager, ne faisait que se manifester, alors que la contamination était d’ores et déjà effective dans toute la population. Au cours de la maladie des porcs, les plus grosses concentrations du cheptel avaient été touchées en premier pour une simple raison statistique. Dans l’apparition de la maladie des hommes le même phénomène fut confirmé.

De l’analyse démographique, on put extraire des prévisions très précises du nombre de morts auquel on serait confronté département par département, commune par commune. Le temps passant la précision s’affina encore, à tel point que le nombre quotidien de décès pourrait, dès le mois de janvier suivant, être déterminé à l’avance pour chaque jour des mois à venir. La date de la mort du dernier homme, à quelques heures près, fut connue dès le mois de février. Pourtant on ignorait tout des origines du mal, seules les statistiques démographiques, le modèle porcin et le déroulement des premières phases de la pandémie permirent ce tour de force prévisionniste.

Si chaque homme demeurait dans l’incapacité de connaître l’heure de sa mort, il connaissait la limite ultime de sa vie et le pourcentage de chances qu’il avait de mourir à telle ou telle date. Les tableaux et graphiques donnant ces pourcentages furent publiés sous toutes les formes possibles. Certains hommes les consultaient compulsivement, d’autres n’y prêtèrent que peu d’attention.

Au mois de septembre moururent de la maladie en France près de cent quatre-vingt mille hommes, soit près de six mille par jour, dont sept cents pour la seule agglomération parisienne. Prés de la moitié de ces décès prit place dans les dix derniers jours du mois. Le trente septembre, il y eut à peu près mille deux cents cérémonies funèbres dans la capitale. Les inhumations furent prohibées.

L’incinération devint la règle. On abandonna l’idée de construire dans l’urgence de nouveaux columbariums. La nouvelle règle imposait aux familles de faire leur affaire des urnes qu’on leur remettait après crémation des corps.

Sur le seul territoire français, un excédent de près de trente millions de morts devrait être traité en l’espace d’une année. On prévoyait aux alentours de deux cent mille morts pour la pire journée, dont environ vingt-deux mille à Paris. Les funérariums traditionnels étaient totalement inadaptés à l’envergure de la tâche. Il était impensable d’user des méthodes expéditives qu’il avait fallu employer pour les porcs. L’équation livrée à la sagacité des ingénieurs fut la suivante. Comment mettre sur pied un circuit de nature industrielle qui permette de réduire les dépouilles mortelles en cendre, individuellement, dans le minimum de temps possible, tout en optimisant les dépenses d’énergie. La solution adoptée devant être duplicable, les appareillages devant être disponibles dans les plus brefs délais, il fallait que les plus grosses unités puissent traiter de l’ordre de mille corps par jour, soit environ un toutes les minutes et demie.

Les systèmes imaginés prirent des formes très diverses. On utilisa la combinaison des températures et pressions élevées. On bâtit des machines fonctionnant par radiations de toutes sortes. Quelles que soient les méthodes, elles reçurent le nom générique de flash. Le flash lourd, le flash chaud, le flash blanc. Des milliards d’euros, de dollars, de yens, furent dépensés pour que les flashes soient rendus opérationnels dans les plus courts délais.

Les pays les moins nantis, qui étaient également ceux où les rites religieux d’inhumation semblaient ne pas pouvoir être contournés, entrèrent dans une ère de déroute macabre. Faute d’argent, faute d’infrastructures frigorifiques, faute de volonté de transcender les interdits et d’abandonner les rites, les corps en décomposition s’accumulèrent, chassant les vivants des villes.

Bénarès, où la crémation ne posait bien sûr pas de problème, bien au contraire, du fait de la sacralité même de la ville qui poussait les mourants à s’y diriger pour mourir et brûler prés du Gange, devint un entonnoir où les pressions de la foule tuaient autant que la maladie.

Les routes des pays pauvres, comme celles des pays mal gérés, se couvrirent de caravanes hétéroclites. Les hordes en exode furent vite affamées, volant et pillant, tuant pour manger, s’entretuant pour dormir, fuyant devant la mort et la semant devant elles.

Partout, en France comme ailleurs, les cérémonies funéraires devinrent communes à plusieurs familles, voire à plusieurs dizaines de familles. Seuls les proches y assistaient, il aurait fallu passer son temps dans les églises, les temples, les synagogues ou les mosquées si l’on avait voulu participer à toutes les funérailles de la parentèle éloignée ou des amis. Le cérémonial fut abandonné par bon nombre qui se contentaient de récupérer l’urne de leur proche et de répandre les cendres dans les rivières.

27 février 2007

xx power 16

Le père d’Etienne Garnier mourut au mois de septembre. Il croyait avoir contracté une légère bronchite et, se sentant un peu fatigué, traînait au lit depuis deux jours. En fin d’après-midi le deuxième jour, pendant la visite du médecin consulté par habitude, il avait craché du sang. Le lendemain matin sa femme constata son décès. Ce fut la première mort qui toucha Françoise de près. Il y eut une messe, célébrée par un prêtre ami de la famille en l’église Sainte Clotilde à Paris. D’aucuns virent d’un mauvais œil ce qu’ils pouvaient à juste titre considérer comme un passe-droit. Claire et Marie accompagnèrent Françoise et Julie. Après la crémation, madame Garnier se trouvant désemparée devant l’urne qu’on lui remettait, demanda s’il serait possible que les cendres de son mari soient déposées en mer. Julie, d’autant plus affectée par la disparition de son grand-père qu’elle évoquait celles de son père et de son frère, proposa, si on la conduisait en Bretagne, d’accomplir elle-même ce geste.

Ni Françoise, ni Marie ne purent s’abstraire de leurs tâches, mais Claire fit en sorte d’annuler ses rendez-vous du lendemain pour accompagner Julie à Port Blanc.

L’essence était devenue hors de prix. Les pays du golfe persique n’avaient pas encore interrompu leurs livraisons de pétrole, toutefois les État s constituaient des réserves et taxaient au maximum les carburants. Sur les routes, le ralentissement économique était tangible. La circulation des camions, si elle avait moins baissé que celle des voitures particulières, se faisait de plus en plus clairsemée. Le seul secteur en large progression semblait être celui de l’alimentation et la majorité des poids lourds se rendaient à Rungis ou en venaient. On ne construisait plus, on ne se meublait plus, on ne voyageait plus, on ne consommait plus que de l’immédiat.

La répression des crimes et délits était rapide et implacable. Pour faire face à l’engorgement des prisons le travail forcé avait été rétabli et l’on avait créé de vastes camps à cet effet. Les condamnés se voyaient privés de tout droits, leurs biens étaient immédiatement confisqués par l’État , et ce, quel que soit le degré du crime ou du délit dès lors qu’il touchait à la sécurité des biens et des personnes. Malgré la dureté de ces mesures répressives, la délinquance et la criminalité ne cessaient de croître. Sur les routes opéraient des gangs organisés de détrousseurs. Les automobilistes n’avaient pour seule parade que de naviguer en convois. A la sortie de Paris, avant de passer le péage autoroutier, Claire se rangea dans la file des véhicules à destination de Saint Brieuc. Dès que les quinze voitures du convoi furent réunies, les conducteurs échangèrent leurs numéros de téléphones portables et reçurent le document qui regroupait les numéros d’appel de tous les centres d’intervention disponibles sur leur parcours. La consigne était qu’avant chaque aire de stationnement, comme avant chaque embranchement de l’autoroute, le convoi se resserre de manière à éviter l’attaque éventuelle des véhicules situés en queue.

Julie avait les yeux rouges. Elle avait peu dormi, beaucoup pleuré, imaginé cent fois la mort de son père et de son frère, mordu son oreiller pour masquer des sanglots. Allongée sur les sièges arrière elle sommeillait. Claire écoutait « Radio Classique ». L’urne contenant les cendres qu’elles allaient répandre dans la mer se trouvait dans le coffre. La file des quinze voitures ne dépassait pas les cent trente kilomètres à l’heure. On aperçut les flèches de la cathédrale de Chartres un peu avant huit heures.

Une heure plus tard, aux abords du Mans, la caravane fit halte dans une station-service. Claire et Julie restèrent à l’écart. Les autres voyageurs étaient en général quatre dans chaque voiture, deux hommes et deux femmes, dont on pouvait se douter que les unes étaient les futures remplaçantes des autres dans les divers métiers qu’ils exerçaient. Les conversations entre eux le laissaient supposer. Certains hommes plaisantaient en prenant des airs bravaches, quelques-uns uns paraissaient abattus. S’ils voyageaient à deux couples par voiture, les femmes assises l’une à l’avant, l’autre à l’arrière, c’était autant par sécurité que par économie. On craignait en permanence un coup de folie de la part d’un homme se trouvant seul avec une femme. Les armureries vendaient des armes de défense, en général des bombes lacrymogènes ou paralysantes, mais aussi des pistolets à décharges électriques. Seules les femmes étaient autorisées à en acheter, à en porter, à en faire usage.

La réglementation devenait de plus en plus contraignante, mais, au prix d’importantes restrictions des libertés individuelles, la paix civile était encore sauvegardée. La fermeté des gouvernants ne s’appliquait pas à la circulation des idées. Aucune censure n’avait été envisagée pour la bonne raison que les moyens de communication et donc d’information l’auraient très rapidement rendue inefficace. La mise hors circuit de ces moyens de communication n’avait pas plus été envisagée car ils avaient l’avantage de pouvoir se transformer en moyen de surveillance et de servir de soupape de sécurité. Ainsi les chantres de la liberté s’exprimaient dans le même temps que l’on restreignait le champ de leurs libertés. L’État  pouvait pister qui il voulait en entrant dans les ordinateurs des réseaux GSM.

-       Tu n’as plus sommeil ?

-       Je suis réveillée, et toi ? Tu ne veux pas que je conduise ?

-       Quoi ?

-       Bon, je vois que tu n’es pas complètement endormie, ça me tranquillise.

-       Ouf, j’ai cru que tu parlais sérieusement.

-       Non, mais ce serait peut-être bien que tu changes de musique, sinon on va se retrouver dans le décor, surtout à cette allure d’escargot.

-       Dis donc, tu as la pêche. Qu’est ce que tu veux écouter ?

-       Du raï, ou les infos, ça te va ?

-       Les infos, ça me rase un peu, pas toi ?

-       Ah non ! Nous vivons une époque formidable, je ne veux pas en rater une minute.

-       C’est du lard ou du cochon ce que tu me dis là ?

-       Tu vois, encore une expression que mes enfants ne pourront pas comprendre, une époque formidable je te dis.

-       Tu as raison de te révolter. Veux-tu vraiment écouter les infos ?

-       Pas vraiment, on peut aussi ne rien écouter du tout. Dis-moi, tu vas te marier avec Marie ?

-       Toi alors, tu vas droit au but.

-       Il paraît que je suis impertinente.

-       Moi je trouve ta question très pertinente. Me marier, pourquoi pas ? Mais ça n’existe pas encore le mariage entre femmes.

-       Il faudra bien que ça existe si on veut avoir des enfants. Tu veux en avoir toi ?

-       Sans doute. Tu veux savoir si je veux en avoir avec Marie ? Je crois qu’oui, mais je n’ai pas vraiment le temps d’y penser. Adama vient de naître ; avant je ne savais pas que c’était possible.

-       Marie est ta meilleure amie ?

-       Au moins ça, oui.

-       Tu veux dire que tu es amoureuse d’elle ?

-       Mais quelle curieuse tu fais. C’est très indiscret de poser de pareilles questions.

-       Je t’ai dit que j’étais impertinente.

-       Maintenant je te crois. Dis donc, tu n’as pas un petit ami toi ?

-       J’en avais un.

-       Bravo ! Et alors ?

-       Alors je n’en ai plus.

-       Ah, je suis navrée.

-       Non, il n’est pas mort, mais il ne veut plus m’embrasser ni rien du tout. Il sniffe de la colle toute la journée.

-       Tu ne peux pas le raisonner ?

-       Tu connais de bonnes raisons pour qu’il arrête, toi ?

-       Est-ce que ça le rend heureux ?

-       Tu crois qu’on peut être heureux quand on sait qu’on va mourir à quinze ans ?

-       Oui, je le crois.

-       Ben alors, explique-moi.

-       D’abord il faut s’aimer soi-même. S’aimer soi-même, c’est toujours plus facile lorsqu’on se sait aimé. Quand on s’aime soi-même on a plus envie de se faire plaisir que de se détruire. Si tes journées sont pleines de plaisir, tu n’as plus de temps pour te morfondre, te plaindre, tu vis, tu n’as plus envie d’arrêter de vivre.

-       Admettons. Et alors, comment est-ce que je le raisonne, comment est-ce que je lui explique ça ?

-       OK, c’est vrai, la raison n’y fait rien, tout ce que je t’ai dit, il faut qu’il puisse l’éprouver, pas forcément le penser. Alors reprenons. Qu’est ce qui aurait pu lui faire très très plaisir avant qu’il sniffe ?

-       D’apprendre à piloter un avion.

-       Même s’il est riche, ça ne doit pas être possible en ce moment. Quoi d’autre ?

-       Traverser le Sahara avec les hommes bleus.

-       Hum ! C’est tout aussi impossible désormais. Quoi encore ?

-       Je ne sais pas.

-       Réfléchis-y, et si tu trouves, peut-être pourras-tu le forcer à se faire plaisir.

Elles se turent. Laval n’était plus qu’à trente kilomètres. Mayenne, où se déroulait le plus important marché aux bestiaux de la région prospérait de la disparition des porcs. Les craintes, qui s’étaient fait jour à propos des productions agricoles après la mort des porcs, n’avaient plus cours dans la population masculine. Les restaurants ne désemplissaient pas, les bars à vins, les tavernes à bières, non plus. L’épicerie fine manquait de stocks. On bâfrait jour et nuit. Dans les supermarchés le rayon des spiritueux manquait de marchandise, les distilleries fonctionnaient à plein régime.

Les hommes se réunissaient entre eux. Certains établissements refusaient les femmes. Certaines femmes en revanche étaient recherchées. La prostitution s’accroissait en fonction d’une demande qui s’accélérait. Du fait de la tolérance des pouvoirs publics, de nombreux établissements se spécialisèrent dans l’organisation d’orgies pour lesquelles une large clientèle se développait.

Hors de la sphère économique et des relations vénales qui florissaient, toutes formes de libertinages virent le jour, avec l’aval de la force publique dont les interventions se bornaient à contenir les orientations sadiques de certains groupes. La protection des mineurs posait de nombreux problèmes dont une partie furent réglés par l’abaissement à quatorze ans de l’âge de la majorité. Les voix qui s’élevaient contre la décadence des mœurs ne trouvaient guère d'échos. Les plus violents contempteurs de la dégradation morale tentèrent des actions commando qui furent immédiatement réprimées. La priorité devait être accordée à tout ce qui favorisait la paix sociale, fût-ce au détriment des valeurs sur lesquelles s’était bâtie la civilisation.

Les vieilles censures morales tombaient. Une grande partie des femmes finit par céder. Celles qui le jour ne pouvaient plus regarder en face leurs maris dont la vie s’achevait attendaient que la nuit  les réunisse en des joutes inédites. Beaucoup regrettèrent le temps perdu. Mais de nombreux hommes, ne pouvant plus supporter la présence des femmes, apprirent à rechercher celle des autres hommes. Toutes les formes de ce qui naguère était considéré comme luxure et vice prenaient de l’ampleur. La loi tacitement reconnue par tous était que tout était permis en dehors de ce qui causait du tort à l’intégrité des autres.

La notion d’intégrité offrait toutefois des interprétations discordantes. Mais au bout du compte une valeur essentielle surpassa toutes les autres : le plaisir. Les interprétations divergeaient sur la « primauté » qui devait ou pas être accordée à l’immédiateté du plaisir. Stéphane prêchait en faveur de ce qui permettrait de pérenniser l’esprit de jouissance, et conspuait les délinquants de l’immédiateté.

A Saint-Brieuc la caravane se disloqua. Claire attendit sur le parking, dans la file des voitures qui se rendaient à Guingamp. Ces arrêts rallongeaient la durée du voyage mais elles arriveraient avant treize heures à Tréguier. Julie était revenue à l’assaut.

-       Tu ne m’as pas répondu tout à l’heure. Tu es amoureuse de Marie ?

-       Qu’est-ce que tu veux savoir exactement ?

-       Moi, je ne crois pas que je pourrais être amoureuse d’une fille.

-       C’est ce que je pensais aussi avant que ça m’arrive. Pourtant tu m’as dit que tu voulais avoir des enfants, tu voudrais les faire toute seule et les élever toute seule ?

-       Toute seule, peut-être pas, mais je pourrais avoir d’autres amies qui ne voudraient pas se marier. On pourrait habiter ensemble et élever nos enfants.

-       C’est faire l’amour avec une fille qui te choque alors.

-       On n’a plus besoin de faire l’amour pour avoir des enfants et de toutes façons ça n’est pas en faisant l’amour avec une fille qu’on pourrait en avoir.

-       Tu te dis donc que tu ne feras jamais l’amour.

-       Je ne sais pas. Ca n’est pas pareil qu’avec un homme quand même !

-       Oui et non. C’est difficile d’expliquer ces choses-là à une petite fille tu sais.

-       Je ne suis pas une petite fille.

-       Tu as déjà fait l’amour avec un garçon ?

-       Non, mais presque. Tu sais que maman est la maîtresse de Stéphane ?

-       C’est elle qui te l’a dit ?

-       Oui, et ils veulent faire un enfant, en espérant que ce soit une fille. C’est bien que maman soit amoureuse, hein ?

-       Bien sûr. C’est bien de vivre. Tu sais Malik est mort il y a six mois. Je pense à lui tous les jours avec le cœur serré. Mais j’aime Marie dans le même temps. Tu dois toujours te demander si ce que tu fais est un acte de vie ou un acte de mort. Si c’est un acte de vie, c’est bien.

-       On sait toujours ?

-       Oh là là ! Je ne suis pas philosophe moi, je fais comme je sens. Si je me trompe, eh bien tant pis, c’est toujours mieux que d’hésiter à chaque pas. Tu vois, le piétinement pour moi c’est la mort.

A Tréguier elles s’arrêtèrent sur la place du centre, devant la cathédrale où le marché s’achevait. Tout le monde savait qu’avant l’été prochain, sur cette place comme sur toutes les places du monde, il n’y aurait que des femmes. Les églises n’auraient plus de prêtres. On ordonnait bien quelques femmes contre l’avis du Vatican, mais les vocations n’étaient guère nombreuses, et les fidèles de moins en moins fidèles. Julie désigna la crêperie du cloître où elles commandèrent des galettes de sarrasin.

Jean Le Du avait été prévenu par Françoise de l’arrivée de Julie. Comme la mer était basse, il n’avait pas pu mettre son bateau à quai. Lorsqu’il vit l’urne dans le coffre il ne put s’empêcher de verser une larme qu’il écrasa de sa paume en reniflant.

-       Je serai bientôt là-dedans, et c’est pas ma femme qui pourra aller en mer. Je me demande bien comment elle fera pour se nourrir.

Claire pas plus que Julie ne savaient comment le rassurer. L’inquiétude du vieux pêcheur était partagée par de nombreuses familles dont les revenus provenaient exclusivement du travail de l’homme, travail qui ne pourrait être assumé par la femme. De fragiles équilibres allaient être rompus. Les femmes âgées qui n’avaient jamais travaillé, tout comme les mères de familles nombreuses, trop occupées pour envisager de quitter leur foyer, craignaient de se trouver totalement démunies. Les suicides collectifs se multipliaient. Des pères décidaient aussi de supprimer leur famille dont ils ne pouvaient imaginer qu’elle leur survive, ou qu’ils voulaient soustraire au désastre.

-       Les 3w doivent prochainement donner leur avis sur les mesures à prendre pour éviter que certaines familles se retrouvent sans ressources. Des solutions seront trouvées, je puis vous l’affirmer. S’il s’agissait de cas isolés on pourrait en douter, mais le sort de votre femme sera partagé par des millions d’autres en Europe. Elles ne seront pas laissées de côté.

-       Dieu vous entende.

-       Françoise évoque souvent cette question, je sais que les solutions seront mises en place dans très peu de temps.

Elles embarquèrent dans l’annexe après avoir ôté leurs chaussures et leurs chaussettes pour franchir les quelques mètres qui les en séparaient. Jean portait l’urne. Le bateau était au mouillage entre le port et l’île Saint Gildas. A la godille il leur fallut cinq minutes pour l’atteindre. Julie s’efforçait de regarder le paysage afin ne pas penser à la mission qu’elle devait accomplir. Depuis quelques années Le Du pêchait seul. Il était difficile de trouver un équipage, les jeunes brevetés préféraient embarquer sur les bateaux « surimi » où les parts - leur rémunération proportionnelle au produit de la campagne - étaient plus grasses. La « Marie-Stella » était un petit bateau en aluminium équipé d’un treuil et de toute l’électronique nécessaire à la navigation, la communication et la recherche des bancs de poissons. Les modes de pêche variaient en fonction de la période de l’année, des vents, des courants, des marées. Le Du posait aussi bien des lignes que des filets ou des casiers. Julie prit l’urne, se dirigea vers l’avant du bateau, et du bras indiqua la direction des Sept Iles.

Le chemin se fit sans que personne n’essaie de couvrir le bruit du moteur. Ils arrivaient en vue de Rouzic, une île toute blanche de guano. On apercevait les maisons de Perros Guirec. C’était à quelques miles de là que Julie avait pour la dernière fois entrevu le bateau qui emmenait son père et son frère. Elle leva le bras, Jean Le Du coupa les gaz. Dans le silence Julie dévissa le couvercle de l’urne et, sans rien voir tant sa vue était brouillée par les larmes, en déversa le contenu dans la Manche. Elle avait l’impression de jeter à la mer toutes ses années d’enfance, elle ne savait plus si les cendres étaient celles de son grand-père, ou celles des trois hommes de sa famille, ou celles de tout un monde.

Claire s’était approchée. Elle serra Julie dans ses bras, après avoir refermé l’urne vide et l’avoir délicatement posée sur l’eau comme une « bouteille à la mer ». Jean Le Du esquissa un signe de croix. Le bateau oscillait dans le faible clapot des vagues.

Les moines bénédictins qui avaient abandonné Keur Moussa pour se réfugier à Niodior continuaient de pratiquer leur culte. Les chants grégoriens ponctuaient la journée. Ils étaient cinq, âgés de trente à soixante dix ans, ils habitaient la même case. Entre les prières leurs robes blanches voletaient partout, ils apportaient leur aide aussi bien aux champs qu’à la pêche. Le plus vieux servait d’économe au colonel N’Diaye, un autre faisait office d’infirmier.

La messe quotidienne regroupait la plupart des adultes africains. Collura n’était pas le seul blanc de Niodior. Le moine économe était français. Clément Daligot habitait dans l’île depuis une vingtaine d’années où son campement de chasse accueillait naguère une clientèle fidèle et choisie. Rigozi, un maçon italien qui travaillait à Kaolack en sous-traitance pour les entreprises de Dakar, les avait rejoints avec toute sa famille. Sa femme, Sicilienne ne parlait pas français mais se débrouillait en wolof. Elle s’appelait Angela. Elle aussi assistait à l’office. Ils avaient trois filles et l’aîné, Luigi, un garçon trapu et basané, n’avait pas seize ans. Collura et Daligot se moquaient gentiment de la ferveur des Sénégalais du village. François Diouf ne faisait pas partie des bigots. Ceux et celles qui n’avaient pas charge de famille ne cherchaient pas non plus le moindre secours dans l’au-delà. Et les filles ne chassaient pas les garçons qui sans cesse les pourchassaient.

L’office avait lieu à la tombée de la nuit. Etienne s’y rendit, pas Louis qui s’était fait un copain de Luigi Rigozi. Christiane Diouf ne les quittait pas. Christiane était une révélation pour les deux garçons. Mutine, câline, coquette et coquine, elle se jouait d’eux, roulait des hanches, prenait des poses. Une heure elle mimait l’indifférence, une autre elle entraînait Luigi à l’écart pour décoller des huîtres de palétuviers, faisant blêmir Louis de jalousie. A chacun en aparté elle avait pris la main, posé un baiser trop près des lèvres, caressé les cheveux. Par ses manèges elle attisait Luigi depuis son arrivée la semaine précédente. Mais dès qu’elle avait aperçu Louis descendant du catamaran, c’est sur lui qu’elle avait jeté son dévolu. Le frère de Marie Diouf, père de Christiane, travaillait en qualité de comptable dans une société de travaux publics au Mali. On n’avait pas de nouvelles de lui. La mère de Christiane étant morte de fièvre puerpérale juste après sa naissance, son grand-oncle François Diouf, était en quelque sorte son tuteur.

Christiane et Louis jouaient à l’awalé sous l’œil amusé de François qui ravaudait un épervier. Luigi boudait à deux pas.

-       Je connais ta mère, Louis.

-       Elle est venue ici ?

-       Non, c’est moi qui suis allé à Thiès avec ma nièce Marie le jour où ta mère y est venue.

-       Vous lui avez parlé ?

-       Oh ! Il y avait beaucoup de monde. Mais c’est elle qui a engagé Marie. C’est grâce à elle que Marie est devenue ce qu’elle est.

-       Bien.

-       Lorsque j’ai trouvé ces premiers cochons morts je ne pensais vraiment pas qu’ils annonçaient notre propre mort.

-       Personne.

François Diouf retourna à sa navette et ses rêveries, Luigi, boudeur, s’était éloigné ; la partie d’awalé tournait à l’avantage de Louis. On entendit une clochette, et les moines entonnèrent l’agnus dei en latin. « Agneau de Dieu qui efface les péchés du monde, donne-nous la paix ». C’était l’heure des crapauds-buffles, ils coassaient aussi leur répons.

-       J’ai gagné, tu me dois un gage.

-       Quel gage ?

-       Tu dois monter dans la vigie plus vite que moi. Pars tout de suite, je compterai jusqu’à dix avant de courir.

-       Ok.

Louis ne courut pas à la poursuite de Christiane. Il la laissa s’essouffler. Elle haletait encore lorsqu’il la rejoignit sur la plate-forme et s’assit près d’elle. Ils s’embrassèrent tout le temps que dura l’offertoire, puis la communion et le dernier cantique de la messe.

Le premier voyage aux îles Bassano eut lieu au cours des derniers jours de juin et des premiers jours de juillet. Christiane et Louis occupaient désormais toutes leurs journées l’un avec l’autre. Luigi faisait le faraud, cachant le dépit que lui causait son exclusion en participant aux travaux des hommes. Outre les tâches de construction des cases et des greniers, il y avait aussi le maraîchage, les tours de garde, et les opérations commando vers Banjul, M’Bour ou Nianing. Sous l’autorité du colonel N’Diaye, en pirogue, à pied ou avec la vedette de Collura, de petits groupes d’hommes allaient voler ou troquer du carburant, des réserves de riz, des graines et des outils, en échange de la seule richesse de l’île, du yamba. Luigi espérait par ses exploits battre en brèche le prestige du parisien.

La veille du départ  « l’Oiseau des Iles II » transformé en boat-people allait transporter trente femmes en Guinée. Louis et Christiane passèrent leur première nuit ensemble. Etienne craignait les piqûres de moustiques et préférait dormir dans la fournaise de sa cabine plutôt qu’affronter les anophèles sur le pont. Louis n’eut pas de mal à s’éclipser en douceur. Il était du voyage, son père et lui seraient les seuls marins. Collura voyagerait de conserve avec eux, emmenant sept autres femmes à son bord. François Diouf, s’il entendit bien sa nièce quitter la maison, se garda bien d’y faire obstacle. Il aimait l’idée que Christiane soit dans les bras du fils de la Présidente.

Pendant tout le temps que Louis fut absent, François pris soin d’éloigner Christiane des autres garçons et de Luigi tout particulièrement. Il se mit en tête d’organiser une école et fit de sa nièce l’institutrice de Niodior. On entendit bientôt les B.A.BA chantés et la scansion des tables de multiplication, en contre-point aux litanies recto tono des psalmodies monacales. Le soir, François bloquait la porte de la case. Christiane sut ainsi, sans qu’elle ait sollicité son avis, que son oncle approuvait ses amours.

Le cimetière avait été créé dans un îlot proche du village. Un homme sur cinq à peu près était mort, parmi tous ceux qui s’étaient réfugiés au cours des deux derniers mois à Niodior. Au cours des deux semaines que prit le voyage en Guinée il en mourut trois de plus, dont le moine infirmier. A chaque fois une messe fut célébrée, un cercueil fabriqué, des condoléances échangées. Mais le soir, autour des feux, après avoir mangé le tiep bou dien ou le couscous de mil, on riait, on racontait des histoires et on buvait du vin de palme. Il arrivait que ceux qui allaient mourir chantent et dansent tard dans la nuit. Les femmes poussaient des cris aigus et s’esclaffaient à gorge déployée, les enfants battaient le rythme et la palabre allait bon train.

A son retour Louis obtint de son père que Christiane vienne habiter sur le bateau. Ils avaient demandé à communiquer par téléphone satellite avec Françoise. Ils avaient également demandé qu’on ne parle pas de leur présence au Sénégal avant la communication pour n’inquiéter personne, pour pouvoir rassurer de vive voix. Les émissaires du Fouta Djalon promirent de tout faire pour leur permettre cette liaison téléphonique lors du prochain voyage qui les conduirait en Guinée Conakry.

-       Pourquoi n’avez vous pas écrit un texte que les amazones auraient transmis à ta mère ?

-       Papa préfère pouvoir répondre aux questions directement. Il a sans doute raison, c’est inutile que maman et Julie doivent attendre plusieurs semaines en nous sachant ici en pleine tourmente sans connaître tous les détails rassurants de notre vie.

-       J’en suis un ?

-       Tu n’es pas un détail, et au téléphone je pourrai parler de toi à maman pour qu’elle dise à ta tante que tout va bien.

-       Tout va bien, viens contre moi  pour me dire que tout va bien et que je ne suis pas un détail.

-       Tu es celle que j’aimerai jusqu’à ma mort. N’en doute pas une seconde.

-       Ne meurs, pas mon Louis.

-       Jamais, viens.

27 février 2007

xx power 17

Julie n’avait pas beaucoup parlé pendant le trajet du retour de Port Blanc vers Paris avec Claire. Elles avaient bu un café chez Jean Le Du avant le départ. Claire devinait qu’il attendait d’elle qu’elle tente de rassurer sa femme. Elle avait évoqué toutes les femmes de marins péris en mer, lui laissant augurer que son sort ne serait pas pire. Elle avait répété ce qu’elle savait des projets mutualistes des 3w.  Dans la voiture, Julie s’était à nouveau installée sur les sièges arrière. La radio qu’avait choisie Claire diffusait de la world music.

Il fallut à nouveau se rendre à Tréguier pour intégrer un convoi. Comme il s’en formait un à destination de Rennes, elles s’y joignirent afin d’éviter l’étape de Saint Brieuc. Julie ressassait la question de Claire «  Qu’est-ce qui aurait pu lui faire très très plaisir avant qu’il sniffe ? ». Samy Kadian ne ressemblait pas aux autres garçons, tout au moins pas à la majorité de ceux que Julie connaissait. Il ne vouait pas de culte aux top-models, ni aux joueurs de football, et n’avait rien pour autant d’un boutonneux polar. A quinze ans  et quelques mois, il mesurait près d’un mètre quatre-vingt-dix et venait d’entrer en terminale. Ses amis se comptaient sur les doigts de la main, Julie en faisait partie. Depuis l’année précédente ils se voyaient chaque jour et se téléphonaient plusieurs fois par jour, sans parler des messages qu’ils s’adressaient par e-mail.

Aux yeux de leur cercle de copains Julie avait le statut de « petite amie en titre » de Samy. Ils s’écrivaient des poèmes et passaient des heures dans les bras l’un de l’autre à parler, flirter, fumer des joints en écoutant du raï. L’annonce de la mort des hommes les avait anéantis. Samy avait adopté une attitude de détachement cynique et, avant les vacances d’été, il s’était souvent montré moqueur vis à vis de Julie auprès de laquelle il se réfugiait toujours. A la rentrée des classes il était métamorphosé. L’herbe ne lui apportait plus de réconfort, ses amis non plus, il passait de l’alcool à la colle et ne voulait plus voir Julie. Il était sur une sale pente qui de la colle le conduirait au crack et à l’héro. Julie se demandait si l’oubli dans la drogue ne constituait pas après tout la réponse la plus intelligente à cet inacceptable manque d'avenir dont souffraient tous les hommes. Pourtant l’exemple de Stéphane, de Luc, de tant d’autres que Françoise lui faisait rencontrer, montraient que l’avenir est tout relatif lorsqu’on accorde toutes les priorités au présent. Ces hommes n’étaient en rien exceptionnels. On en voyait partout de très communs qui sifflotaient en travaillant, d’autres faisaient du jogging ou plantaient des arbres, soignaient leur apparence. Et combien fréquentaient les restaurants, choisissaient leur fromager, se fournissaient chez les meilleurs bouchers, pâtissiers, traiteurs et autres cavistes ?  Quand bien même Claire ferait-elle preuve de trop d’optimisme ; et même si le caractère de Samy ne lui permettait pas d’être assez « positif » pour nier la mort au bénéfice de ce qui lui restait à vivre ; Julie se dit qu’elle devait choisir ce qui lui ferait très très plaisir à elle-même.

Elle décida de consacrer les jours, les semaines, ou les mois, qui seraient accordés à Samy, aux plaisirs qu’il saurait lui donner, au plaisir qu’elle pourrait avoir le bonheur de lui offrir, au présent.

-       Claire ?

-       Julie ! Tu te réveilles enfin !

-       Tu ne connais pas Samy Kadian ?

-       C’est un de tes copains non ?

-       Non, c’est mon ami qui sniffe. Tu ne l’as jamais vu, il se terre depuis les vacances.

-       Alors ? Samy Kadian ?

-       Tu vas en entendre beaucoup parler.

-       Félicitations, mademoiselle, je suis contente pour vous deux.

-       Merci, Claire. Merci. Merci. Mille fois merci.

Dès son retour de Port Blanc, elle s’était consacrée à la tâche qu’elle s’était fixée. Samy avait opposé une résistance hargneuse, nourrie par le dèsespoir.

-       Samy, je veux que tu te suicides ou que tu vives avec moi.

Ce furent les premiers mots qu’elle lui adressa le jour où elle l’aborda sur un trottoir.

-       Je me fous de ce que tu veux.

-       Moi, je me soucie de ce que tu fais. Tu es lâche. Au lieu de te flinguer, tu te détruis lentement. Aies au moins le courage de te tuer.

-       Tu fais ta girl-scout ou quoi ? Ca te regarde en quoi ce que je fais ?

-       Je t’aime. Si tu ne veux plus m’aimer, je ne veux pas voir ta déchéance, je préfère te savoir mort.

-       Ne t’en fais pas, je vais crever ça c’est sûr.

-       Tu ne m’as pas bien comprise. Je te le répète : soit tu vis avec moi, soit tu te suicides. Et je vais te forcer à choisir.

-       Tu es complètement barje. Laisse-moi.

-       Pas question, je ne te lâcherai plus d’une semelle, tiens, prends.

Elle lui tendit une boite de pilules. Elle tenait Samy par la manche, elle était calme et déterminée.

-       Je n’ai pas besoin de tes médicaments, j’ai tout ce qu’il faut.

-       Celui-là tue plus rapidement. Tu le prends devant moi, je te regarde mourir et je m’en vais. Sinon tu viens vivre avec moi.

-       Quel pouvoir crois-tu avoir sur moi ?

-       Je sais ce que je veux. En face de ta faiblesse et de ton indécision ça fait beaucoup.

-       Allez, fous le camp !

-       Mais non Samy, je ne te quitte plus.

-       C’est ce qu’on va voir.

Il se libéra de Julie et prit ses jambes à son cou. Julie ? tout en le poursuivant ? voyait leur écart s’accroître. Elle profita du temps qu’il mit à trouver ses clefs et à les introduire dans la serrure pour le rattraper. Sans prononcer un mot elle prit l’élan qu’il lui fallait pour le renverser et se propulsa en l’entraînant à l’intérieur de l’appartement. La brutalité du geste ébahit Samy.

-       C’est toi Sam ? Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?

Madame Kadian se profilait au bout du couloir. Elle connaissait bien Julie mais fut étonnée de la phrase qu’elle prononça.

-       Bonjour Madame, j’ai décidé que Samy devait choisir entre la vie et la mort. Je ne le quitterai plus, il doit vivre avec moi ou se suicider.

-       Julie, tu dis que Samy doit se suicider ?

-       Non, il se suicide déjà lentement. Moi je veux qu’il vive avec moi. Il m’aimait, et je l’aime. Mais s’il décide de mourir, qu’il le fasse vite et proprement.

-       Comment peux-tu parler de mourir proprement !

-       Comment pouvez-vous accepter qu’il devienne un déchet !

-       Assez ! Si tu veux vivre avec moi tu vas vivre avec moi, tu verras ce que ça veut dire de vivre en attendant la mort.

-       Mais Sam, qu’est-ce que tu dis, comment allez vous vivre ?

-       Ne vous inquiétez pas , Madame. Nous allons vivre.

Elle avait prit les choses en main. Julie aida madame Kadian à préparer les bagages de son fils qui demeura, pendant tout le temps que cela leur demanda, vautré dans un fauteuil, égaré.

Samy avait, de mauvais gré, cédé face à l’obstination de Julie. Dans l’instant, il souhaitait seulement mettre un terme à ses harcèlements, dont il ne doutait pas qu’ils n’auraient pas cessé autrement. L’excès de sollicitude qu’ils dénotaient n’avaient pas entamé son désespoir.

Il fallut à Julie toute la patience d’un dresseur de fauves pour qu’elle parvienne à l’apprivoiser. De hargnes en bouderies, de bouderies en prostrations, de menaces en caresses, d’assauts en douceurs, de fatigues en fatigues jusqu’à l’épuisement, Julie combattit pendant cinq jours sans discontinuer. Françoise la soutenait, Claire et Marie aussi. Samy n’avait plus tenté de s’enfuir depuis que Julie l’avait enlevé. Il apprenait pas-à-pas avec elle à vivre sans espoir, à comprendre que l’espoir fait mourir en fournissant l’alibi des lendemains qui chantent, pour ne rien vivre des aujourd’hui qui font peur. Elle apprenait à vivre en sachant que son bonheur actuel pouvait s’arrêter brusquement.

La conscience de leur fragilité favorisait l’acuité de leurs émotions. C’est du partage de cette conscience que naissait leur appétit. Il avait fallu que Julie fasse preuve d’une obstination proche de la foi pour qu’enfin elle parvienne à casser les carapaces dont Samy usait pour se protéger. L’ironie fut la plus tenace d’entre elles.

La valeur ne réside pas dans les choses mais dans le regard qu’on leur porte. L’ironie dévalorise, c’est l’arme ultime de la peur. Le regard, dont le désir est une composante, exprime, en saisissant les choses, l’identité de celui qui regarde. Julie dut comprendre pour elle-même la nécessité vitale de l’égoïsme, pour apprendre à Samy ensuite, à devenir égoïste. Car le désir naît de l’égoïsme. Claire le lui avait dit : « D’abord il faut s’aimer soi-même ». En cherchant à sortir Samy de sa destruction, Julie comprit que c’est dans ce qu’on nomme « altruisme » que réside le véritable égoïsme.

C’est le jour de la projection du pré-montage de son film que Julie rencontra Stéphane pour la première fois. Il avait invité un groupe restreint de fidèles, au nombre desquels figurait Luc, de passage à Paris avec Abigail. Françoise, qui en avait suivi l’élaboration, voyait également pour la première fois les images de Lambert. Un dîner rassembla tout le monde dans l’atelier du peintre qui souhaitait écouter les avis et les critiques avant de peaufiner la mouture définitive de « Gaïa ». Samy était là. Julie se sentit très proche de sa mère lorsqu’elle la vit en compagnie de Stéphane et put constater la connivence qui les unissait.

Au cours de la soirée de présentation du film, Françoise annonça qu’elle attendait un enfant de Stéphane. Elle précisa tout de suite que les examens assuraient que ce serait une fille. Abi espérait aussi pouvoir être enceinte de Luc, et Julie de Samy, et des millions de femmes n’avaient pas de vœu plus cher que celui là. Souhaitaient-elles donner un prolongement dans le monde futur à l’homme qui n’y serait pas ? Ou voulaient-elles profiter des facilités de procréation qu’offraient les mâles avant qu’ils ne disparaissent ? Remplissaient-elles tout simplement leur office de mères ? Désiraient-elles offrir à leurs hommes une ultime satisfaction de puissance ? Toutes les femmes se sentaient génitrices, la religion de Gaïa les gagnait sans qu’un seul de ses principes ait été énoncé. Leur nature les poussait à se faire engrosser. Elles ne se savaient pas encore déesses, mais elles voulaient toutes être mères.

Stéphane fut abreuvé de compliments. Son film était abouti, conseils et critiques portèrent sur d’infimes détails.

Le mot « envoûtant » revenait dans tous les commentaires. Les spectateurs étaient restés assis sans rien dire, longtemps après le générique de fin. Ils étaient stupéfaits et jubilaient intérieurement. Stéphane venait de leur offrir une interprétation du monde totalement novatrice. Une année plus tôt, « Gaïa » n’aurait sans doute pas recueilli un accueil aussi unanime. La proximité d’un univers uniquement féminin et la fréquente imputation de la mort des hommes à leur arrogance vis à vis de la terre, donnaient de la pertinence aux thèses de Lambert. Même si l’assistance lui était acquise, la chaleur et la sincérité des applaudissements le rasséréna.

-       C’est ton chef-d’œuvre. Et c’est le plus beau film et le plus émouvant que j’ai jamais vu.

-       Venant d’un homme aussi peu flatteur que toi, Luc, le compliment vaut tous les oscars.

-       Tu les recevras également, cela ne fait aucun doute.

-       Dès que le film sera sorti je vais me remettre à la peinture. Cette séquence des cercles, je veux la saisir sur une toile, la magnifier, en tirer une image aussi forte que le triptyque de Bosch. Sur un panneau central, je montrerai une réunion gigantesque, en perspective, une vue d’ensemble avec plein de détails en gros plans et, dans le lointain, des cercles et des apartés. Sur le panneau de gauche figurera un paysage mi-urbain, mi-champêtre, où l’on verra les femmes travailler dans des souks, des bureaux, des jardins. Sur le panneau de droite je peindrai Françoise, éclatée en mille fragments dont chacun sera également son portrait. Elle sera dans la mer, debout, un pied dans l’eau et l’autre sur un rocher. On verra la naissance du monde. J’ai déjà fait bâtir les châssis et enduire les toiles.

-       Aussi curieux que cela puisse te sembler, je construis sur la base de textes juridiques un paysage légal pour les 3w qui participe du même esprit que ton tableau. Je prends seulement garde d’éviter toute connotation mystique ou religieuse.

-       C’est la différence entre l’art et les autres activités humaines : la rhétorique. Les cercles sont religieux pour qui le veut ; pour moi c’est une expression transcendante des relations sociales épurées de toute trace de soumission. Si la religion, c’est ce qui relie les humains, alors les cercles sont religieux.

-       Une religion sans prêtre, dans un monde sans roi, où chaque femme serait la déesse, c’est ça ?

-       Tu es un bon traducteur.

27 février 2007

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       Etienne et François moururent la même semaine de septembre. Christiane n’avait pas eu ses règles depuis la fin du mois de juin, mais personne ne savait lui dire si elle était enceinte. Louis avait assisté à bien des enterrements depuis son arrivée à Niodior, à bien des agonies contre la douleur desquelles on était fort démuni. L’alcool et le yamba constituaient les seuls analgésiques. Etienne fut atteint d’une subite paralysie. Il s’effondra au cours d’un repas pris avec N’Diaye et Collura dans la maison sur pilotis. On alla chercher Louis. Le regard d’Etienne montrait une terreur insoutenable. Avant que son fils ait le temps d’arriver près de lui, la paralysie s’étendit aux muscles du thorax. Etienne se débattit contre l’asphyxie en tentant d’aspirer et de repousser l’air par des mouvements du diaphragme. Ses efforts furent vains, la cyanose bleuit sa peau. Il était mort lorsque Louis le vit étendu sur le plancher de rônier.

Christiane gava Louis de vin de palme jusqu’à ce que l’ébriété l’endorme. Au cours des jours suivants elle se procura du yamba. Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais fumé ni tabac ni cannabis. La drogue les souda l’un à l’autre en  un  enchaînement de fous rires et de réconforts mutuels. Ils se nourrirent de sensations, d’infimes détails montés en épingle, de sentiments envahissants, de caresses enchantées. La musique jouée par les CD du bord les conduisait au fond d’eux mêmes, c’est à dire à la surface de leur désirs.

Les amazones du Fouta Djalon avaient tenu leur promesse. A la fin du mois d’août un nouveau contingent de femmes avait été débarqué par  « l’Oiseau des Iles ». Cette fois le contact s’était opéré directement sur les côtes de Guinée.

La responsable du commando avait apporté un téléphone satellite. Malgré la bonne volonté de tout le monde il fut impossible d’établir la liaison. Les femmes retardèrent leur départ autant que possible, mais le réseau resta sourd.

La communauté de Niodior comportait désormais une centaine de femmes et trente hommes. Luigi mourut d’une infection à la suite d’une blessure apparemment bénigne qui entraîna rapidement gangrène et septicémie. Louis, très affecté par la mort de son père, passait son temps sur le bateau avec Christiane. Les batteries solaires permettaient d’utiliser l’ordinateur et d’écouter de la musique. Leur principale occupation consistait à compulser les cartes et à s’inventer des voyages. Louis savait qu’il allait mourir lui aussi. Chaque matin il prenait le journal de bord où il notait par le menu les détails de la vie dans le Sine Saloum. Un air grave avait remplacé ses enthousiasmes juvéniles. Il était devenu adulte. C’est lui qui devrait piloter le bateau lors des prochaines traversées. Il était sage de ne pas surseoir afin d’évacuer autant de femmes que possible tant qu’ils vivaient encore, Collura et lui.

Le moine économe avait tenu à ce que tous les hommes assistent à une cérémonie au cours de laquelle il leur administra une extrême onction collective. Pour lui faire plaisir, même les incroyants se prêtèrent au rituel, Louis comme les autres. Christiane pleurait silencieusement pendant qu’un chœur de pleureuses manifestait bruyamment sa tristesse. Elle décida d’accompagner Louis lors des prochains voyages. Il lui apprit les principales manœuvres auxquelles ils s’entraînèrent en pleine mer jusqu’à ce que l’émissaire du Fouta vint annoncer la date du rendez-vous.

C’est après le débarquement des passagères sur la côte de Guinée que Louis se sentit mal. Allongé pour une sieste sous les premiers arbres de la rive il paraissait dormir. Christiane qui se reposait près de lui entendit ses gémissements. Il avait porté les deux mains à ses tempes. Tout son corps bientôt fut agité de soubresauts. Les convulsions durèrent tout le jour, la nuit et le jour suivant. On lui humectait la bouche avec une décoction d’écorces qui n’eut sembla-t-il aucun effet bénéfique. Il avait trop mal pour parler. Ses paupières demeuraient closes et ses mâchoires se serraient tant qu’il se brisait les dents. C’est l’épuisement qui finit par le tuer après trente-six heures de cauchemar. Christiane ne l’avait pas quitté, elle avait toujours gardé ses mains dans les siennes, accompagnant ses plaintes de pressions  aux quelles il répondait en la serrant plus fort.

Collura mit sa vedette en remorque de « l’Oiseau des Iles » et repartit seul vers Niodior. Christiane accompagnait les autres femmes vers les montagnes. On avait enterré le corps de Louis sous un petit tumulus marqué d’une croix. Elle ne le connaissait que depuis quelques semaines, mais c’était une part essentielle de sa vie qui mourait avec lui. Le seul homme qu’elle connaîtrait jamais, dont elle espérait qu’il lui avait donné une fille était mort. Son enfance avait disparu. Elle marchait au pas des autres. Le groupe évitait les villages qui pour la plupart étaient déserts selon les éclaireuses. Les populations avaient été chassées par les pillards ou s’étaient enfui vers les villes. Seuls, quelques vieillards et impotents restaient dans les concessions, sans bétail, sans réserve de grains, contraints de trouver leur pitance dans la forêt. Il arrivait encore qu’une bande armée à la recherche d’improbables butins surgisse à l’improviste.

En arrivant au campement, Christiane se fit connaître et il fut convenu que lors de la prochaine vacation radio elle pourrait parler avec sa tante, Marie Diouf.

Julie ne séchait pas les cours. A la rentrée, le contenu des programmes et l’organisation des filières avaient été chamboulés. L’alternance entre école et entreprise devenait la règle pour toutes les filles. L’enseignement général s’effaçait devant  les travaux pratiques et l’apprentissage sur le tas. La théorie n’était pas négligée pour autant, mais réservée au quota de celles qui en auraient vraiment l’usage. L’adéquation entre la formation et les besoins des entreprises, si longtemps rejetée par l’Education nationale, fut tout-à-coup érigée en principe souverain. La sélection des étudiants en fonction de leurs performances fut jugée indispensable. On n’y vit pas une manigance du « grand capital ». Nécessité faisait loi. Julie, en première scientifique et disposant d’un carnet scolaire brillant, fut orientée vers la biologie. Elle fréquentait un laboratoire de Pasteur chaque matin et passait l’après midi au lycée. De dix-sept heures à l’aube, elle ne se souciait plus que de Samy. Françoise lui avait autorisé l’usage des chambres de service qui faisaient naguère office de grenier.

Ils pleuraient beaucoup. Ils aimaient se voir pleurer, lécher des larmes salées. L’apitoiement sur soi faisait partie de la vie. Sachant la révolte inutile contre la mort annoncée, ils comprenaient que refuser cette fatalité les aurait conduits à oublier de vivre. Mais ils s’apitoyaient sur leur proche séparation et ils étaient heureux que l’autre pleure, leur soit si proche par ces pleurs. Ils découvraient que l’on peut jouir de la souffrance en utilisant sa force pour mieux éprouver sa vie, faire l’amour en pleurant. Et souvent ils riaient, se comportant comme des enfants. Ils se perdaient en tendresse. Ils se dévoraient, se prenaient, s’écartelaient, s’engloutissaient, se caressaient, se cachaient, s’affichaient, se confondaient et s’opposaient. Ils dormaient peu. Samy n’allait plus en cours. Il marchait à travers Paris toute la journée dans le but de s’abreuver du spectacle des rues et de faire le marché. Il dégottait des fournisseurs bizarres, des comptoirs douteux, des marchandises inédites, de l’exotisme olfactif, il inventait des recettes et cuisinait pour Julie. Chaque nouveau plat était inscrit dans un cahier. Il ciselait les proportions, les temps de cuisson, il notait tout. Samy ne sniffait plus de colle. Parfois ils invitaient des amis.

Julie tomba enceinte début septembre, mais dût se faire avorter, car les tests montraient que son embryon était mâle. Elle modifia son régime alimentaire pour augmenter ses chances d’avoir une fille. La presse faisait ses choux gras de tels conseils diététiques. Il ne s’agissait plus de maigrir ou d’avoir une belle peau. Il s’agissait d’engendrer des filles. Les fiches pratiques des magazines donnaient aussi des recettes d’onguents, de crèmes et de lotions censées favoriser les spermatozoïdes X au détriment des Y. On y préconisait en général d’acidifier le vagin, on recommandait également des positions pendant le coït, et la magie, les grigris, les médailles faisaient florès. Pour Julie, la deuxième fois fut la bonne : à la fin novembre elle était enceinte d’une fille. 

Plusieurs garçons moururent. Samy dédiait chaque fois un dîner à celui qui ne viendrait plus se joindre à eux sous les combles. Plusieurs amies de Julie avaient également décidé de faire un bébé. Les cliniques obstétriques passaient des accords avec les hôpitaux pour pouvoir assurer les accouchements prévus. A la disparition des hommes succéderait la plus grosse vague de naissances jamais enregistrée, partout dans le monde. Dans les pays du tiers- monde un grand nombre d’avortements spontanés précéderaient les naissances des filles, faute de pouvoir procéder au dépistage prénatal des grossesses d’enfants mâles. Les embryons mâles mouraient avant terme.

Marie avait pu s’entretenir avec Christiane. Françoise et Julie furent soulagées de connaître enfin le sort d’Etienne et de Louis. Elles n’avaient pas imaginé les revoir et craignaient de ne jamais savoir ce qui leur pouvait leur être advenu. Il leur fut réconfortant de pouvoir imaginer à partir du témoignage de Christiane ce qu’avait été leur périple. Une conversation téléphonique eut lieu entre elles trois. Le journal de bord tenu par Louis permit à Christiane de retracer leur chemin par le menu. Les sages-femmes du camp avaient confirmé qu’elle était bien enceinte. Elle accoucherait en janvier. Julie se dit que la fille de Louis, si par bonheur Christiane accouchait d’une fille, naîtrait peu de temps avant celle de Samy.

Lors d’une soirée qu’ils passaient avec Elise, une jeune fille enceinte de quatre mois dont l’amant venait de mourir, Julie décida de fonder sa première famille de Gé. Elle en avait souvent parlé avec Samy et tenait à l’y associer.  Après s’être assurée d’un regard de l’assentiment de Samy, le dîner, à son instigation, se transforma en dégustation des corps. Elle se déshabilla sans ostentation, Samy en fit autant, et ils déshabillèrent Élise qui ne tergiversa pas. Très généralement, plus la mort gagnait du terrain, plus l’envie de copuler, de fusionner, tenaillait les vivants. Sa grossesse bombait le ventre brun d’Elise. Elle avait à peu près la même taille que Julie, ses cheveux blonds taillés courts lui donnaient un air de garçon. Des larmes emplirent ses yeux, et elle sanglota violemment tout en se défaisant du soutien-gorge qui serrait des seins gonflés, aux aréoles élargies. Elle s’agrippa aux épaules de Julie pendant que Samy lui retirait son pantalon. Quand ils se retrouvèrent ensemble sur le lit ils se couvrirent mutuellement de petits baisers piqués. Ils s’exploraient des mains et des lèvres. Ils restèrent longtemps embrassés, suçotant une oreille, léchant un pli de nez, frottant joue contre joue.

Julie se détacha pour permettre à Elise et Samy de se rapprocher. Elle gardait une main posée sur chacun d’eux pendant qu’ils s’enlaçaient, les caressant sur tout le corps. Comme ils se donnaient un long baiser, elle prit Samy dans la bouche puis après quelques coups de langue, enfouit sa tête entre les jambes d’Elise y respirant pour la première fois l’intime odeur d’une femme. Elle lui releva les cuisses pour bien ouvrir son sexe qui palpitait déjà. Samy rapprochait le sien qu’elle suçait avant de le guider vers celui d’Elise. Julie avait toujours été dégoûtée par la pornographie dont les garçons paraissaient tellement friands. Elle se rendit compte en arrangeant le trio que c’étaient moins les gestes précis des scènes pornos qui la gênaient, que l’artificiel des situations. Elle affinait le plaisir de Samy d’un doigt errant de la hampe à l’anus, titillait le clitoris proéminent d’Elise, anticipait les désirs de ses deux amants. Elle voulait quelque chose d’insoutenable. Arrêter la course, repartir, aller au bout de l’exaspération. Elle écarta Samy pour chevaucher Lisa lui offrant à boire son sexe et plongeant sa langue dans le sien, puis s’allongea entre eux, serrant leurs mains, croisées sur son ventre.

-       Samy, Elise, on est bien.

Ils se trouvaient comme dans une niche, à l’abri. Quelques mois plus tôt à New-York, c’est Dale et Abigail qui se partageaient Luc à sa demande. Les hommes avalisaient peut-être ainsi d’une manière symbolique l’union des femmes, ou les femmes sollicitaient-elles une sorte d’adoubement. La multiplicité des formes que prenait l’activité sexuelle témoignait surtout d’un effondrement des tabous, d’une levée de l’inhibition dont la proche disparition des hommes constituait la raison majeure. Julie et Samy pouvaient s’autoriser d’élargir leur intimité à Lisa, parce que sa concurrence n’était pas une crainte pour Samy, parce que sa présence les rassurait tous les deux, parce qu’en débutant sa vie « d’après-lui » Julie offrait à Samy un réconfort supplémentaire. Mais l’essentiel était bien de vivre un élargissement de l’intimité, s’affirmer voyeur, exhibitionniste en multipliant le voyeurisme et l’exhibitionnisme que comporte une relation sexuelle à deux. Se découvrir et découvrir l’autre dans l’amour, c’est une effraction de deux intimités. Entrer dans une relation à trois, c’est tripler cette effraction, porter le regard sur deux personnes, et sur ces deux personnes réunies, s’offrir à deux personnes et à ces deux personnes réunies. La crainte d’être évincé, plus que l’inhibition sociale ou les tabous moraux, motivait naguère la plupart des refus d’établir un trio.

Leur vie à trois fut de brève durée car Samy mourut avant Noël. Sa maladie ne dura pas. A l’instar de nombreux garçons de sa génération il avait approvisionné pour le jour de cette échéance, outre celles que lui avait naguère données Julie, un cocktail de pilules qui devait adoucir et précipiter sa mort. Il s’éveilla pris de nausées au milieu de la nuit. Elise et Julie ne l’entendirent pas se lever. Ayant vomi du sang, il avala son cocktail et revint se coucher.

La famille de Julie se renforça de Sabine et d’Anna. Les quatre jeunes femmes étaient toutes étudiantes, Sabine la plus âgée n’avait pas dix-huit ans, elles attendaient un enfant toutes les quatre. Cette petite communauté vivait des ressources des parents de chacune, dans les deux petites pièces en combles de l’esplanade des Invalides. Elles lisaient Fourier, Saint-Simon, Stirner, Proudhon, Vaneighem et les autres, à la recherche d’un modèle d’organisation qui pût leur convenir. Il n’en existait pas. Leur phalanstère était inédit. Le père de Sabine mort, celui de Julie également, seules Élise et Anna voyaient les leurs aussi souvent que possible. Ils vivaient l’un et l’autre sous calmants et faisaient bonne figure autant qu’ils le pouvaient. En hommes responsables ils s’occupaient de mettre leurs affaires en ordre. L’avenir des lois restant flou, ça n’était pas facile.

Car la législation bougeait. Les parlements nationaux ne votaient plus les textes mais proposaient à l’assemblée européenne les aménagements qu’ils souhaitaient. La règle de la gestion bicéphale s’appliquait sans heurts, et bien souvent les députés ou sénateurs hommes avaient démissionné au bénéfice de leur partenaire femme. Les 3w en quelques mois s’étaient établis aux commandes dans tous les pays développés. Tout en préparant une nouvelle constitution supranationale, les chambres européennes, américaines, japonaises, et celles des pays qui acceptaient de s’associer à ces trois leaders, prenaient des mesures transitoires visant à sauvegarder l’essentiel du tissu social.

La collusion mondiale des femmes permit d’adopter des solutions drastiques dans l’intérêt général, au détriment de bien des intérêts particuliers. La mutualisation des dommages causés par la disparition des hommes fit l’objet de nombreuses modifications des législations locales. Les systèmes publics de sécurité sociale et de retraite furent transférés aux assureurs privés qui, en contrepartie, se virent allouer un pourcentage des revenus de l’impôt. Ils travaillaient en quelque sorte en sous-traitance.

La réforme fiscale fut bouclée avant la fin de l’année, elle remplaçait la totalité des prélèvements directs et indirects par l’unique impôt sur le revenu. Pendant la période transitoire, dont la durée n’était pas encore précisée, l’impôt serait appliqué avec un taux progressif. Personne - pour autant qu’un illuminé eût proposé pareille révolution au cours des années précédentes - personne n’aurait parié à un contre un million qu’elle eût un quelconque avenir. Elle s’était réalisée en quelques mois. Les hommes baissaient les bras, et les femmes dont les intérêts se trouvaient lésés n’avaient aucun poids face à la fermeté des 3w.

27 février 2007

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Claire et Marie désespéraient de l’Afrique. Elles parvenaient à mobiliser des fonds, mais la déliquescence des État s ne permettait pas l’exécution des programmes. Les armées, celles de l’OTAN comme celle de l’Union Européenne, présentes sur tous les océans, effectuaient bien quelques parachutages dans les régions côtières, tout particulièrement dans les plaines de Guinée proches du Fouta Djalon, mais les besoins dépassaient de très loin cette assistance a minima.

Les amazones gagnaient du terrain. Elles dominaient le Mali, le Burkina, la Guinée, le sud du Sénégal, jusqu’au Sine Saloum. Les épidémies ne leur permettaient pas de prendre possession des capitales où les pillards détruisaient même les bâtiments. L’Afrique apparaissait comme un membre gangrené du monde.

L’Europe balkanique et les État s du Caucase à la Sibérie vivaient un sort comparable. On avait craint des chantages à l’atome et le développement d’actions terroristes d’envergure, mais les tensions internationales furent amoindries par les effondrements internes chez les agresseurs potentiels. Israël s’était vidé en un exode précipité. Une noria de bateaux et d’avions transporta tout un pays, via Chypre jusqu’aux bouts du monde en une nouvelle diaspora. Le dieu des hommes abandonnait son peuple élu. Egyptiens, Syro-libanais, Jordaniens, pillèrent les jardins de Sion.

La Chine maîtrisait son hécatombe. Un équivalent des 3w s’était allié aux autorités. L’information filtrait peu, l’immense frontière était fermée, les liens avec l’extérieur avaient été coupés. L’urgence avait imposé de dresser une nouvelle muraille au sud et à l’est pour contenir la pagaille de l’Indochine, de l’Inde et de l’Indonésie, comme celle des pays de l’Oural. A Paris, comme à New-York ou San Francisco, les Chinoises avaient massivement rejoint les structures des 3w.

La priorité pour Claire et Marie consistait à rétablir les relations aériennes et maritimes avec les capitales africaines. Le renversement du rapport de force approchait à la même vitesse que s’amenuisait la population mâle. Toutefois cette certitude exonérait les occidentaux de toute intervention qui aurait pu sans attendre et sans risque d’enlisement pacifier la région. La Commission européenne des Affaires africaines préparait les plans d’urgence en attendant l’heure de les mettre en œuvre. Dès que la situation le permettrait Claire et Marie gagneraient Dakar.

Françoise savait que Stéphane n’avait pas peur. Abigail  savait que Luc n’avait jamais eu peur. Loïs était née quelques jours avant sa mort. Elle était prématurée, Abi et Loïs n’avaient pas encore quitté la clinique lorsqu’on apprit la mort de Luc. Il avait vu sa petite fille dans la couveuse, il venait la voir tous les matins et tous les soirs. Le soir où il ne vint pas Abigail eut un pressentiment. Les téléphones de la FAO sonnaient absent lorsqu’elle s’était décidée à appeler. L’adjointe de Luc finit par lui téléphoner depuis la morgue de l’hôpital. Une congestion cérébrale l’avait emporté ; on n’avait rien pu faire, c’était la maladie. La Maladie, celle que personne n’avait jamais baptisée, on disait La Maladie, ça suffisait. Il avait survécu de presque une année à Malik. Désormais les derniers hommes comptaient leur avenir en jours. A travers le monde les armes s’étaient tues.

Jamais au cours de l’histoire de l’humanité autant de changements avaient eu lieu en aussi peu de temps. Jamais en si peu de mois autant d’individus, de femmes, s’étaient formées à des techniques dont elles ignoraient même l’existence auparavant. Jamais la géographie, l’économie, la politique, n’avaient subi de telles modifications en un laps de temps aussi court. Les guerres mondiales, les campagnes coloniales, la révolution industrielle ou celle de l’information, n’étaient rien en comparaison du bouleversement complet des mœurs et des institutions qui se réalisait. En un délai insignifiant, même à l’échelle d’une vie, le monde avait changé. On appellerait cette période par la suite ou bien « L’année zéro », ou bien « La Mue ».

Il faudrait plusieurs années pour faire la lumière sur ce qui s’était passé au jour le jour, tant en occident que dans les zones moins favorisées. L’information au quotidien fut pléthorique, mais c’est avec le recul seulement que le sens des évènements fut mieux compris. Malgré les dèsastres de toutes natures, l’irrémédiable fut toujours évité. Les dépositaires de l’arme atomique ne l’utilisèrent même pas comme arme de chantage ; il n’y avait pas d’enjeu. Les armes biologiques auraient pu tenter des terroristes, mais là encore les enjeux s’effondraient, les revendications nationalistes et religieuses n’avaient plus de sens et n’alimentaient plus que leur propre déliquescence. Les hommes, dont la nature de constructeurs avait été vérifiée au cours des siècles de l’histoire, se passaient de détruire, en cela surpassés par la nature de La Maladie. Ils coopérèrent avec zèle et efficacité à la re-fondation du monde.

Luc n’avait pas peur. « La Mue » le réjouissait, la naissance de Loïs l’émut. Abigail,  surmenée, n’avait pas pu mener à terme sa grossesse, mais Loïs était là, et vivrait. Dale, Magda, Mona, et leurs autres amies sauraient entourer Abi et sa petite fille. Il n’avait pas peur. Il pestait de ne pas pouvoir vivre assez longtemps, assez longtemps pour faire partie du nouveau monde.

       Samy était mort depuis trois mois, Julie était enceinte de quatre mois, et Françoise de sept mois. Les premières belles journées faisaient penser au printemps. Qui le voulait vendait des jonquilles sur les trottoirs de Paris. Julie en avait acheté une botte à une jeune et jolie gitane qui ne savait pas trois mots de Français en arrivant à Saint-Germain. Elle avait marché tout au long de la rue de Grenelle avec Elise jusqu’au Vieux Colombier. Il était rare de croiser un homme, et lorsqu’il s’agissait d’un enfant leur cœur se serrait. Presque tous leurs amis garçons avaient disparus. Les pères de toutes leurs amies, presque tous aussi. Environ huit pour cent des hommes de Paris survivaient ; certains ne faisaient pas que survivre, on se les disputait, certains se terraient. La plupart engraissaient comme des esclaves Incas voués au sacrifice.

Françoise ne venait plus que très rarement chez elle aux Invalides, elle habitait avec Stéphane. A l’heure du déjeuner Julie la rejoignait dans un restaurant pas trop éloigné de ses bureaux. Elise, ou Sabine, ou Anna, l’accompagnait de temps en temps, le plus souvent c’était Elise. Ce jour là elles étaient heureuses. Il faisait un temps radieux, et elles avaient faim. Les bistrots, sandwicheries, brasseries, restaurants, ne désemplissaient pas. Les femmes n’avaient guère de temps pour cuisiner. Elles prirent une table à la terrasse du « Provence », où elles s’étaient donné rendez-vous. Jamais on avait vu autant de femmes enceintes. Les femmes les plus souriantes avaient un gros ventre. A contrario les plus plates faisaient pitié.

-       Je suis de plus en plus affamée, c’est terrible.

-       Et moi alors ! Oubliée la bouteille d’eau, je n’arrête pas de grignoter. Mais toi tu te lèves même la nuit pour bouffer.

-       Rarement non ?

-       Hum ! De moins en moins rarement je dirais.

-       Julie, ça t’ennuie !

Elise s’était fait câline, ce qui fit sourire son amie.

-       Non, ma grosse.

-       Ne m’appelle pas comme ça. Je suis grosse ?

-       Pas grosse, énorme, gargantuesque, plantureuse.

-       Tant mieux !

-       Maman ! Hello !

Françoise sortait d’une voiture du ministère. La présidente des 3w avait gardé son bureau de sous-secrétaire d’État  à la Recherche. A vrai dire le ministère de la recherche, comme tous les autres, avait terriblement diminué ses effectifs. Les hommes n’étaient pas remplacés par de nouvelles recrues, et les femmes, pour le plus grand nombre d’entre elles, étaient parties vers des cieux moins administratifs et plus productifs. Le siège parisien des 3w avait profité de cette hémorragie.

-       Avez vous commandé mes petites ?

-       Maman !

-       Mes grandes !

-       On vient juste d’arriver. On a une faim d’ogresses, toi aussi maman ?

-       Stéphane m’a préparé un petit déjeuner de reine ce matin. Il m’a réveillée avec un buffet pléthorique. Des fruits, des crèmes, des confitures, des viennoiseries, café, chocolat, thé. Je me demande bien ce qu’il a fait des restes. On pouvait encore nourrir un bataillon quand je suis partie.

-       Veinarde !

-       Et vous, comment se comportent vos petits ventres , Elise ?

-       Les fruits de nos entrailles vont bien, mais nos entrailles crient famine.

-       Alors ? Osso-buco ?

-       Tapenade et caviar d’aubergine pour attendre, avec plein d’olives. D’accord Elise ?

-       Et du vin rosé avec des glaçons. Ok..

Chacune au cours du déjeuner raconta les dernières nouvelles. A l’institut Pasteur Julie se sentait de plus en plus opérationnelle. Elise approuva la décision de surseoir à tous congés scolaires ou autres qui venait d’être publiée. Françoise sollicita leur avis sur quelques orientations à propos desquelles on demandait son arbitrage. Sous la banne translucide qui recouvrait la terrasse  il faisait presque trop chaud. Le service fut rapide car on savait que Françoise disposait de très peu de temps. On leur servait les cafés lorsque son téléphone sonna et qu’on lui annonça la mort de Stéphane.

Elle apprendrait par une lettre qu’il lui avait écrite juste après son départ qu’il s’était suicidé. Une rectoragie aiguë l’aurait de toute façon emporté en quelques heures ou quelques jours, il n’avait pas voulu vivre cette déchéance. A peine avait-elle raccroché, des journalistes à moto s’arrêtaient en face du « Provence ». Julie comme Elise ne comprenaient pas ce qui se passait.

-       Maman, qu’est-ce qui t’arrive ?

Lorsqu’elle vit les larmes couler sur les joues de sa mère Julie compris ce qui venait d’arriver. Les reporters la mitraillaient déjà, ils s’approchaient pour l’interviewer. Julie se leva en leur criant de s’en aller. Elle prit Françoise par le bras et la fit entrer à l’intérieur du restaurant où elle s’assit sur une banquette de la salle du fond, serrée dans les bras de sa fille. Elles ne parlaient pas, respirant toutes les deux profondément en s’embrassant. La patronne apporta des cognacs. Elise leur tenait les mains dans les siennes. Elles se recueillirent plusieurs minutes. La voiture du ministère était revenue et sa conductrice vint chercher Françoise ; elle avait entendu la radio et présenta ses condoléances. Comme Françoise ne voulait pas voir Stéphane mort, elles repartirent vers le ministère pendant qu’Elise et Julie se rendaient à l’Atelier.

La décision d’organiser des funérailles nationales fut prise par le comité de présidence qui assurait l’intérim du Président dans l’attente de la modification des institutions. Elles eurent lieu le surlendemain, sans discours, place de la Concorde où la foule s’était massée. Des hauts-parleurs diffusaient la musique du film Gaïa. Bien après la fin de la cérémonie, alors que la nuit été tombée, des cercles improvisés entamèrent leur rotation autour de l’obélisque, sur les Champs-Élysées, dans les jardins des Tuileries.

Gaïa, sous forme de cédérom, de DVD, de cassettes vidéo, sur les réseaux du satellite et du câble, en téléchargement sur Internet, en salles, remportait un succès inattendu. Stéphane refusait de céder aux innombrables demandes qu’il recevait d’animer ou de participer à des débats, interviews ou émissions spéciales. Il se consacrait à l’achèvement de son triptyque et peignait parfois pendant quinze heures d’affilée. Des groupes d’écologistes, de féministes, de lesbiennes, des philosophes, des scientifiques, des journalistes, s’appropriaient son film et revendiquaient leur appartenance au monde de Gaïa. Le mouvement traversait tous les continents. Des gourous hommes et femmes réunissaient les foules dans une floraison de sectes centrées sur le culte de Gé. Les 3w veillèrent à préserver les institutions qui naissaient de tout lien avec ces nouvelles religions. Les syncrétismes flamboyants unissaient Gaïa au bouddhisme, à l’hindouisme, à divers animismes, shamanismes, au vaudou. Les religions monothéistes, et particulièrement celles du Livre, restaient exclues de ces soudains engouements.

       La mort de Stéphane eut un retentissement médiatique et populaire que les décès quotidiens de personnalités, fussent- elles adulées, ne provoquait plus depuis des mois. Sa liaison notoire avec Françoise Garnier n’y était peut-être pas étrangère, mais la raison essentielle de l’émotion des foules venait de l’immense succès de son film « Gaïa ».

La plupart de ses fanatiques ne connaissaient pas sa peinture et n’y auraient accordé aucun intérêt douze mois plus tôt. La plupart n’avaient pas compris le tiers du quart des références auxquelles Gaïa faisait appel. Mais toutes lui vouaient un culte aveugle, comme à un messie, un prophète, un maître à tout le moins. Les amours se fondent souvent sur des malentendus, souvent elles ne sauraient être partagées ; l’adulation est de ces amours là. Stéphane se serait gardé sur sa droite et sur sa gauche de tant d’amoureuses mal voyantes. Pourtant, borgnes, bigleuses, et tout incultes qu’elles fussent, elles avaient su voir en lui un ouvreur d’avenirs. Elles vinrent en foule pour sa crémation.

Le triptyque des cercles était achevé. Sa facture classique offrait le meilleur de la modernité. Structures couplées aux déstructurations, minimalisme et maniérisme, alliances, oppositions, thématiques abstraites et folles débauches de figurations symboliques, expressionnistes, hyperréalistes, surréalistes, s’imbriquaient. La richesse du sujet, la maestria de son traitement, déconcertèrent les critiques les plus hépatiques. On avait devant soi Vermeer, Bosch, Arcimboldo, Gauguin, Dali, et Lambert. Les reproductions du triptyque des cercles se retrouvèrent dans les maisons, là où quelques décennies plus tôt on affichait « l’Angélus » de Millet. Au dessus de bien des lits il remplaça les crucifix.

Comme on avait créé des autels pour les dieux Lares, pour les ancêtres, pour Bouddha. Comme on avait disposé dans les maisons des statues de dieux et de saints, des reliques , des emblèmes, on fit place à l’effigie d’une puissance en germe, les cercles de Gaïa. Stéphane vit naître le phénomène et s’empressa de dire : « Attention ».

Stéphane fut l’un des derniers hommes. Petit à petit les chaînes d’information s’étaient toutes mises à diffuser un journal continu, ponctué de rappels des nouveautés juridiques, économiques, et administratives. Le monde changeait si vite que l’actualité ne pouvait plus trouver assez de place dans les formats des journaux bi-quotidiens. Les chaînes câblées s’étaient spécialisées, se répartissant les cibles par groupes socioprofessionnels, par tranche d’âge, et par situation géographique. L’Internet, le web tout particulièrement qui portait le même acronyme -3w- que l’organisation des femmes, constituait l’outil principal de la collecte et de la mise en forme des informations. Chaque administration avait développé son site et y avait progressivement intégré l’accès aux formalités.

Tout moyen de gagner en productivité était recherché et utilisé dans les délais les plus brefs. Le manque de personnel donnait un gigantesque élan à l’automatisation des tâches.

Le changement le plus notable, outre la disparition progressive des silhouettes masculines sur les trottoirs et les écrans, fut le déclin et la disparition de secteurs phares de l’activité des hommes du vingtième siècle. Ainsi la publicité fut parmi les premiers secteurs engloutis. L’affichage, les encarts, les spots, l’événementiel, le merchandising, le packaging, les bons d’achat, le phoning, le sponsoring furent délaissés. Les fabricants et les marchands n’avaient plus à séduire une clientèle rassasiée, mais à satisfaire les besoins essentiels d’une population chamboulée. Leur communication se fit technique et de surcroît éthique. On en était à l’heure des choix, les fantasmes ne faisaient plus le poids.

Les marques survivantes étaient celles qui offraient de réelles qualités de durabilité, de fiabilité, de respect de l’environnement. Les qualités secondaires, les qualités d’agrément, n’étaient pas pour autant oubliées, mais elles ne constituaient plus un critère de choix privilégié. L’image en cette période ne créait plus les réalités, c’étaient les réalités qui forgeaient l’image. Stéphane aurait au moins pu voir son rêve prendre forme.

La rapidité avec laquelle s’opéra la métamorphose de la vie quotidienne en étonna beaucoup. Les ressources de la population féminine tenaient principalement en un sens aigu de l’efficacité. Des projets qui demandaient plusieurs années d’étude et de mise en œuvre se réalisaient en quelques mois. Une fois défini l’objectif, on tirait un trait sur l’accessoire pour se consacrer à l’essentiel, et l’essentiel était bien souvent d’aller vite. Le secret n’était plus de mise, la concurrence jouait dès la naissance d’un projet, et l’arbitrage des pairs évitait des pertes d’énergie, des surproductions, des délais, que l’économie de paix n’aurait pas évités. On était en guerre, une guerre sans ennemi humain, une guerre contre le temps.

Ainsi le réseau des réseaux démontra magistralement la puissance des transversalités. Lorsqu’une entreprise voyait se tarir la demande pour les produits qu’elle fabriquait ou vendait, elle offrait la définition de ses capacités sur le web. A l’inverse, celles qui voulaient satisfaire une nouvelle demande y lançaient leurs appels d’offres. De nombreux agents intelligents établissaient les connections, relevaient les doublons, suggéraient des adaptations. Les patrimoines changèrent de main. La valeur des choses et celle des entreprises n’étaient plus les mêmes, car les perspectives d’avenir, au fur et à mesure qu’elles se dégageaient, laissaient choir les critères du passé.

Valait beaucoup tout ce qui accélérait la recherche en biologie de la reproduction. Valait beaucoup tout ce qui augmentait la qualité comme la quantité du traitement et de la transmission de l’information. Valait beaucoup tout ce qui permettait de valoriser les outils existants dont les produits n’étaient plus demandés. Valait beaucoup ce qui favorisait le développement durable. S’étaient dévalués, tous les produits de consommation à durée de vie moyenne, tels que les automobiles, l’électroménager, l’ameublement par exemple. S’étaient également dévalués les biens immobiliers, les activités liées à la construction. Les services prenaient un envol particulièrement sensible. Le travail humain, tout ce que « l’homme » seul pouvait faire, qu’il s’agisse de réparations, d’artisanat, de mise en relations, avait d’autant plus de valeur que le nombre d’acteurs avait drastiquement diminué.

« La Mue » transformait le paysage et prenait pour le plus grand nombre des allures de chaos. Curieusement la perte des repères habituels dans le présent, comme la difficulté de se faire une représentation claire de l’avenir, déroutèrent sans anéantir. Les femmes cherchaient des arrangements au quotidien. Même en l’absence de la moindre certitude, même dans la plus grande précarité, la multiplicité des emplois offerts satisfaisait le besoin d’action des plus démunies comme des plus entreprenantes. L’esprit de commando faisait tache d’huile. Des projets se faisaient et se défaisaient, se modifiaient, se transformaient, réalisaient une société ostensiblement différente de celle qui mourait.

Les arts ne florissaient guère. On préservait l’acquis sans avoir le temps ni le goût de s’intéresser à de nouvelles créations artistiques. Les nouvelles créations fleurissaient dans tous les autres secteurs de l’activité des femmes, leur art consistait à créer un nouveau monde.

La vision rhétorique de ce nouveau monde, apportée par Lambert, prenait le poids symbolique d’une borne. Ici un homme a prononcé la fin du temps des hommes et annoncé la naissance de l’ère de Gé.

Claire et Marie désespéraient de l’Afrique. Elles parvenaient à mobiliser des fonds, mais la déliquescence des État s ne permettait pas l’exécution des programmes. Les armées, celles de l’OTAN comme celle de l’Union Européenne, présentes sur tous les océans, effectuaient bien quelques parachutages dans les régions côtières, tout particulièrement dans les plaines de Guinée proches du Fouta Djalon, mais les besoins dépassaient de très loin cette assistance a minima.

Les amazones gagnaient du terrain. Elles dominaient le Mali, le Burkina, la Guinée, le sud du Sénégal, jusqu’au Sine Saloum. Les épidémies ne leur permettaient pas de prendre possession des capitales où les pillards détruisaient même les bâtiments. L’Afrique apparaissait comme un membre gangrené du monde.

L’Europe balkanique et les État s du Caucase à la Sibérie vivaient un sort comparable. On avait craint des chantages à l’atome et le développement d’actions terroristes d’envergure, mais les tensions internationales furent amoindries par les effondrements internes chez les agresseurs potentiels. Israël s’était vidé en un exode précipité. Une noria de bateaux et d’avions transporta tout un pays, via Chypre jusqu’aux bouts du monde en une nouvelle diaspora. Le dieu des hommes abandonnait son peuple élu. Egyptiens, Syro-libanais, Jordaniens, pillèrent les jardins de Sion.

La Chine maîtrisait son hécatombe. Un équivalent des 3w s’était allié aux autorités. L’information filtrait peu, l’immense frontière était fermée, les liens avec l’extérieur avaient été coupés. L’urgence avait imposé de dresser une nouvelle muraille au sud et à l’est pour contenir la pagaille de l’Indochine, de l’Inde et de l’Indonésie, comme celle des pays de l’Oural. A Paris, comme à New-York ou San Francisco, les Chinoises avaient massivement rejoint les structures des 3w.

La priorité pour Claire et Marie consistait à rétablir les relations aériennes et maritimes avec les capitales africaines. Le renversement du rapport de force approchait à la même vitesse que s’amenuisait la population mâle. Toutefois cette certitude exonérait les occidentaux de toute intervention qui aurait pu sans attendre et sans risque d’enlisement pacifier la région. La Commission européenne des Affaires africaines préparait les plans d’urgence en attendant l’heure de les mettre en œuvre. Dès que la situation le permettrait Claire et Marie gagneraient Dakar.

Françoise savait que Stéphane n’avait pas peur. Abigail  savait que Luc n’avait jamais eu peur. Loïs était née quelques jours avant sa mort. Elle était prématurée, Abi et Loïs n’avaient pas encore quitté la clinique lorsqu’on apprit la mort de Luc. Il avait vu sa petite fille dans la couveuse, il venait la voir tous les matins et tous les soirs. Le soir où il ne vint pas Abigail eut un pressentiment. Les téléphones de la FAO sonnaient absent lorsqu’elle s’était décidée à appeler. L’adjointe de Luc finit par lui téléphoner depuis la morgue de l’hôpital. Une congestion cérébrale l’avait emporté ; on n’avait rien pu faire, c’était la maladie. La Maladie, celle que personne n’avait jamais baptisée, on disait La Maladie, ça suffisait. Il avait survécu de presque une année à Malik. Désormais les derniers hommes comptaient leur avenir en jours. A travers le monde les armes s’étaient tues.

Jamais au cours de l’histoire de l’humanité autant de changements avaient eu lieu en aussi peu de temps. Jamais en si peu de mois autant d’individus, de femmes, s’étaient formées à des techniques dont elles ignoraient même l’existence auparavant. Jamais la géographie, l’économie, la politique, n’avaient subi de telles modifications en un laps de temps aussi court. Les guerres mondiales, les campagnes coloniales, la révolution industrielle ou celle de l’information, n’étaient rien en comparaison du bouleversement complet des mœurs et des institutions qui se réalisait. En un délai insignifiant, même à l’échelle d’une vie, le monde avait changé. On appellerait cette période par la suite ou bien « L’année zéro », ou bien « La Mue ».

Il faudrait plusieurs années pour faire la lumière sur ce qui s’était passé au jour le jour, tant en occident que dans les zones moins favorisées. L’information au quotidien fut pléthorique, mais c’est avec le recul seulement que le sens des évènements fut mieux compris. Malgré les dèsastres de toutes natures, l’irrémédiable fut toujours évité. Les dépositaires de l’arme atomique ne l’utilisèrent même pas comme arme de chantage ; il n’y avait pas d’enjeu. Les armes biologiques auraient pu tenter des terroristes, mais là encore les enjeux s’effondraient, les revendications nationalistes et religieuses n’avaient plus de sens et n’alimentaient plus que leur propre déliquescence. Les hommes, dont la nature de constructeurs avait été vérifiée au cours des siècles de l’histoire, se passaient de détruire, en cela surpassés par la nature de La Maladie. Ils coopérèrent avec zèle et efficacité à la re-fondation du monde.

Luc n’avait pas peur. « La Mue » le réjouissait, la naissance de Loïs l’émut. Abigail,  surmenée, n’avait pas pu mener à terme sa grossesse, mais Loïs était là, et vivrait. Dale, Magda, Mona, et leurs autres amies sauraient entourer Abi et sa petite fille. Il n’avait pas peur. Il pestait de ne pas pouvoir vivre assez longtemps, assez longtemps pour faire partie du nouveau monde.

       Samy était mort depuis trois mois, Julie était enceinte de quatre mois, et Françoise de sept mois. Les premières belles journées faisaient penser au printemps. Qui le voulait vendait des jonquilles sur les trottoirs de Paris. Julie en avait acheté une botte à une jeune et jolie gitane qui ne savait pas trois mots de Français en arrivant à Saint-Germain. Elle avait marché tout au long de la rue de Grenelle avec Elise jusqu’au Vieux Colombier. Il était rare de croiser un homme, et lorsqu’il s’agissait d’un enfant leur cœur se serrait. Presque tous leurs amis garçons avaient disparus. Les pères de toutes leurs amies, presque tous aussi. Environ huit pour cent des hommes de Paris survivaient ; certains ne faisaient pas que survivre, on se les disputait, certains se terraient. La plupart engraissaient comme des esclaves Incas voués au sacrifice.

Françoise ne venait plus que très rarement chez elle aux Invalides, elle habitait avec Stéphane. A l’heure du déjeuner Julie la rejoignait dans un restaurant pas trop éloigné de ses bureaux. Elise, ou Sabine, ou Anna, l’accompagnait de temps en temps, le plus souvent c’était Elise. Ce jour là elles étaient heureuses. Il faisait un temps radieux, et elles avaient faim. Les bistrots, sandwicheries, brasseries, restaurants, ne désemplissaient pas. Les femmes n’avaient guère de temps pour cuisiner. Elles prirent une table à la terrasse du « Provence », où elles s’étaient donné rendez-vous. Jamais on avait vu autant de femmes enceintes. Les femmes les plus souriantes avaient un gros ventre. A contrario les plus plates faisaient pitié.

-       Je suis de plus en plus affamée, c’est terrible.

-       Et moi alors ! Oubliée la bouteille d’eau, je n’arrête pas de grignoter. Mais toi tu te lèves même la nuit pour bouffer.

-       Rarement non ?

-       Hum ! De moins en moins rarement je dirais.

-       Julie, ça t’ennuie !

Elise s’était fait câline, ce qui fit sourire son amie.

-       Non, ma grosse.

-       Ne m’appelle pas comme ça. Je suis grosse ?

-       Pas grosse, énorme, gargantuesque, plantureuse.

-       Tant mieux !

-       Maman ! Hello !

Françoise sortait d’une voiture du ministère. La présidente des 3w avait gardé son bureau de sous-secrétaire d’État  à la Recherche. A vrai dire le ministère de la recherche, comme tous les autres, avait terriblement diminué ses effectifs. Les hommes n’étaient pas remplacés par de nouvelles recrues, et les femmes, pour le plus grand nombre d’entre elles, étaient parties vers des cieux moins administratifs et plus productifs. Le siège parisien des 3w avait profité de cette hémorragie.

-       Avez vous commandé mes petites ?

-       Maman !

-       Mes grandes !

-       On vient juste d’arriver. On a une faim d’ogresses, toi aussi maman ?

-       Stéphane m’a préparé un petit déjeuner de reine ce matin. Il m’a réveillée avec un buffet pléthorique. Des fruits, des crèmes, des confitures, des viennoiseries, café, chocolat, thé. Je me demande bien ce qu’il a fait des restes. On pouvait encore nourrir un bataillon quand je suis partie.

-       Veinarde !

-       Et vous, comment se comportent vos petits ventres , Elise ?

-       Les fruits de nos entrailles vont bien, mais nos entrailles crient famine.

-       Alors ? Osso-buco ?

-       Tapenade et caviar d’aubergine pour attendre, avec plein d’olives. D’accord Elise ?

-       Et du vin rosé avec des glaçons. Ok..

Chacune au cours du déjeuner raconta les dernières nouvelles. A l’institut Pasteur Julie se sentait de plus en plus opérationnelle. Elise approuva la décision de surseoir à tous congés scolaires ou autres qui venait d’être publiée. Françoise sollicita leur avis sur quelques orientations à propos desquelles on demandait son arbitrage. Sous la banne translucide qui recouvrait la terrasse  il faisait presque trop chaud. Le service fut rapide car on savait que Françoise disposait de très peu de temps. On leur servait les cafés lorsque son téléphone sonna et qu’on lui annonça la mort de Stéphane.

Elle apprendrait par une lettre qu’il lui avait écrite juste après son départ qu’il s’était suicidé. Une rectoragie aiguë l’aurait de toute façon emporté en quelques heures ou quelques jours, il n’avait pas voulu vivre cette déchéance. A peine avait-elle raccroché, des journalistes à moto s’arrêtaient en face du « Provence ». Julie comme Elise ne comprenaient pas ce qui se passait.

-       Maman, qu’est-ce qui t’arrive ?

Lorsqu’elle vit les larmes couler sur les joues de sa mère Julie compris ce qui venait d’arriver. Les reporters la mitraillaient déjà, ils s’approchaient pour l’interviewer. Julie se leva en leur criant de s’en aller. Elle prit Françoise par le bras et la fit entrer à l’intérieur du restaurant où elle s’assit sur une banquette de la salle du fond, serrée dans les bras de sa fille. Elles ne parlaient pas, respirant toutes les deux profondément en s’embrassant. La patronne apporta des cognacs. Elise leur tenait les mains dans les siennes. Elles se recueillirent plusieurs minutes. La voiture du ministère était revenue et sa conductrice vint chercher Françoise ; elle avait entendu la radio et présenta ses condoléances. Comme Françoise ne voulait pas voir Stéphane mort, elles repartirent vers le ministère pendant qu’Elise et Julie se rendaient à l’Atelier.

La décision d’organiser des funérailles nationales fut prise par le comité de présidence qui assurait l’intérim du Président dans l’attente de la modification des institutions. Elles eurent lieu le surlendemain, sans discours, place de la Concorde où la foule s’était massée. Des hauts-parleurs diffusaient la musique du film Gaïa. Bien après la fin de la cérémonie, alors que la nuit été tombée, des cercles improvisés entamèrent leur rotation autour de l’obélisque, sur les Champs-Élysées, dans les jardins des Tuileries.

Gaïa, sous forme de cédérom, de DVD, de cassettes vidéo, sur les réseaux du satellite et du câble, en téléchargement sur Internet, en salles, remportait un succès inattendu. Stéphane refusait de céder aux innombrables demandes qu’il recevait d’animer ou de participer à des débats, interviews ou émissions spéciales. Il se consacrait à l’achèvement de son triptyque et peignait parfois pendant quinze heures d’affilée. Des groupes d’écologistes, de féministes, de lesbiennes, des philosophes, des scientifiques, des journalistes, s’appropriaient son film et revendiquaient leur appartenance au monde de Gaïa. Le mouvement traversait tous les continents. Des gourous hommes et femmes réunissaient les foules dans une floraison de sectes centrées sur le culte de Gé. Les 3w veillèrent à préserver les institutions qui naissaient de tout lien avec ces nouvelles religions. Les syncrétismes flamboyants unissaient Gaïa au bouddhisme, à l’hindouisme, à divers animismes, shamanismes, au vaudou. Les religions monothéistes, et particulièrement celles du Livre, restaient exclues de ces soudains engouements.

       La mort de Stéphane eut un retentissement médiatique et populaire que les décès quotidiens de personnalités, fussent- elles adulées, ne provoquait plus depuis des mois. Sa liaison notoire avec Françoise Garnier n’y était peut-être pas étrangère, mais la raison essentielle de l’émotion des foules venait de l’immense succès de son film « Gaïa ».

La plupart de ses fanatiques ne connaissaient pas sa peinture et n’y auraient accordé aucun intérêt douze mois plus tôt. La plupart n’avaient pas compris le tiers du quart des références auxquelles Gaïa faisait appel. Mais toutes lui vouaient un culte aveugle, comme à un messie, un prophète, un maître à tout le moins. Les amours se fondent souvent sur des malentendus, souvent elles ne sauraient être partagées ; l’adulation est de ces amours là. Stéphane se serait gardé sur sa droite et sur sa gauche de tant d’amoureuses mal voyantes. Pourtant, borgnes, bigleuses, et tout incultes qu’elles fussent, elles avaient su voir en lui un ouvreur d’avenirs. Elles vinrent en foule pour sa crémation.

Le triptyque des cercles était achevé. Sa facture classique offrait le meilleur de la modernité. Structures couplées aux déstructurations, minimalisme et maniérisme, alliances, oppositions, thématiques abstraites et folles débauches de figurations symboliques, expressionnistes, hyperréalistes, surréalistes, s’imbriquaient. La richesse du sujet, la maestria de son traitement, déconcertèrent les critiques les plus hépatiques. On avait devant soi Vermeer, Bosch, Arcimboldo, Gauguin, Dali, et Lambert. Les reproductions du triptyque des cercles se retrouvèrent dans les maisons, là où quelques décennies plus tôt on affichait « l’Angélus » de Millet. Au dessus de bien des lits il remplaça les crucifix.

Comme on avait créé des autels pour les dieux Lares, pour les ancêtres, pour Bouddha. Comme on avait disposé dans les maisons des statues de dieux et de saints, des reliques , des emblèmes, on fit place à l’effigie d’une puissance en germe, les cercles de Gaïa. Stéphane vit naître le phénomène et s’empressa de dire : « Attention ».

Stéphane fut l’un des derniers hommes. Petit à petit les chaînes d’information s’étaient toutes mises à diffuser un journal continu, ponctué de rappels des nouveautés juridiques, économiques, et administratives. Le monde changeait si vite que l’actualité ne pouvait plus trouver assez de place dans les formats des journaux bi-quotidiens. Les chaînes câblées s’étaient spécialisées, se répartissant les cibles par groupes socioprofessionnels, par tranche d’âge, et par situation géographique. L’Internet, le web tout particulièrement qui portait le même acronyme -3w- que l’organisation des femmes, constituait l’outil principal de la collecte et de la mise en forme des informations. Chaque administration avait développé son site et y avait progressivement intégré l’accès aux formalités.

Tout moyen de gagner en productivité était recherché et utilisé dans les délais les plus brefs. Le manque de personnel donnait un gigantesque élan à l’automatisation des tâches.

Le changement le plus notable, outre la disparition progressive des silhouettes masculines sur les trottoirs et les écrans, fut le déclin et la disparition de secteurs phares de l’activité des hommes du vingtième siècle. Ainsi la publicité fut parmi les premiers secteurs engloutis. L’affichage, les encarts, les spots, l’événementiel, le merchandising, le packaging, les bons d’achat, le phoning, le sponsoring furent délaissés. Les fabricants et les marchands n’avaient plus à séduire une clientèle rassasiée, mais à satisfaire les besoins essentiels d’une population chamboulée. Leur communication se fit technique et de surcroît éthique. On en était à l’heure des choix, les fantasmes ne faisaient plus le poids.

Les marques survivantes étaient celles qui offraient de réelles qualités de durabilité, de fiabilité, de respect de l’environnement. Les qualités secondaires, les qualités d’agrément, n’étaient pas pour autant oubliées, mais elles ne constituaient plus un critère de choix privilégié. L’image en cette période ne créait plus les réalités, c’étaient les réalités qui forgeaient l’image. Stéphane aurait au moins pu voir son rêve prendre forme.

La rapidité avec laquelle s’opéra la métamorphose de la vie quotidienne en étonna beaucoup. Les ressources de la population féminine tenaient principalement en un sens aigu de l’efficacité. Des projets qui demandaient plusieurs années d’étude et de mise en œuvre se réalisaient en quelques mois. Une fois défini l’objectif, on tirait un trait sur l’accessoire pour se consacrer à l’essentiel, et l’essentiel était bien souvent d’aller vite. Le secret n’était plus de mise, la concurrence jouait dès la naissance d’un projet, et l’arbitrage des pairs évitait des pertes d’énergie, des surproductions, des délais, que l’économie de paix n’aurait pas évités. On était en guerre, une guerre sans ennemi humain, une guerre contre le temps.

Ainsi le réseau des réseaux démontra magistralement la puissance des transversalités. Lorsqu’une entreprise voyait se tarir la demande pour les produits qu’elle fabriquait ou vendait, elle offrait la définition de ses capacités sur le web. A l’inverse, celles qui voulaient satisfaire une nouvelle demande y lançaient leurs appels d’offres. De nombreux agents intelligents établissaient les connections, relevaient les doublons, suggéraient des adaptations. Les patrimoines changèrent de main. La valeur des choses et celle des entreprises n’étaient plus les mêmes, car les perspectives d’avenir, au fur et à mesure qu’elles se dégageaient, laissaient choir les critères du passé.

Valait beaucoup tout ce qui accélérait la recherche en biologie de la reproduction. Valait beaucoup tout ce qui augmentait la qualité comme la quantité du traitement et de la transmission de l’information. Valait beaucoup tout ce qui permettait de valoriser les outils existants dont les produits n’étaient plus demandés. Valait beaucoup ce qui favorisait le développement durable. S’étaient dévalués, tous les produits de consommation à durée de vie moyenne, tels que les automobiles, l’électroménager, l’ameublement par exemple. S’étaient également dévalués les biens immobiliers, les activités liées à la construction. Les services prenaient un envol particulièrement sensible. Le travail humain, tout ce que « l’homme » seul pouvait faire, qu’il s’agisse de réparations, d’artisanat, de mise en relations, avait d’autant plus de valeur que le nombre d’acteurs avait drastiquement diminué.

« La Mue » transformait le paysage et prenait pour le plus grand nombre des allures de chaos. Curieusement la perte des repères habituels dans le présent, comme la difficulté de se faire une représentation claire de l’avenir, déroutèrent sans anéantir. Les femmes cherchaient des arrangements au quotidien. Même en l’absence de la moindre certitude, même dans la plus grande précarité, la multiplicité des emplois offerts satisfaisait le besoin d’action des plus démunies comme des plus entreprenantes. L’esprit de commando faisait tache d’huile. Des projets se faisaient et se défaisaient, se modifiaient, se transformaient, réalisaient une société ostensiblement différente de celle qui mourait.

Les arts ne florissaient guère. On préservait l’acquis sans avoir le temps ni le goût de s’intéresser à de nouvelles créations artistiques. Les nouvelles créations fleurissaient dans tous les autres secteurs de l’activité des femmes, leur art consistait à créer un nouveau monde.

La vision rhétorique de ce nouveau monde, apportée par Lambert, prenait le poids symbolique d’une borne. Ici un homme a prononcé la fin du temps des hommes et annoncé la naissance de l’ère de Gé.

27 février 2007

xx power 20

       Malik était mort depuis plus d’un an. Adama inc. avait établi des succursales sur tous les continents. Les cliniques de fusion ovulaire se développaient à tout va. Claire et Marie prirent la décision de partager leurs ovules afin de se donner mutuellement une fille.

Françoise avait accouché de Louise, et les naissances des ultimes filles des hommes se multipliaient. Magda était enceinte de la deuxième fille de Dale, Thelma. La société renaissante avait besoin de croître. Des couples se formaient, des familles se profilaient, Claire et Marie qui vivaient en couple depuis de nombreux mois se voyaient bien fondant une famille.

Les liaisons aériennes régulières avec l’Afrique venaient d’être rétablies. Les voyages aller ne prenaient pas beaucoup de passagers, mais au retour les avions faisaient le plein d’africaines attirées par les opportunités qu’offrait la mutation de l’Europe. On allait assister avant la fin de la décennie au mouvement inverse qui créerait au sud du Sahara un melting-pot et un far-west à l’américaine. Les ambassadrices du Fouta Djalon avaient beaucoup œuvré pour le rétablissement des transports. Elles accompagnèrent de nombreuses missions techniques avant la réhabilitation des principaux aéroports.

La chute de la population due à la maladie, aux guerres et aux épidémies avait été telle que le Sénégal ne comptait plus guère que quatre cent mille habitants. Les populations des autres pays du continent africain avaient décliné dans la même proportion de dix à un. Comme partout, et sans doute plus que partout ailleurs, la disparition des hommes posait le problème de la croissance de la population. Mais plus que partout ailleurs elle offrait la perspective de profiter de l’irrémédiable disparition des structures sociales du passé pour rattraper les retards accumulés. En l’absence de cadres et de techniciens l’espoir était toutefois purement virtuel. La fuite en Europe des quelques femmes qualifiées renforçait la virtualité de cet avenir-là.

L’essence avait disparu des réservoirs depuis longtemps. Lorsque Claire et Marie atterrirent à Yoff après sept mois d’absence, elles durent gagner le centre de Dakar en charrette à cheval. Le peu de carburant que l’aide internationale faisait parvenir au pays suffisait à peine à alimenter les générateurs électriques des cliniques et des 3w. Elles furent saisies d’effroi devant le spectacle de désolation qui s’offrait à elles. Les banlieues avaient disparue sous les incendies, comme la plus grande partie de la médina. De l’ancienne autoroute on apercevait les cuves calcinées des huileries de la zone portuaire. Des exclamations fusaient de toutes les charrettes qui conduisaient la délégation d’Europe vers le plateau. Malik avait au moins échappé à ce désastre là. Claire et Marie se serraient l’une contre l’autre, comme frigorifiées par le spectacle de fin du monde.

-       Mais comment va-t-on pouvoir dégager ces décombres ?

-       C’est ce que nous allons devoir déterminer. La question est plutôt qui va payer, quand, et en contre-partie de quoi.

-       Non sérieusement tu parles de contre-partie ?

-       Oui. Enfin Claire, pourquoi nettoierait-on ce chantier si ça ne changeait rien au développement du Sénégal ?

-       Ah ! ouf ! Je croyais que tu pensais à une démarche commerciale.

-       Fofolle !

-       On remplace le FMI en quelque sorte.

-       A la puissance « n » j’espère bien !

Les discussions qui eurent lieu ce jour-là et les suivants, entre la délégation des 3w d’Europe et la fédération Sénégalaise, ouvrirent la voie au développement de l’Afrique toute entière. Les migrations Sud-Nord devaient être favorisées de manière à assurer la formation de toutes les femmes qui souhaiteraient gagner l’occident. Les migrations Nord-Sud devraient être encouragées de manière à entraîner tous les transferts de technologies dont l’Afrique avait besoin. Les 3w occidentaux devaient insuffler les fonds nécessaires et procéder à la mise en place d’autant de cliniques de fusion ovulaire que nécessitait l’établissement d’un taux de natalité de six enfants par mère. Les fédérations africaines des 3w devraient resserrer leurs liens de manière à permettre l’abolition des anciennes frontières, tout en se rapprochant des autres fédérations du monde.

Christiane retrouva Marie à Dakar. Elle fit partie des premières migrantes à embarquer pour la France. Ses bagages n’étaient pas lourds mais ils contenaient le précieux livre de bord que Louis avait tenu entre Perros-Guirec et la dernière escale en Guinée.

EPILOGUE

En août de l’année trente-deux, Adama devint grand-mère quelques jours après son trente-deuxième anniversaire. Ses mères biologiques, Dale et Magdalena, étaient alors âgées respectivement de cinquante-huit et cinquante et un ans. Elles habitaient principalement dans le Maryland. Cet été-là il ne faisait pas trop chaud mais le soleil permettait de vivre dehors presque toute la journée. Leurs maisons dominaient le petit port de Preestock et donnaient directement sur la plage qu’on pouvait atteindre par un sentier en lacets, bordé par une rambarde dont le bois avait dû recevoir au moins cinquante couches de peinture bleue depuis sa construction.

L’anniversaire d’Adama serait fêté en même temps que la naissance de la petite Dulce Prémion. Loïs et Adama étaient les mères de Joan, qui portait le nom de Prémion par ce que c’est Loïs qui l’avait mise au monde. L’État -civil l’avait enregistrée sous le nom de Joan Prémion Sanchez. Louise Lambert était l’autre mère de Dulce.

Par une volonté délibérée des femmes, les générations accéléraient leur succession de telle sorte que le nombre des générations contemporaines serait bientôt en moyenne de sept pour une longévité moyenne de cent huit ans. En effet les primipares étaient âgées en moyenne de seize ans et quatre mois.

Trente années avaient été nécessaires pour cela. Maintenant, on savait que l’énorme déficit démographique occasionné par la mort des hommes et les évènements désastreux qui l’accompagnèrent le « Big Bug » serait comblé dans les pays du nord, tout comme en Inde et en Chine.

La petite Dulce Prémion était née dans une famille riche. Dale et Magda pesaient des millions de dollars depuis l’année zéro, et leur fortune s’accroissait de jour en jour. La tribu de Preestock figurait parmi les plus favorisées de la région, et même du globe. Les licences, les kits destinés aux centres de procréation, les livres et les films, toutes les activités regroupées au sein d’Adama inc. depuis la naissance de leur fille plaçaient Dale et Magda en bonne place dans les palmarès des grandes fortunes.

L’histoire de Magdalena Sanchez avait avec le temps pris des allures de mythe ou de conte de fée. La petite Mexicaine pauvre, première femme à enfanter des œuvres d’une autre femme, était une héroïne dont le nom figurait dans tous les livres d’histoire et faisait aussi rêver dans les officines du Stock Exchange.

-       Vous n’en avez pas un peu marre de ces rituels bien- pensants ?

-       Mais de quoi parles-tu Dale ?

Dale s’était assise sur la rambarde et s’adressait à Françoise et Abi qui buvaient des jus de fruit, allongées dans leurs transats.

-       Oui, oh, pardon, je pensais à la cérémonie de ce soir. Moi j’en ai plus que marre de tourner en rond et d’être empathique à souhait, et de caresser des femmes dont je n’ai rien à faire.

Françoise se redressa.

-       Les religions sont faites pour souder les groupes. Elles sont utiles au peuple et aux enfants. Tu peux toujours faire bande à part.

-       Ca m’est arrivé plus d’une fois. Mais j’ai à chaque fois essuyé des critiques. Même les plus tolérantes voient d’un mauvais œil qu’on s’exclue des cercles.

-       Evidemment, t’exclure de leur groupe revient en fait à les exclure de ta vie. C’est du mépris.

-       J’aimerais bien avoir le droit d’ignorer les autres de temps en temps, même de les mépriser si tu veux.

-       Tu n’apprécies pas ce sentiment de fusion qu’on éprouve dans les cercles ? Et les merveilleuses rencontres qu’on y fait parfois ?

-       Bien sûr que si. Je dois me faire vieille, et puis j’ai sans doute vécu trop de cercles ici, on se connaît trop.

-       Moi je trouve ça encore plus passionnant, on se connaît, on croit se connaître, et les cercles de Gaïa nous accordent presque toujours des surprises. Abi ? Qu’en penses-tu ?

-       Comme toi mon amour, et comme Dale. J’appréhende toujours d’avoir à faire semblant de me considérer comme tout le monde ; mais comme tout le monde, quand je suis dans le cercle, je me prends au jeu. Si c’est un jeu. Oui c’est un jeu, un jeu efficace.

-       Efficace par ce qu’il fait appel à des ressorts très profonds de notre psychisme. Stéphane n’avait certainement pas inventé ce scénario, il l’a retrouvé en fouillant les mythes et les pratiques du néolithique ou des peuplades primitives. Il l’a en quelque-sorte extrapolé. Une religion sans dieu, une religion des forces primordiales.

-       Vite dit. Gaïa est un dieu personnel pour des millions de femmes.

-       Tu as raison. La spiritualité la plus haute de l’Inde y côtoyait jadis les plus médiocres religiosités. Mais on peu prendre du recul et s’immerger en même temps dans la  superstition des autres, car au bout du compte nous tirons des cercles le même bénéfice qu’elles.

-       C’est à dire ?

-       L’immense joie de s’éprouver comme un chaînon de la vie.

Au coucher du soleil, par tous les chemins, des voitures et des groupes à pied arrivèrent sur la plage. On alluma les torchères et les feux de bois. Les victuailles furent disposées sur des planches servant de buffets. Une table pour les plats froids, une table pour les viandes à griller, une table pour les fruits de mer, une autre pour les crustacés qu’on cuirait, une table pour les boissons - vins , bières, cidres, eaux et jus de fruits - la dernière pour les desserts. Les potées chaudes furent installées sur de petits fourneaux. Des piles d’assiettes étaient disposées sur des dessertes, et des couverts, des miches de pain, des baguettes à la française, des brötschen au cumin ou au pavot.

Plus de quatre cents femmes se trouvaient réunies. Certaines ne s’étaient jamais rencontrées, d’autres se côtoyaient tous les jours. Cette nuit-là serait une nuit de fête. On célèbrerait la maternité, la naissance de Dulce, celle de Cherryl, celle de Grace. Cherryl était la septième fille des pêcheuses, Grace la troisième fille d’une institutrice et de la nouvelle chef administratrice du district. Les maisons du village s’étaient vidées. Au cours de la nuit les plus jeunes enfants iraient se coucher ou dormiraient un peu à l’écart du bruit sur la plage. Quelques femmes s’occuperaient chez elles des nourrissons. De nouveaux groupes viendraient des villages voisins pour s’intégrer aux cercles de Gaïa.

La foule caquetait, chantait, s’esclaffait, s’exclamait, les nouvelles circulaient, on admirait une tenue, on s’informait, on évoquait des souvenirs. Chacune choisissait son feu, remplissait son assiette. On avait faim, il était tard, les dernières lueurs du jour s’effaçaient dans la mer. Les enfants couraient d’un groupe à l’autre, venaient demander des permissions, s’éloignaient. Pendant qu’on dégustait les terrines, les tartes froides, les fruits de mer ou les salades, la cuisson des crustacés répandait ses parfums. Le dîner devait durer au moins trois heures car la coutume voulait que les cercles ne débutent pas avant minuit, et il était fréquent de prolonger les agapes jusqu’à deux heures ou trois heures du matin avant de lancer la cérémonie.

Chacune avait apporté une serviette de bain sur laquelle elle s’était installée. Les chandails et les châles n’étaient pas nécessaires pour l’instant car le sable avait emmagasiné la chaleur, mais ils seraient utiles au petit matin. Les groupes se modifiaient en cours de soirée. Des rires ou des chansons, une  tension particulière laissant de l’extérieur supposer une conversation captivante, attiraient les voisines vers l’un ou l’autre des feux. Il arrivait que l’un d’entre eux soit déserté. Certaines préféraient la compagnie de leurs intimes, d’autres profitaient de la foule pour rencontrer des inconnues. Les histoires circulaient, les bons mots, les nouvelles, les rumeurs.

Il ne fallut pas deux heures ce soir là pour que la nomination de Françoise à la tête d’une commission sur les « y linkage » fasse le tour de l’assemblée. Cette information donna lieu à toutes sortes d’interprétations et fit l’objet principal des conversations de la nuit. L’opinion générale était qu’il n’y a pas de fumée sans feu, et que si les 3w confiaient à leur ancienne présidente une mission d’évaluation sur l’évolution de la recherche, c’est que des avancées étaient en vue. Or toute avancée permettrait d’espérer, ou de craindre selon les points de vue, que les hommes mâles  puissent un jour être réintroduits. Et depuis trente-deux années que les femmes se passaient des hommes l’humanité avait enregistré de notables progrès. Ces progrès étaient-ils imputables à la disparition des hommes, ou à l’opportunité d’une reconstruction du monde que cette disparition avait imposé ?

Départager les avis sur des critères scientifiques n’était pas possible. On savait ce qui s’était passé, on ignorait ce qui se serait passé si la population du monde avait chuté de la même manière sans que pour autant la reproduction sexuée soit en cause.

Stéphane Lambert, à la suite de la maladie des porcs, prédisait déjà une révolution, qui alors semblait des moins probables. Une autre pandémie aurait-elle pu favoriser l’intégration de toutes les populations du monde telle qu’on la vivait depuis ces trente-deux ans ? Une autre pandémie, aussi massacrante, aurait-elle favorisé l’établissement de la démocratie pragmatique dont les développements bénéficiaient à l’ensemble du monde ? Une autre pandémie, qui aurait sauvegardé la reproduction sexuée aurait-elle abouti à l’harmonie des relations sociales sans être resserrée par le culte de la maternité sous les auspices de Gaïa ? Aurait-on pu accorder la primauté au développement durable sans la disparition des hommes prométhéens ? La société des femmes ne se montrait pas moins inventive, ni moins entreprenante que la société des hommes ; elle était en revanche incomparablement plus soucieuse de l’harmonie de son développement et de ce fait bien meilleure gestionnaire du patrimoine commun.

On entendit autour des feux des affirmations péremptoires du type : « La seule utilité des hommes était de permettre aux femmes de se reproduire » ou « L’amour ne pouvait exister tant qu’il y avait des hommes » et « La fin des guerres et de la soumission, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, a coïncidé avec la disparition des mâles », ou encore « Ce serait criminel et suicidaire d’accepter la réintroduction de l’homme ». Les plus jeunes étaient les plus virulentes. Parmi celles qui avaient connu l’époque d’avant la mort des hommes, quelques-unes demandaient qu’on ouvrit le débat sans trop d’a priori. Les nostalgiques du vieux monde, s’il en était, ne s’exprimaient pas. Les nostalgiques des hommes n’hésitaient pas à dire leurs hésitations. Mais nulle n’affirmait que, si cela devenait possible, il faudrait tout mettre en œuvre pour faire naître des hommes.

Françoise était surprise que le bruit de sa nomination se soit si vite répandu. Elle n’avait pas demandé le secret et n’avait d’ailleurs pas imaginé que la relance d’une commission puisse tant inquiéter. Mais son approche de technicienne l’avait sans doute un peu privée d’intuition, car les réactions semblaient unanimes et alarmées.

-       Qui a vendu la mèche ?

Abigail avait un regard désarmant lorsqu’elle voulait séduire ou qu’elle manquait d’assurance. Son strabisme tantôt divergent, tantôt convergent faisait fondre les cœurs.

-       Je suis navrée Franny, c’est moi.

-       Bavarde ! Va !

-       Je n’ai pas pensé une seconde que ça provoquerait une telle excitation.

-       Moi non plus. Nous sommes sans doute un peu trop détachées.

-       Détachées de quoi ?

-       Des réalités, des peurs de la jeunesse. Pour les filles qui n’ont pas connu le vieux monde les leçons d’histoire font l’effet de contes pervers. Elles ont l’impression que nous avons vécu l’horreur d’une préhistoire, ou plutôt que l’histoire est finie. Elles aiment le monde qui s’est construit.

-       Tu considère que l’histoire est finie ?

-       L’unification géopolitique du monde a supprimé tout désir de revendication nationaliste. Les femmes sont fières d’appartenir à Gaïa. L’histoire, c’était une lutte de pouvoirs à laquelle l’économie monde a mis fin.

-       Il n’y a donc plus d’histoire.

-       Si, mais la recherche commune est celle d’un meilleur fonctionnement de l’ensemble et des sous-ensembles, alors que les recherches des nations de jadis étaient celles de leur propre suprématie.

-       On cherche toujours à s’enrichir plus que les autres, non ?

-       Tant mieux car l’actionnariat universel permet d’en faire bénéficier le système tout entier. Il n’y a plus une seule salariée sur terre, et la mutuallisation des risques atteint un degré d’efficacité dont les sociétés jacobines auraient rêvé. Le moteur c’est le profit, mais ne permet de créer du profit que ce qui profite à toutes.

-       Brave new world ?

-       Pourquoi pas ? Mais un meilleur des mondes qui n’a rien de commun avec celui d’Huxley. C’est même l’image inverse de ce qu’il avait imaginé. Nous recherchons la plus grande autonomie individuelle, pas l’assistance généralisée dans un système de castes. La vision d’ Huxley correspondait au monde des hommes poussé jusqu’à l’absurde. Notre monde a subi une révolution copernicienne, il a changé de centre et modifié sa trajectoire.

-       En revenant aux origines.

-       Est-ce qu’on doit sacraliser les origines ? La voie des femmes et la voie des hommes ont toujours divergées. Dans la protohistoire il semble bien que la voie des femmes a eu parfois le dessus. De là à en tirer la légitimation du présent il y a un long chemin.

-       Franny ?

-       Oui ?

-       Ne serais-tu pas en train de tester des arguments dont tu vas avoir besoin sous peu ?

-       Hum !

-       Hum oui ?

-       Peut-être est-ce que je retrouve le sens politique. Si le débat doit s’ouvrir parce que la recherche apporterait des éléments nouveaux, il faut que je sache bien où je me situe.

-       Tu ne sais pas ?

-       Et toi ? Sincèrement, je n’y ai plus réfléchi depuis des années. Je considérais que les hommes appartenaient définitivement au passé.

Les État s d’Europe étaient en voie de fédéralisation avant l’année zéro. La fédération des États-Unis d’Amérique existait depuis deux siècles. Ces deux regroupements continentaux avaient constitué le fer de lance des 3w.

La débâcle monétaire avait permis la création d’une unité de compte mondiale unique. Les institutions locales, phagocytées par les 3w, s’étaient progressivement, mais rapidement, simplifiées. Les structures administratives avaient subi deux mouvements inverses, l’un centripète sous la dépendance des 3w locaux, l’autre centrifuge sous la dépendance des fédérations intercontinentales et mondiales des 3w. La planète était, au cours de cette année trente-deux, en bonne voie de devenir une gigantesque fédération dirigée par le couple que formaient d’une part les 3w regroupant les instances législatives et exécutives ainsi que leurs administrations aussi légères qu’il avait été possible de les concevoir, d’autre part les organisations du marché regroupant les acteurs économiques, tant celles des producteurs que celles des consommateurs et les cours de justice élues par ces organisations.

L’esprit qui avait prévalu lors de la mise sur pied de ces nouvelles instances était celui de l’intégration et de la simplification. Il en alla de même lorsqu’il s’était agi de fonder la nouvelle fiscalité. La levée de l’impôt constituant le fondement de l’État , l’État  mondial adopta un impôt unique à taux unique, assis sur la totalité des échanges, quels qu’ils soient. Le capital n’était jamais imposé, toute transaction entraînant un gain l’était, vente de travail, de service, de marchandise, toute marge, toute valeur ajoutée était taxée. Les 3w avaient pour tâche de fixer les dépenses communes et de définir le taux de prélèvement en fonction de l’État  de l’économie. Là aussi, le principe qui prévalut fut celui de la simplicité. L’impôt qui avait longtemps été considéré comme le plus injuste se révéla être le plus équitable. Cette taxe unique sur la valeur ajoutée s’appliquait à toutes les marges réalisées, y compris les plus-values financières. Tout ce qui pouvait demeurer dans la sphère privée devait y demeurer, les organisations du marché, consommateurs et producteurs, étaient là pour le rappeler, les cours de justice pouvaient trancher en dernier ressort.

Le rôle des 3w était plus celui d’un pouvoir de surveillance et de contrôle de l’administration, en particulier dans les domaines de police intérieure et extérieure, son rôle législatif était principalement de nature réglementaire et plus rarement constitutionnelle. En bref, le pouvoir exécutif était aux mains des techniciens de l’administration, le pouvoir législatif du ressort des 3w, et le pouvoir judiciaire émanait de la démocratie du marché. Les 3w disposaient d’un pouvoir d’investigation qui leur permettait d’analyser et publier des rapports sur les éventuels dysfonctionnements du libre jeu des marchés ou de la bonne marche de l’administration.

Elles s’étaient adossées à une petite dune de sable et devisaient à l’écart des autres. Julie s’approcha d’elles.

-       Je vous voyais à peine dans le noir. Quels secrets vous racontez-vous ?

-       Aucun secret ma chérie.

-       Même à propos de cette commission ?

-       Ah ! Nous parlions de cette histoire, mais il n’y a aucun secret. Je ne soupçonnais pas que le sujet pouvait déclencher autant de passions.

-       Tu as des informations maman ?

-       Mais non, je t’assure. Il n’y a pas forcément anguille sous roche.

-       On fait souvent appel à toi pour la routine ?

-       Non.

-       Alors, tu vois ! Je sens l’odeur d’un référendum assez proche.

Vers deux heures du matin la nuit de la fête de naissance de Dulce Premion, les cercles se formèrent. Il s’en forma seize, composés chacun de deux anneaux concentriques sur chacun desquels se placèrent douze femmes. Avant de se placer, il fallait prendre garde à ce qu’aucune sœur, fille ou mère, petite fille ou grand-mère, et si possible aucune tante ou cousine, ne se trouve sur l’autre anneau du cercle. Dans les grandes assemblées, comme celle de Preestock cette nuit-là, on synchronisait les rythmes de la fête en diffusant la cadence par haut-parleurs.

Un tamtam au son grave battait comme un cœur. A chacun des deux premiers coups les femmes avançaient d’un pas, un anneau dans le sens des aiguilles d’une montre, l’autre en sens inverse. Elles laissaient passer deux coups avant de repartir. Aux centres des cercles les foyers avaient été fournis en bois, les flambées faisaient vibrer toute la plage. Progressivement le tamtam accélérait son rythme, après que les cercles eurent viré dix fois ils passèrent de soixante à soixante-dix coups par minute, puis à quatre-vingts coups. Après un quart d’heure le ramdam et la scansion du nom de Gaïa qui l’accompagnait, s’interrompirent. Les anneaux de chaque cercle se firent face et chaque femme se dirigea vers sa vis à vis.

La ronde cadencée les avait enivrées. Elles transpiraient malgré la fraîcheur de la nuit. La plupart d’entre elles s’attendaient à faire l’amour avec une inconnue ou à tout le moins avec une femme désignée par le hasard des roues. La plupart d’entre elles anticipait ces parades et l’excitation qu’elles devaient générer depuis des heures ou des jours. Ce premier contact de la fête de Gé les délivrait d’une tension accumulée. Les couples s’enlaçaient pour se frotter rituellement, seins contre seins, ventre contre ventre, pubis vissés pendant tout le temps que le tamtam se tairait. Elles devaient adhérer à leurs partenaires de cérémonie, qu’elles soient jeunes ou vieilles, belles ou pas, quelles qu’elles soient.

Quelques-unes, Dale était du nombre, se disaient fatiguées des cercles. Même celles là se donnaient au rite sans réserve et communiaient dans l’excitation érotique du groupe. Certaines, indisposées, fatiguées, se retireraient de la fête à la dislocation des cercles, mais la plupart, qu’elles vivent une idylle, qu’elles souffrent des malheurs personnels, qu’elles soient obnubilées par des affaires, des projets, des soucis, resteraient après la troisième ronde.

La deuxième ronde des cercles défaisait les couples enlacés au premier coup donné sur les tamtams. L’anneau intérieur passait à l’extérieur. Les trois rondes duraient une heure et demie, un quart d’heure en mouvement, puis un quart d’heure à l’arrêt, trois fois de suite. La deuxième ronde faisait encore monter la tension. Quitter celle à qui l’on s’était longuement caressée frustrait le désir et rendait l’attente du prochain arrêt encore plus vive. Les femmes progressaient suivant l’accélération du rythme des tamtams. Elles regardaient celles de l’autre anneau convoitant leurs corps surchauffés, espérant que le hasard les unirait à telle ou telle, n’en excluant aucune. Les traits, les formes du corps, l’origine sociale, rien ne comptait vraiment que le désir de l’autre, cette incoercible envie qui les saisissait toutes de se rapprocher.

La grégarité se trouvait poussée jusqu’au besoin de contrectation. Elles alternaient la prononciation du nom de Gaïa et des halètements, provoquant ainsi une hyper-oxygénation aux effets de stupéfiant. A l’arrêt des coups frappés sur les tamtams, de nouveaux couples se formaient, le rite imposait alors que les femmes debout, les pieds fermes sur le sol, s’enlacent et serrées que leurs lèvres se touchent et parcourent le visage de l’autre, que les narines s’ouvrent et que chacune aspire le parfum de l’autre. Que l’autre soit mesquine, méchante, stupide, que son odeur soit un jardin ou un égout, le rite voulait qu’on la serre, qu’on la hume, qu’on la caresse de la bouche. Et la mesquinerie, la méchanceté, la stupidité, comme les remugles de dents mal lavées, semblaient en faible proportion dans le nouveau monde des femmes, car une civilité, une gentillesse, une ouverture aux autres, une intelligence des corps forgeaient la société de Gé. A tout le moins au sein des cercles. Lors du second arrêt des roues, l’irritation des sens  atteignait souvent des sommets. S’évanouir n’était pas rare, ou jouir comme une fontaine. Les cardiaques ne se risquaient pas à vivre un tel émoi. On pouvait crier, on criait, ou geindre, et on geignait.

Les tamtams, reprenant leurs syncopes, séparaient à nouveau les couples d’aventure. Les femmes ébouriffées transpiraient, haletaient plus que jamais. Pour la troisième ronde elles pouvaient se dévêtir. Les anneaux s’inversaient, celui du dehors se plaçant au-dedans. La transe s’emparait parfois  des plus fragiles, mais c’était rare. En dehors des cercles de fête, à l’intérieur de sectes mystiques on recherchait la transe et des techniques particulières de respiration pouvaient la favoriser. Le culte africain de l’Iboga, quelques variantes syncrétiques vaudou, d’autres amérindiennes, et d’autres encore, privilégiaient la recherche d’un état de conscience modifié par la danse et les drogues. La forme du rituel social des cercles de naissance avait en revanche pour unique fonction de resserrer la proximité des membres du groupe. Elle y parvenait en avivant l’excitation érotique au point que l’envie d’accouplement saisisse toutes les femmes par delà leurs critères de goûts et d’affinités personnels.

C’est après avoir participé à de nombreux cercles depuis leur puberté que les jeunes filles choisissaient leur compagne de vie. Et c’est souvent après le troisième arrêt des roues lors d’une fête qu’elles prenaient leur décision. Au troisième arrêt, si les partenaires désignées par le hasard voulaient s’y prêter, tous les attouchements, tous les abouchements étaient encouragés. Les couples devaient rester debout, éventuellement à genoux, c’était la seule règle.

A Preestock on s’éveilla tard le lendemain de la fête. Les cercles s’étaient rompus vers quatre heures du matin, et même pour celles qui avaient pu s’endormir sans tarder la nuit fut courte. Les jeux des enfants et le soleil d’été mirent les adultes sur le pont avant midi. Il restait tellement de provisions que des pique-niques s’organisèrent dans toutes les maisons.

La nomination de Françoise n’avait pas échappé aux journalistes qui, depuis le communiqué de la veille, faisaient tourner leurs moteurs de recherche pour en interpréter l’importance. Curieusement Françoise avait accueilli plus naïvement que toutes la demande que les 3w lui avaient faite de chapeauter la commission du « y linkage ». Face aux réactions de son entourage, et ce matin là de la presse, elle se demanda pourquoi elle n’avait pas souhaité en savoir plus et repoussé les explications à la semaine suivante. Elle s’interrogea sur ce qu’elle souhaitait, et aussi sur ce qu’elle ne voulait pas qu’il arrive. Son rôle au cours des trois décennies précédentes avait été primordial pour l’établissement de la paix et du bien-être social. Elle était reconnue comme l’une des figures majeures de la révolution des femmes. Dale, Stéphane, figuraient au même Gotha des fondateurs de l’ordre nouveau. Ses amis, sa famille, tout son univers personnel se confondaient avec l’édification de ce nouveau monde. Sans doute déniait-elle la possibilité de le voir remis en question. L’éventualité d’avoir à soumettre à référendum une réintroduction de la reproduction sexuée l’effrayait. Julie, toujours perspicace, l’avait dit : « Je sens l’odeur d’un référendum assez proche ».

Autour de la table, entre des anecdotes sur la nuit, le sujet principal de la conversation était bien cette nomination et les conclusions qu’on pouvait en tirer. Julie, Elisabeth, Abigail et Françoise déjeunaient chez Dale et Magda. La plage en contrebas grouillait d’enfants qui jouaient sur le sable ou nageaient. Les mères avaient apporté les pique-niques.

-       Dale, as-tu beaucoup souffert du « rituel bien-pensant » d’hier ?

La question d’Abigail fit rire toute l’assistance. On avait vu que Dale n’était pas rentrée à la maison dès la rupture des cercles, et ça n’était certainement pas par devoir civique. Magda riait également, toute fière de la vitalité de sa femme.

-       C’est après ou avant que je suis lasse des cercles, jamais pendant. C’est justement de me savoir si animale, et si sociale, qui réduit mon ambition d’être totalement unique et différente. Je souffre d’une hypertrophie du moi.

-       Ma chérie, tu es unique et différente, mais tu es aussi semblable à toutes les autres femmes. Et je n’aimerais pas que tu aies un moi trop maigrelet.

-       Que deviendraient les cercles de Gé si les hommes réapparaissaient ?

-       Ca, Françoise, c’est une question sur laquelle on va devoir travailler. Si les hommes reviennent, devra-t-on les traiter comme faisaient les amazones scythes ? Aurons-nous deux sociétés séparées ? Formeront-ils leurs propres cercles ? Les accueillerons-nous dans les nôtres ? En sera-t-il fini des rondes ?

-       Julie ?

-       Oui maman ?

-       Quel est ton avis ?

-       Je crois que nous avons tout le temps d’y penser. A priori cette perspective ne m’effraie pas. La fusion des ovules est la réalité centrale qui a détruit à jamais la superbe des hommes comme la déférence des femmes à leur égard. S’il doit y avoir des hommes dans le futur, il ne s’agira pas des hommes du passé.

-       Ils seront plus fragiles ?

-       Ils seront moins fragiles, c’est leurs peurs qui étaient dangereuses.

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