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xxpower
27 février 2007

xx power 5

Il leur fallut près de deux heures pour gagner Thiès. La salle communale était déjà ouverte. Des centaines de chaises faisaient face à une estrade où l'on avait installé un micro sur pied devant un lutrin. Le chef du secteur des recherches agronomiques de l'ORSTOM, qu'ils avaient rencontré au ministère le matin était en grande discussion avec Monsieur Chow. Plusieurs fonctionnaires qui assistaient aussi à la réunion du matin, étaient assis au premier rang. La salle se remplissait d'inconnus qui bavardaient par petits groupes ou allaient d'un groupe à l'autre faire leurs salutations. Françoise et Luc s'assirent au deuxième rang, après avoir été présentés aux responsables du projet qu'ils ne connaissaient pas encore, dont Claire et Malik. Claire siégeait derrière une table sur l'estrade où Malik l'aidait à collecter et classer les formulaires qu'ils avaient distribués les jours précédents. Les participants les leur avaient remis en arrivant, et elle entrait immédiatement les données dans son ordinateur afin de pouvoir disposer d'une synthèse avant son intervention.

Lorsque Marie leur avait présenté le rapport qu’elle avait établi, ils en étaient restés bouche bée. Ils se demandaient comment en si peu de temps elle avait pu recueillir et mettre en forme ses informations d’une manière aussi pertinente.

-       Marie, vous avez fait un travail remarquable.

-       Merci, ça n’est pas vraiment remarquable, mais je n’ai rien affirmé qui ne soit pas vérifié.

-       Vous avez procédé comme une professionnelle, il faut que nous donnions votre travail en exemple. Marie, j’aimerais que vous le présentiez vous-même à l’assemblée.

-       Mais, je n’ai aucune autorité pour présenter quoi que ce soit.

-       Bien sûr que si, vous l’avez dit vous-même toutes vos informations sont vérifiées. Et votre méthodologie doit servir de modèle. Le repérage en latitudes et longitude est une excellente idée.

A dix-huit heures trente, tous ceux qui avaient été convoqués étaient arrivés, un brouhaha couvrait les voix, et il fallait élever le ton pour se faire entendre.

Le représentant du ministère de l'Agriculture prit place derrière le micro qu'il tapota avant de prendre la parole.

-       Silence s'il vous plaît.

-       Mesdames, Messieurs, bonsoir. Je vous remercie d'avoir répondu si nombreux à notre appel. Que vous soyez fonctionnaire ou que vous fassiez partie de la société civile, votre emploi nous a conduit à vous demander de participer dans l'urgence à notre travail. Une plaie s'est abattue sur notre pays et menace le monde. Premiers touchés, nous devons être les premiers à réagir. Je réitère  l'exhortation que M. le ministre vous a lancée au nom du gouvernement, à agir en pleine et entière coordination avec toutes les instances de l’État  et des offices internationaux concernés. Je remercie de sa présence dans la salle en tant qu’observatrice, Mme la sous- secrétaire d’État à la Recherche du gouvernement français, Mme Françoise Garnier.

Il quitta le podium où le représentant de l'ORSTOM-IRD vint le remplacer.

-       L’IRD dépend du ministère français de la recherche , ainsi que du ministère de la coopération. Nous développons depuis de nombreuses années des programmes liés à la pêche, l'agriculture, la santé, la météorologie, en étroite liaison avec les chercheurs sénégalais. C'est pourquoi il a semblé naturel tant au gouvernement du Sénégal qu'à la FAO de nous mandater pour poser les premiers jalons de l'enquête épidémiologique sur la maladie porcine qui se développe en ce moment. Depuis un peu plus d'une semaine nous tentons de récolter les informations éparses concernant cette maladie, tout en élaborant des protocoles qui permettront aux chercheurs du monde entier de profiter de ces informations. Nous devons constater que seule la mission du Sine Saloum , dirigée par une spécialiste de l'épidémiologie, Melle Claire Alliot , a été en mesure de dresser un tableau clair de la situation. Les autres missions nous ont communiqué des informations parcellaires, non chiffrées ou non vérifiées. La présente réunion doit permettre à chacun des chefs de mission de bien intégrer le niveau de rigueur qu'exige notre étude. Elle doit également permettre à tous ses participants de prendre la mesure des implications de la maladie et des méthodes qu'il convient d'appliquer pour la cantonner et si possible l'éradiquer. Je demanderai dans un premier temps à Mademoiselle Alliot, en tant que spécialiste de la question, de vous faire un bref exposé sur les notions élémentaires de sa discipline, l'épidémiologie. Dans un deuxième temps elle dressera le bilan des constatations qu'elle a déjà pu faire. Nous consacrerons la fin de cette réunion à arrêter les procédures qu'il vous reviendra de suivre au cours des prochains jours ainsi qu'à définir les responsabilités quant aux mesures d'ordre sanitaire qu'il conviendra d'appliquer.

Alors que Claire se dirigeait vers le micro, Malik imprima les tableaux des données récoltées ainsi que les graphiques permettant de rendre leur signification accessible à tout l'auditoire.

Il s'appliqua à recopier ses feuilles sur un grand paper-board pendant que Claire commençait son allocution.

-       Ceux d'entre vous qui sont familiers des questions de santé publique, médecins, infirmières, vétérinaires, m'excuseront de rappeler des principes qui leur sont bien connus. Pour les autres j'aimerais, sans entrer dans le détail, donner quelques éléments de base en ce qui concerne la transmission des maladies et les moyens de lutte contre ce qu'on appelle épizootie.

L'épizootie est à l'animal ce que l'épidémie est à l'homme, de la même manière qu'on parle d'épizootiologie pour l'animal et d'épidémiologie pour l'homme. J'utiliserai ce dernier terme indifféremment pour l'un et pour l'autre. Ce qui caractérise une épizootie, c'est la rapidité et l'ampleur de la propagation de la maladie. Nous devons craindre en ce qui concerne la maladie des porcs d'avoir malheureusement à utiliser le terme de panzootie qui fait référence à un envahissement mondial.

Devant une épizootie on doit rechercher le ou les vecteurs de transmission de la maladie, de manière à prendre les mesures prophylactiques appropriées.

Nous avons à faire à un cas redoutable, car non seulement nous ignorons les voies qu'emprunte l'agent pathogène pour infester le cheptel, mais nous ignorons tout de cet agent pathogène, s'il s'agit d'une bactérie, d'un virus, d'un prion, si le microbe encore inconnu est un parasite de l'animal ou s'il persiste dans le milieu extérieur.

Les modalités de la contagion peuvent être nombreuses, plusieurs modalités peuvent coexister, il peut exister une chaîne de transmission, et même plusieurs chaînes de transmission possibles. Ainsi la contagion peut s'opérer par voie sexuelle, mais aussi bien par l'air, par l'eau, par l'alimentation, par des insectes. Il peut exister des réservoirs de l'agent pathogène qui peut passer par plusieurs espèces animales avant de se manifester chez le porc. N'oublions pas que la transmission à, et par l'homme ne peut non plus être exclue.

Au cours des six années qui s'écoulèrent avant 1920 quatre-vingts pour cent des troupeaux de la corne de l'Afrique furent détruits par une épizootie de peste bovine. Vous pouvez imaginer les conséquences économiques de cette maladie, les famines qu'elle engendra. Vous savez que la peste porcine africaine -PPA- s’est manifestée au cours des cinq dernières années en Côte d’Ivoire, au Bénin, au Togo, entraînant l’abattage du cheptel entier de certaines régions. Au début des années 90 c’est un million deux cent mille porcs qu’il fallut abattre en Belgique. Il s’agissait là aussi de peste porcine.

Aujourd'hui nous sommes dans la plus totale obscurité. A quelle maladie avons-nous affaire, comment en déceler les signes avant- coureurs, comment la traiter, comment la circonscrire, comment l'enrayer ? Nous n'en savons rien. Quelle est sa rapidité de propagation ? Nous le saurons bientôt grâce aux informations que vous avez collectées et que vous collecterez au cours des semaines à venir. Quelle est la virulence de la maladie, existe-t-il des animaux résistants ? Pourquoi ne touche-t-elle que les porcs mâles ?

Il nous faut répondre à toutes ces questions, le plus précisément et le plus rapidement possible. L'économie de la région est en jeu, et c'est déjà grave.

Nous ignorons si la santé des hommes peut être atteinte, et ce seul doute est encore plus grave.

Nous ignorons l'étendue géographique du désastre naissant, mais si la Chine et la France sont déjà touchées il est à craindre que les foyers se multiplient un peu partout. Pourquoi une telle coïncidence de l'apparition de la maladie en des lieux si éloignés ? Il faudra également répondre à cette question.

Vous êtes réunis aujourd'hui pour constituer le premier noyau de mobilisation contre une peste moderne - dont les conséquences néfastes sont impossibles à mesurer - mais dont on peut craindre qu'elles soient incommensurables.

En effet, M. Chow ici présent pourrait vous parler du poids considérable que représente l'élevage porcin dans l'économie chinoise. Si l'on exclut les pays où pour des raisons d'interdit religieux le porc n'est pas consommé, c'est à dire Israël et les État s à forte majorité musulmane, on peut dire que pour les quatre cinquièmes du monde, le porc est vital. Un seul chiffre vous permettra de vous représenter la gravité des faits. Il y a sur terre aujourd'hui un cochon pour six hommes, chiffre auquel il convient d'ajouter les sangliers et autres suidés sauvages.

Claire s'assura du regard que Malik avait achevé la transcription des données recueillies sur le paper-board.

-       Nous allons examiner les premiers chiffres dont nous disposons grâce à vous sur la progression de la maladie dans le Sine Saloum depuis l'apparition des premiers cas.

Elle commenta graphiques et tableaux où étaient recensés les troupeaux existant avant l'épizootie, la taille de chacun, le nombre de troupeaux touchés, le pourcentage atteint dans les troupeaux concernés, les dates des mortalités du premier animal touché dans un troupeau puis du second et ainsi de suite.

De nombreux troupeaux avaient manifestement été épargnés. En revanche parmi les troupeaux touchés il apparaissait que la progression de la maladie était rapide.

Dix jours après le premier cas constaté dans un troupeau, quinze pour cent du cheptel mâle avait succombé. A Fadiouth avec un recul de trois semaines, la proportion du cheptel mâle atteint était de dix-huit pour cent.

Tout au long de son exposé Claire avait pris place près de Malik devant le paper-board. Leur connivence était manifeste, tant dans leurs gestes que dans les regards qu’ils se portaient. A l’issue de sa péroraison Claire eut l’élégance de l’associer pleinement au travail dont elle s’était faite porte-parole.

Elle demanda ensuite à Marie de venir les rejoindre sur l’estrade et présenta sa collaboration comme étant exemplaire.

Marie Diouf avait dressé une carte de l'île de Fadiouth et des bolongs qui l'entouraient afin de situer les troupeaux selon leur taille et selon leur degré d'atteinte à l’intérieur du district de Joal. Cette carte fut exposée et discutée sous la direction de Claire. Elle demanda à chacun des participants de se procurer comme l'avait fait Marie une carte d'état major de son secteur afin d'y porter les mêmes informations. Cette procédure permettrait de situer tous les troupeaux en latitude et longitude, de manière à suivre à distance la progression géographique de l'épizootie.

Marie Diouf produisit également un tableau où elle avait répertorié les signes cliniques qui lui avaient été rapportés concernant chacun des quelque cent porcs qui avaient succombé à la maladie dans le secteur de Fadiouth. Cet inventaire ne permettait pas d'établir une typologie bien claire des dommages causés par l'agent pathogène, les expressions de la maladie étaient trop diverses pour qu'une centaine de cas permit de définir des catégories.

La contribution de Marie fit toutefois grand effet et permit de montrer à l'assistance la nécessité de procéder méthodiquement de manière à cerner efficacement les contours du mal. Une liste de critères fut définie, sur la base de laquelle chacun devrait établir un relevé des formes cliniques de la maladie.

La réunion se prolongea très tard dans la soirée. Claire fit part de son intention de demander aux autorités de contraindre la population à détruire la totalité d'un troupeau dès qu'un cas de la maladie s'y présenterait. Elle demanda aussi que les troupeaux sains soient isolés physiquement par des barrières, et que l'errance des porcs soit totalement bannie. La perspective d'avoir à faire appliquer de telles mesures créa une vive animation dans l'assemblée. Mais l'évidence de leur nécessité apparut telle que personne n'osa y opposer quelque argument que ce soit.

Françoise et Luc rentrèrent à Paris le lendemain. A l'issue de la réunion de Thiès, Françoise avait demandé à l'ORSTOM de remplacer Claire Alliot par Marie Diouf dans le Sine Saloum et de promouvoir Claire à la direction de la mission d'épidémiologie pour l'Afrique de l'Ouest. Elle avait longuement discuté avec Marie dont l’exposé l’avait fortement impressionné. L’urgence de la situation imposait qu’on passe outre les diplômes et que l’ORSTOM utilise au mieux les compétences disponibles. Marie fut engagée comme agent contractuel.

Le week-end et la semaine suivante furent vécus comme un marathon par la commission interministérielle. Un vent de panique avait gagné les politiques. La convocation de la conférence internationale, l'extension de l'épizootie en Bretagne et en Chine, les informations en provenance du Sénégal avaient enfin décidé la presse à s'intéresser au sujet. A tel point que l'opinion publique s'alarmait, que les télévisions organisaient des débats, que les reporters couvraient les sites, que les chercheurs étaient sollicités. Les chercheurs, qu'ils soient de l'institut Pasteur du CNRS, de l'INRA, de l'INSERM, ou de leurs équivalents occidentaux et asiatiques, restaient secs. Les médias programmaient des émissions historiques et scientifiques relatives aux épidémies et aux épizooties du passé. Au cours de la semaine du neuf au quinze août l'affaire avait pris une ampleur auprès du public telle que l'affaire de la vache folle paraissait minime en regard.

La commission dirigée par Françoise devait non seulement mettre sur pied la conférence de Paris, mais répondre aux sollicitations de plus en plus nombreuses des politiques et des journalistes. Elle devait en outre remplir sa mission première de pilotage des actions d'épizootiologie.

Les points de presse étaient particulièrement éprouvants.

-       On a l’impression que le gouvernement français se contente d’observer, que faites-vous pour protéger nos populations ?

-       Monsieur Werner, votre journal est trop sérieux pour que vous fassiez semblant d’espérer des miracles. Mais je vais répondre à votre question. En France on a mis sur pied un programme de prévention à l'aveugle. Toutes les têtes d'un élevage sont soumises à un traitement spécifique. Ainsi un premier groupe de cinq ou six élevages dans chaque département est traité préventivement avec tels ou tels antibiotiques, un autre groupe d'élevages reçoit des antiviraux, un troisième des corticoïdes. Toute la panoplie des traitements supposés pouvoir être efficaces contre une infection microbienne, virale ou parasitaire est mise en œuvre sur des groupes témoins. L'avenir dira si une piste mérite d'être approfondie et si un traitement donné doit être étendu.

-       Quand nous communiquerez-vous les résultats ?

-       Nous communiquons non seulement les résultats mais le suivi du protocole au jour le jour. Il s’agit de faire connaître à tous les chercheurs du monde entier les pistes que nous suivons et les données récoltées. Le serveur est à votre disposition.

-       La consommation de porc a drastiquement chuté. Au cadran de Plérin les cotations ont même été interrompues aujourd’hui . La consommation de viande de porc ne devrait-elle pas être tout simplement prohibée ?

-       Vous savez que la commission de Bruxelles doit se réunir afin d'adopter une position sur les orientations de la branche porcine avant un sommet de l'organisation mondiale du commerce à Genève. Attendons ses préconisations.

Serait-il simple de faire appliquer les décisions de la commission de Bruxelles en France ? Au Sénégal, l'État avait adopté les dispositions préconisées par Claire Alliot à Thiès, mais les décrets étaient diversement reçus, d'autant que la force publique hésitait à intervenir, n'était pas informée, ou parfois même se laissait soudoyer.

-       Pensez-vous que la France s’apprête à suivre l’exemple de la Chine et puisse imposer des restrictions de libertés du même tabac ?

-       Les nouvelles que nous recevons de Chine font état de mesures draconiennes. Les porcs, mâles et femelles, de toute la région où est apparue l'épizootie ont été incinérés. Cette opération radicale a concerné près de cinq cent mille têtes. Toute circulation entre la zone de la maladie et le reste du pays a été interdite. Un cordon militaire fait respecter ces dispositions. La zone est interdite d'accès et l'information réduite au minimum. Ce que nous en savons est puisé aux sources dont vous disposez comme nous. Quelques images sont diffusées par des sites Internet situés dans la région. L’État  d'urgence décrété par les autorités limite les circulations à l'intérieur même de la zone, de telle sorte que les échos filtrent parcimonieusement. Certaines images montrent d'épaisses volutes de fumée au-dessus des villages et tous les hommes, femmes et enfants portent des masques de tissus. Les photos des satellites permettent de distinguer des centaines de bûchers. Pour répondre précisément à votre question, je ne vois pas d’analogie avec notre manière de traiter le problème en France. On sait toutefois que l'incinération a été réalisée en moins de cinq jours et que donc il fut supprimé dans un périmètre d'une vingtaine de kilomètres cent mille porcs au moins chaque jour. Il est clair que cette opération n’a pu être menée à bien que par la mobilisation de toute la population et la mise en œuvre de moyens artisanaux. A titre de comparaison, en période normale il était abattu, avant la crise que nous connaissons et uniquement pour la consommation, trois cent mille porcs par semaine dans tout l’Ouest de la France, soit sur une zone large de deux cents kilomètres et longue de quatre cents. Le rapport entre un abattage industriel et cette éradication artisanale en Chine est donc de un à cinq cents, à peu près !

La FAO, L'OMS, l’OIE (office international des épizooties), et l'OIHP (Office international d'hygiène publique),travaillaient avec la commission interministérielle à l'élaboration de la conférence. Elle aurait lieu au cours de la dernière semaine du mois d’août.

Abi Rosen, habituellement en poste à New York, avait été déléguée comme "sherpa" par son patron de la FAO, et passait le plus clair de son temps en réunions de travail avec Françoise et Luc. C'était une grande fille brune, bronzée, avec un léger strabisme divergent ou convergent selon les moments, dégingandée, la démarche souple des adeptes du trekking. Elle avait en poche un PHD en biologie moléculaire de l'université du Maine et un MBA passé à Harvard. Ca ne l'empêchait pas de se promener dans les bureaux du ministère en jeans et tee-shirt. En quelques jours l’intimité qui s’était établie entre elle et Luc était devenue évidente à toute l’équipe.

Les networks américains avaient envoyé des équipes en Afrique et en France. Certaines chaînes semblaient dédiées depuis le début de la semaine au seul thème de la maladie des porcs. Les plateaux rameutaient des historiens qui recherchaient des parallèles avec les grandes épidémies du passé, les pestes buboniques, pestes noires, petites véroles, typhus, choléra, grippes. Leur succédaient les scientifiques de tous bords, les pasteurs de toutes églises, les annonciateurs de la fin du monde, et de fins lettrés qui par la peinture ou les incunables mettaient en scène les plaies des siècles précédents.

La récolte des journalistes sur le terrain ne faisait guère avancer le débat qui, quoi qu'il en soit, pouvait difficilement dépasser l'expression des craintes et des interrogations de chacun. Les micros-trottoirs n'apportaient pas grand chose. Mais la peur s'installait.

On entendit certains rabbins et de nombreux imams ou ayatollahs proclamer que l'épizootie confirmait la valeur du Coran et de la Torah. De la plus profonde indifférence des semaines passées, l'opinion publique était passée aux expressions et aux demandes les plus passionnelles.

Dans tous les pays, les hommes politiques de l'opposition interpellaient ceux de la majorité. Les écologistes, qui n'avaient cessé de passer pour des Cassandre, se targuaient d'une lucidité affirmée de longue date. Les socialistes accusaient l'économie de marché. Les libéraux dénonçaient l'encadrement mondial de l'agriculture, les retards pris dans la suppression totale des subventions.

Des hypothèses d'empoisonnement volontaire, de bavure des laboratoires militaires, furent émises avec autorité par tous les paranoïaques des cinq continents. Les responsables imaginaires étant pour certains les USA, pour d'autres les État s théocratiques musulmans, Israël, quand il ne fallait pas trouver dans la volonté de quelque dieu les raisons du fléau.

Le jeudi soir Françoise invita chez elle Claire Alliot et Marie Diouf, qui venaient d'arriver, ainsi que Malik Diop, Abigail Rosen, et Luc Prémion.

Les représentants Chinois étaient tenus de ne pas répondre aux invitations informelles.

Dans la soirée elle avait eu ses enfants au téléphone, mais pas Etienne qui continuait de bouder. L'absence de leur mère n'attristait pas trop les jumeaux qui passaient leur temps sur la plage avec leurs cousins et des amis quand ils n'accompagnaient pas leur grand-père à la pêche. Le soleil d'un été particulièrement torride les réjouissait.

Françoise se sentait libre. L'exercice réussi de son récent pouvoir de coordinatrice l'emplissait d'une sereine jubilation, elle s'éprouvait comme un sportif doit s'éprouver dans la victoire. Luc était son collaborateur principal, elle étendit ses compétences et l’institua pour un soir subrogé maître de maison.

-       Luc, vous vous chargez de servir nos invités ?

-       Nos ?

-       Nous sommes les seuls parisiens n'est ce pas ?

-       Nos invités alors. Où se trouvent les boissons ?

Tous les six avaient moins de quarante ans et à l'exception des deux Sénégalais, Marie et Malik, qui se connaissaient depuis plusieurs années, ils étaient en contact depuis très peu de temps. Pourtant leurs relations étaient celles qui peuvent exister entre les membres d'un commando, ou entre de vieux amis de collège. Ils avaient tous pour point commun, outre leur classe d'âge, une fichue dose d'indépendance et un goût immodéré pour tout ce que la vie peut offrir.

La moins diplômée du groupe, Marie, se souciait comme d'une guigne de cette différence qui tenait moins à elle qu'au destin. Et le destin, aucun d'entre eux ne voulait s'y soumettre. Ils ne doutaient pas une seconde que leur tâche revêtait désormais un caractère historique et que, pour une part, l'avenir dépendrait d'eux. Le même type de certitude enivrante devait envahir les membres des groupuscules révolutionnaires au début du vingtième siècle, celle d'être en situation d'avoir à changer le cours des choses. Marie vénérait Claire qui lui avait permis une reconnaissance si rapide. L’infirmière avait avec naturel sauté les orbites.

Le salon des Garnier s'étendait sur trois pièces en enfilade, dont toutes les fenêtres donnaient sur l'esplanade des Invalides. Sur les murs des toiles de Poliakoff voisinaient avec celles de Bracaval, Lindström, Bryen, Chaissac ou Giro. Quelques marbres de Donnot et un grand bronze de Polles, des meubles Louis XVI et des Kilims donnaient une allure exotique à ces pièces par leur harmonie dans une totale hétérogénéité.

-       Un Perrier, merci.

-       Pas d'alcool Abi ?

-       Non vraiment, merci, un Perrier, je préfère la sinsimille à l'alcool.

-       Attendez, je regarde s'il y en a, Françoise, où mettez-vous la réserve d'herbe ?

Abigail éclata de rire.

-       Non sérieusement, un Perrier me suffira.

-       Claire ?

-       Bourbon.

La température restait très élevée malgré l'heure tardive. Le domestique avait dressé un buffet. Tarama de chez Pétrossian, crostinis sur pain Poîlane ail et huile d'olive, bruschettas, et divers mezzes livrés par le restaurant libanais « Chez Rachid ». Sur les fauteuils autour d'une table basse, Françoise s'était assise entourée de Marie à sa droite et Claire à sa gauche ; Abi se trouvait à la droite de Marie et Malik entre Claire et le fauteuil vide où Luc viendrait s'asseoir près d'Abigail après avoir servi les alcools. Les fenêtres étaient grand ouvertes. Les femmes portaient des robes légères. Marie s'était tressée les cheveux. La conversation portait sur la mode de l'été, sur la météo et autres frivolités qui permettent d'établir des relations autour d'un verre, de définir les distances entre les membres d'un petit groupe, de se donner les attitudes qu'on souhaite. Lorsque tout le monde fut servi, profitant d'un blanc dans la conversation Françoise lança :

-       Nous pouvons déjà prévoir que la conférence dressera un constat d'échec face à la maladie des porcs. Non ? Ce constat va inéluctablement déclencher une panique mondiale. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Les décisions politiques pas plus que les réactions économiques ne peuvent être imaginées. Quant à moi je n’ose imaginer ce qu’il pourrait advenir en cas de transmission de la maladie à l’homme. Alors je vous propose qu'en ce qui nous concerne, et quoi qu'il arrive, nous gardions des contacts très fréquents et mettions en commun nos informations.

Les échanges qui suivirent montrèrent que l'avis de Françoise était partagé par tous les autres. Les faits des derniers jours montraient l'inquiétude grandissante, tant des populations que des gouvernements. Le peu de chance que la conférence puisse apporter des espoirs tangibles de solution à l'extension de l'épizootie renforçait les craintes de chacun.

La soirée se prolongea une bonne partie de la nuit, le kif plut à Abigail qui ne connaissait que l'herbe mexicaine. Marie, Claire et Malik dormirent chez Françoise.

C'est le mercredi que fut annoncée la première apparition de la maladie aux U.S.A.

Comme prévu la conférence se solda par une suite d'aveux d'impuissance.

Des séminaires spécialisés avaient réuni pendant tout le week-end  avant la séance finale des sommités mondiales de la biologie, des médecines vétérinaires, de l'épizootiologie, de l'économie. Les rapports des commissions furent tous placés sous le signe de l'ignorance. Les recommandations ne manquaient pas, mais les perspectives n'en demeuraient pas moins bouchées.

On aurait pu résumer les échanges de très haut niveau que la conférence de Paris avait autorisés de la manière suivante : " Nous allons inéluctablement assister à l'accélération du rythme des contaminations. Nous ignorons si une partie du cheptel résistera à la pathologie. Nous devons accroître considérablement les efforts de recherches et les mesures de prévention. "

Ce "Nous" comprenait l'ensemble des organismes nationaux et internationaux, les États, les fédérations, tout autant que les organismes de l'ONU La commission de Bruxelles siégea des le lendemain, en même temps qu'avait lieu la réunion des ministres de l'Agriculture, celle des ministres de l'Économie à Strasbourg. Le G9 décida de se réunir à Genève en même temps qu'aurait lieu ce mardi la réunion de l'Organisation Mondiale du Commerce. Le seul sujet d'actualité était bien la mobilisation générale contre la maladie des porcs.

On avait appris chaque jour l'apparition de foyers dans de nouvelles contrées. Tous les continents étaient touchés, y compris la zone Australie Pacifique. Les cartes montrées par les chaînes de télévision évoquaient une éruption de rougeole. Pas de progression linéaire, une éclosion simultanée de foyers épars. La peau du globe se couvrait de boutons. Des manifestations de rue commençaient de s'organiser, tantôt paysannes, tantôt écologistes. Les coupables - il en fallait même si personne ne pouvait les désigner précisément - prenaient les visages les plus divers. La mondialisation de l'économie semblait recueillir le plus de suffrages, suivie de près par la science des apprentis sorciers. Ces visages , il faut l'avouer, demeuraient flous.

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