Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
xxpower
27 février 2007

xx power 10

Etienne et les jumeaux entrèrent dans la crêperie. C’était la première fois qu’il accompagnait ses enfants en Bretagne pendant les vacances de Pâques. Anxieux de faire partie d’une charrette dans sa banque , triste et surpris de la distance qui s’était créée entre Françoise et lui , démotivé, il avait décidé de prendre une année sabbatique.

Le pot de départ avait eu lieu trois jours plus tôt. Les questions des collègues sur ses projets n’avaient obtenu que des réponses évasives. Etienne savait cependant parfaitement ce qu'il allait faire. Il comptait transformer sa passion des maquettes de bateau en commerce sur le net. Il ambitionnait de devenir « le » spécialiste, « la » référence, en matière de maquettes de voiliers.

La crêperie était restée fermée depuis la fin de l’été. Les nouvelles cartes n’étaient pas encore imprimées, on avait seulement barré les références qui appartenaient à jamais au passé. Plus de galettes complètes, au bacon, au jambon avec ou sans fromage, à la saucisse de pays, à l’andouillette, au lard. La moitié des lignes étaient rayées. On avait ajouté à la main de nouvelles spécialités sous le titre de « galettes de la mer », aux rillettes de thon, au maquereau, et même au surimi.

Julie repoussa la carte en affichant un air de dégoût.

-       Moi j’en veux pas de ces trucs là. Je ne prendrai que des crêpes sucrées.

-       Il faudra t’y faire ma vieille, tu ne vas pas te nourrir de sucrerie, hein papa ? Si tu n’essayes pas tu ne sauras jamais si c’est bon.

-       Je n’aime pas le poisson.

-       Tu préfèrerais une galette au filet de bœuf ou à la côtelette d’agneau ?

-       Non, au jambon.

-       Papa, regarde, ils n’ont pas supprimé les galettes merguez !

-       Les merguez sont faites avec du mouton.

Julie retrouva le sourire. La serveuse prenait la commande à une table voisine où les convives échangeaient des commentaires sur le même thème.

-       Est-ce que tu vas sortir le bateau papa ?

-       La semaine prochaine. Demain je m’en vais pour trois jours.

-       Où vas-tu ? Je peux venir avec toi ?

-       Et moi ?

-       Non vous resterez avec vos grands-parents, c’est un voyage d’affaires qui ne vous amuserait pas du tout. Je vais acheter des maquettes à l’autre bout de la Bretagne.

-       Moi ça me plairait.

-       Je vais vous inscrire à l’école de voile. On fera du bateau dans huit jours, et il faudra le caréner d'abord.

-       Qu’est-ce que c’est caréner ?

-       Nettoyer la coque, gratter la peinture, remettre de l’antifouling.

-       Antifouling ?

-       C’est un produit qui tue les algues ; si on peignait les coques avec des peintures normales elles seraient vite recouvertes d’algues et de coquillages et les bateaux seraient moins rapides.

-       Ca fait plus d’un an que maman n’est pas venue ici.

-       Et alors Louis, tu sais bien que maman a des réunions sans arrêt.

-       Elle pourrait venir pendant le week-end, non ?

-       Dix heures de train pour nous voir une journée, c’est vrai que ce serait un repos intelligent.

Etienne se gardait bien de prendre parti. Il était satisfait que Louis ait de lui-même exprimé ce que lui-même taisait tout au moins verbalement. Il se demandait souvent si ses liens avec Françoise s’étaient desserrés ou bien s’il n’y avait jamais eu entre eux de véritables liens. Se poser la question revenait pour lui à y répondre. Il n’y avait jamais eu de lien sauf ceux de la bonne conduite, de la civilité, des convenances, et jadis un lien plus intime, plus fort, plus sauvage, qui s’était dissous de lui-même sans qu’ils l’aient souhaité ni vu se déliter. En s’affirmant, Françoise l’avait nié, même pas, relégué. Elle ne manifestait aucun changement d’attitude vis à vis de lui-même ou des enfants, s’efforçant d’organiser la maison comme par le passé. Mais les dîners, les sorties, les mondanités et les fêtes familiales l’ennuyaient visiblement. Elle s’éloignait insensiblement de leur univers. Julie était la seule qui la poussait à raconter par le menu ce qu’elle faisait au ministère, à vouloir connaître les détails des gens avec qui elle travaillait. Elles parlaient longuement ensemble, chaque soir, dans sa chambre. Julie était fière de sa mère.

Stéphane avait installé Françoise dans un fauteuil. Il avait soigneusement sculpté son modèle, placé les coussins, relevant une jambe sur l’accoudoir, écartant l’autre en lui posant le pied sur une chaufferette, abaissant la tête sur l’épaule, refermant un coude.

Lorsqu’elle était entrée pour la deuxième fois dans son atelier, sans avoir prévenu de sa visite, elle avait commencé par le saluer. Nullement surpris de la voir, Stéphane avait porté l’index devant sa bouche pour lui signifier de ne rien dire. Elle s’était tue. Ni cette fois là, ni jamais depuis, ils n’avaient échangé un seul mot. Le jeu leur apportait trop de satisfactions pour qu’ils risquent de l’interrompre déjà.

Sans un mot ils se parlaient beaucoup. Ils se livraient totalement aux désirs de l’autre dont les demandes s’exprimaient beaucoup plus librement sans le truchement restrictif du vocabulaire. Ils apprenaient un langage sans mot, un langage par ce qu’il y avait bien dialogue, demande et réponse, affirmation, interrogation, négation, nuance, abstraction, signe, symbole, mais un langage exempt de la lourdeur du passé comme de la crainte de l’avenir, entièrement occupé du présent.

Ils avaient compris la richesse d’un échange où le désir serait affranchi des stéréotypes, des habitudes et des tics langagiers. Ils savaient l’un comme l’autre quels efforts d’attention leur demandait cette absence de mots, et que cette rupture de confort en avivant leur désir de com-prendre l’autre exigeait qu’ils se livrent sans faux-semblant.

Etienne se trouvait en Bretagne avec les enfants, et Françoise passait toutes ses nuits chez Stéphane.

Elle n’avait de sa vie éprouvé un sentiment aussi impératif que celui qu’elle éprouvait pour lui. Elle n’avait jamais imaginé la possibilité que deux êtres puissent autant se désirer, se désirer aussi violemment différents, chacun aussi violemment affirmé, chacun aussi pleinement attentif et chacun si abandonné au désir de l’autre. Elle se découvrait étrangère à elle-même tout en se reconnaissant enfin.

Stéphane avait commencé de faire son portrait et l’intégrait au sein d’une composition qu’il avait ébauchée devant elle sur une toile de grand format.  Elle sourit en pensant que Stéphane avait trouvé Gala. Elle, avait trouvé Dali. Il leva les sourcils, interrogatif.

Son sourire s’affermit, à l’arrondi de ses paupières et au mouvement de sa respiration qui formait une onde depuis son ventre jusqu’à sa gorge, à l’intensité, à la fixité de son regard, à tant de détails infimes de son maintien, de son visage, de tout son corps qui parlait, il comprit qu’elle lui disait qu’elle était Gala et qu’il était Dali. Il n’évoqua pas la femme d’Eluard et le peintre de Cadaques, mais il comprit qu’elle était devenue son égérie, qu’elle le savait et le voulait. Tout son corps le disait.

Il aimait parler, deviser, argumenter, délirer, même haranguer. Mais avant tout c’est par le regard qu’il vivait. S’il avait adopté ce jeu du silence avec Françoise dès le premier jour c’était sans préméditation, ça s’était imposé à lui. Il avait toujours été sensible à ce qui se dit en dehors des mots, jamais pourtant il n’avait imaginé entretenir le type de relation qui s’était établi entre eux. Il s’étonnait de pouvoir comprendre et dire avec la certitude d’être mieux compris que s’il s’exprimait avec des mots, des idées aussi abstraites que celle que Françoise venait de lui communiquer.

En si peu d’heures qu’ils avaient vécues ensemble ils avaient développé une sensibilité particulière ou plutôt une attention nouvelle à ce que disent les corps. Surtout ils avaient appris à laisser leurs corps prendre toute la parole.

Ils se souvint que lors de la soirée chez Luc, outre l’invitation qu’il lui avait lancée, il n’avait cessé de lui parler personnellement avec son corps tout en entretenant verbalement l’assemblée. Il lui avait parlé par ce qu’elle lui avait parlé sans mot dire. Il pensa à cette phrase de l’évangile : « Vous serez jugés pour toute parole vaine que vous aurez prononcée » ; il se dit que la voie mystique permettant d’éviter le jugement était sans doute celle qu’ils empruntaient. « Je vous montrerai comment je fabrique de la transcendance » !

L’emmêlement des corps les plongeait dans l’immanence et la confusion pour les tirer vers la transcendance et l’altérité. Devenir tout l’autre et n’être rien de lui, n’être rien pour l’autre et tout devenir pour lui. Fusion et fission éprouvées dans une rhétorique gestuelle et dans la nécessité des pulsions biologiques. Ils comprenaient l’un et l’autre ce qui se trouvait à la naissance des tantras, une infinie retenue et un infini déversement. Le langage des mots, fils de la raison, ne permet pas de connaître la réalité du monde où les contraires coexistent.

Ils s’emmêlaient jusqu’à l’irritation, jusqu’à l’épuisement. Françoise rompit la pose en étirant ses membres et s’allongeant dans le grand fauteuil. Elle voulait que Stéphane vienne la caresser. La caresser, frôler ses limites, pour qu’elle sente parfois seulement à distance la chaleur de ses paumes ou parfois un simple remuement de l’air, ou qu’elle sente son odeur, même, que seulement elle le sente rôder. Stéphane savait qu’il devait la caresser peau contre peau, des joues des lèvres, sur tout le corps.

Il avait envie de la flairer, d’isoler un parfum doux, laiteux, puis un musc, une odeur d’abricot mûr, et chaque fragrance des muqueuses, et d’y boire, et d’y trouver les traces de ses propres sueurs mêlées à celles de Françoise.

Il se coula près du fauteuil, apposa le creux de sa main dans l’espace sombre entre ses cuisses, puis enserra sa tête, puis son cou, débutant une longue prière faite de courbes appuyées, de frôlements  affolants, de pincements  légers, de pénétrations attendues, de pesanteurs espérées, de surfaces dénichées, de rythmes enchaînés, de tous les accouplements possibles sans que les sexes se mêlent, sans que les bouches s’unissent. C’était la demande de Françoise, il l’avait bien comprise.

Elle voulait que chaque parcelle de sa peau soit reconnue par lui, rendue sensible, exaspérée. Il fallait que cela dure, et que l’exaspération des sens atteigne son acmé.

Stéphane avait fait l’amour avec tant de femmes qu’il en avait abandonné le décompte. Il avait vécu bien des instants de grâce, et de farouches excitations, des frénésies, des plénitudes. Ce qui se passait entre Françoise et lui réunissait le meilleur de tout ce qu’il avait pu vivre, c’était une sorte de chef-d’œuvre.

Françoise entra dans le café où elle prenait son petit déjeuner désormais chaque matin. Elle commanda un grand crème et des croissants puis alluma son portable. Il y avait un message de Marie reçu en fin d’après-midi la veille :  « Malik est mort. Claire est persuadée qu’il avait attrapé la maladie des porcs. C’est possible....rappelle-nous. ». Lorsqu’elle fut bien sûre d’avoir compris le message Françoise se mit à trembler de tous ses membres. Les consommateurs du café s’en inquiétèrent, on l’allongea sur une banquette, elle claquait des dents, sa peau avait pris une teinte grise, elle ouvrait des yeux effrayés. L’image de Stéphane et celle de Louis se superposaient au visage de Malik. Pas un instant elle mit en doute la conviction de Claire. L’hypothèse si souvent évoquée d’un passage de la maladie à l’homme était enfin vérifiée. Elle vit dans l’instant ce que l’avenir lui réservait. Sur la voie des porcs, d’abord les hommes mourraient, laissant les femmes seules. Les petites filles vieilliraient sans espoir de voir un jour naître leurs propres enfants. Peut-être verrait-on se développer un triste monde de clones. Stéphane, Louis, Etienne, était-ce possible qu’ils doivent mourir ? Pourquoi ne pouvait-elle pas mettre en doute l’avis de Claire ? D’où lui venait cette certitude que Claire avait raison ? Marie avait dit « c’est possible », Françoise entendait « c’est sûr », ni l’une ni l’autre n’auraient émis la terrible hypothèse sans la savoir bien étayée. Dans le doute elles auraient attendu que les évènements infirment ou corroborent leurs craintes. Ni l’une ni l’autre n’aurait eu la légèreté de créer une panique sans fondement.

On lui fit avaler des sucres imbibés de Cognac. Les tremblements diminuaient. Elle entendait à nouveau les gens parler autour d’elle. Puis elle put s’asseoir. Elle se sentait faible et se tenait la tête dans les mains, les coudes posés sur la table, les yeux fermés. Les conversations s’éloignaient. Quand elle put articuler une phrase elle demanda qu’on appelle un taxi.

Des larmes coulaient sans bruit sur ses joues, elle les essuya en franchissant le hall d’entrée du ministère. Elle était rompue, meurtrie d’une nuit pleine de sens, et voilà que son âme s’était brisée d’envisager la catastrophe et la perte impensables. C’est Claire qui répondit lorsqu’elle forma le numéro de l’appartement du plateau.

-       Merci. Françoise, on va avoir du boulot.

-       Tu dois être épuisée. Claire tu dois te reposer, viens à Paris quelque temps.

-       Tu es gentille mais je ne pourrai pas me reposer avant de savoir ce qui a tué Malik..

Claire avait la voix brisée, elle retenait des sanglots. Malik était devenu toute sa vie, et toute sa vie s’effondrait. Elle voulait qu’il revienne, qu’il existe encore, qu’on analyse les quelques cellules de lui qui avaient été envoyées à Paris dans des boites de Pétri.

-       Peux-tu faire activer l’institut Pasteur. Les prélèvements de Ma… de Malik doivent être exploités d’urgence, il l’aurait voulu.

-       Comment es-tu faite ? Tu ne perds jamais pied ?

-       Tu sais, je ne crois pas que tu sois très différente de moi. On a de la chance.

-       De la chance ! Malik est mort, c’est peut-être le premier, mon fils va mourir et tu dis qu’on a de la chance !

-       De tenir debout, oui. Il faut savoir le plus rapidement possible si les taux d’enzyme dans les cellules nécrosées sont les mêmes que chez les porcs. Tu t’en occupes ?

-       Oui. Mais qu’est ce qui te fait croire qu’il s’agit de la même maladie ?

-       Les atteintes cellulaires sont les mêmes. La déprime de Malik venait des premières atteintes cérébrales, l’autopsie l’a mis en évidence. Marie est d’accord avec moi. Nous sommes déjà certaines qu’il s’agit de la même maladie, mais le taux d’enzyme apportera la preuve. Tu peux nous informer dès que tu auras la réponse ?

-       Bien sûr, je m’en occupe.

-       J’attends ton appel, je t’embrasse.

Françoise appela immédiatement l’institut Pasteur en demandant qu’on lui communique le résultat des analyses au ministère dans les plus brefs délais.

Peu avant midi Françoise accompagnait le ministre de la Recherche et le Premier ministre dans le bureau du Président à l’Elysée. Pasteur avait confirmé l’intuition de Claire. Les cellules de Malik avaient été délitées par la même enzyme qu’on avait trouvé en quantité anormale dans les cellules des cochons mâles.

-       Vous vous rendez bien compte, je suppose, de la gravité de ce que vous affirmez madame Garnier.

-       Monsieur le Président, je n’affirme rien. J’espère que nous nous inquiétons à tort. Notre collaborateur sénégalais est peut-être mort d’une maladie inconnue sans rapport avec celle des porcs. Mais la ressemblance est trop évidente pour que nous attendions d’autres cas avant de vous informer du risque.

-       Si vous avez raison, rien ne vous permet d’affirmer qu’une pandémie serait inéluctable je suppose.

-       Rien ne me permet de l’affirmer, Monsieur le Président, et je ne l’affirme pas. Nous n’avons pas d’explication en ce qui concerne la panzootie ; un développement analogue chez l’homme n’est pas à exclure, je le crains.

-       Si vos craintes s’avéraient, les hommes, sauf avancée des connaissances, seraient voués à disparaître dans les mois à venir, n’est-ce pas ?

-       Les mâles, oui, dans les mois à venir.

-       C’est extravagant.

-       C’est un risque réel, je me devais de vous en aviser sur-le-champ.

-       Mais je ne vous le reproche pas. Monsieur le ministre, que peut-on espérer de la science dans l’hypothèse où une pandémie s’installerait ?

-       Les programmes internationaux qui ont été mis en place pour comprendre la maladie du porc mobilisent la plupart de laboratoires de génomique, de biologie moléculaire, et de toutes les disciplines qui permettraient d’apporter un peu de lumière. Les recherches sur le cancer ont quelques décennies de recul ; même si on en comprend un peu mieux les mécanismes, le cancer tue encore. Il pourrait être décidé de réquisitionner l’ensemble des laboratoires publics et privés qui sont équipés pour travailler sur la question. Mais rien ne permet d’avancer que les résultats viendraient à temps.

-       Je vous remercie. Gardez tous les trois l’ensemble de ces informations confidentielles jusqu’à nouvel ordre. J’attends que vous me fassiez connaître d’éventuelles infirmations, ou confirmations, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Veuillez rester, monsieur le Premier ministre.

Claire et Marie avaient demandé à tous les hôpitaux d’Afrique de l’Ouest de communiquer à leurs bureaux tout élément concernant la survenue du moindre cas de maladie humaine inexpliquée. Leur réseau de surveillance, mis en place pour le suivi de la maladie du porc, pouvait être mobilisé sans intervention des ministères de tutelle. L’instruction ne suscita pas de commentaire ni d’opposition. Il ne s’agissait d’ailleurs que de réactiver une mesure prise de longue date.

En sortant de l’Elysée, Françoise, au lieu de regagner le ministère, demanda au chauffeur de la conduire chez Stéphane. Elle n’eut pas la force d’entrer, fit les cent pas sur le trottoir en fumant une cigarette, et s’assit à la terrasse d’un bistrot. Comme tout le monde elle avait maintes fois imaginé ce que seraient les conséquences du passage de la maladie des porcs à l’espèce humaine. Cette hypothèse avait fait l’objet de mille scenarii. Au fil des mois, par un curieux processus de déni, aucun cas humain n’étant apparu, l’hypothèse avait presque disparu des articles de presse. Les désastres économiques du présent suffisaient largement à alimenter les chroniques des différents médias. Si l’on n’en parlait presque plus, on en avait beaucoup parlé, et on gardait au fond de soi l’idée qu’un jour peut-être l’homme serait atteint.

Françoise essaya de se projeter dans un futur dont elle craignait désormais qu’il fut proche, où les hommes mourraient un à un comme les porcs étaient morts. Elle imagina la mort de son père, de Louis, d’Etienne, elle imagina la mort de Stéphane. Elle imagina la vie des femmes privées d’hommes, les désastres que ces bouleversements allaient provoquer. Elle devait décider de ce qu’elle voulait privilégier au cours des semaines et des mois à venir. Tout choix impliquait un déchirement. La souffrance serait-elle plus supportable d’être vécue par tous, dans chaque maison à travers le monde entier ? Qu’est-ce qui était essentiel pour elle-même ?

Elle reconnut très vite qu’Etienne ne faisait pas partie de l’essentiel. Louis, la mort de Louis serait un crève-cœur, une amputation. Un mois plus tôt elle ne connaissait pas Stéphane, pourquoi ne l’avait-elle pas rencontré plus tôt, et pourquoi l’avait-elle rencontré alors qu’il devait si vite lui être enlevé ? Stéphane faisait partie de l’essentiel. Il fallait qu’elle préserve l’équilibre de Julie. Il fallait aussi qu’elle se batte pour que les femmes organisent avec les hommes l’héritage qu’ils allaient laisser. Les heures passèrent à la terrasse où elle but café sur café.

Stéphane se tenait devant elle, de l’autre côté de la rue, et l’observait. Il avait d’emblée ressenti l’intensité de son désarroi. Lorsqu’elle le vit et que la douleur de la perte annoncée envahit son regard, que son corps tout entier vécut par anticipation leur séparation prochaine, Stéphane comprit qu’il s’agissait aussi de lui, qu’il faisait aussi partie du malheur de Françoise. Il sut qu’ils allaient parler avec des mots. Il avait très envie d’entendre sa voix. Leurs regards restaient attachés. Il sourit, traversa la rue, lui prit la main en posant un baiser sur ses lèvres, et dit : « Viens mon égérie, viens tout me dire ».

Luc avait appris la nouvelle par Abi à New-York le jour où Françoise les avait réunis sur le net après la confirmation des tests par Pasteur.

-       Pourquoi pleures-tu ?

Abigail était allongée sur le sol, la tête plongée dans des coussins, secouée de sanglots.

-       Luc, Luc, tu vas mourir.

-       Je sais bien.

-       Bientôt !

-       Tu as entendu des voix ?

-       Luc, tous les hommes vont mourir !

-       Et toutes les femmes. Tu te sens bien ?

-       Ecoute-moi Luc, Malik est mort de la maladie des porcs.

Luc ne répondit rien, il se tourna vers la fenêtre, posa les mains sur les vitres et baissa la tête. Abi l’appelait en mêlant son nom à des sanglots. Il semblait ne pas entendre, il était devant la fenêtre mais il ne regardait rien. Pendant longtemps il ne bougea pas, puis  quand il se retourna il s’assit près d’Abi, l’étreignit de toutes ses forces, et il éclata de rire.

-       Ne ris pas, ça n’est pas une plaisanterie.

-       J’ai bien compris que tu ne plaisanterais pas avec ça. Abi, mon Abigail, il faut en rire.

-       Mais tu vas mourir !

-       Toi aussi.

-       Mais toi tu vas mourir peut-être dans quelques mois ou quelques semaines.

-       J’ai désormais un avantage sur toi, je connais approximativement la date de ma mort. C’est fantastique.

-       Tu es fou, tu es fou, mais moi je ne veux pas que tu meures. C’est trop injuste.

-       Mais non, il n’y a ni justice ni injustice dans le fait d’être né et de devoir mourir. La date importe peu. C’est au-delà de notre entendement. Savoir que je dois mourir, disons avant un an, c’est une chance pour moi, ça rend chaque instant plus précieux.

-       Comment pourrai-je trouver précieux des instants qui me rapprocheront de ta disparition ?

-       Si tu te crois immortelle, tu prends ton temps, tu remets à demain, tu te permets des petits dégoûts, des humeurs maussades, des concessions aux bonnes manières, à la mode ou à je ne sais quel amour propre. Si tu n’as pas la conscience de ta mort prochaine, tu oublies de vivre. Maintenant tu sais que le trésor dont tu disposes, le pouvoir magique d’être vivante, t’est conféré pour un temps limité. Il est essentiel que tu en profites à plein.

-       Je ne saurai pas.

-       Tu sauras. Rien n’a d’importance et tout devient important. Tu vas prendre le bon, rien que le bon. La conscience de la mort est le seul remède contre le malheur.

-       C’est le plus grand malheur, un malheur sans remède.

-       Oui, mais d’en avoir conscience ravale tous les autres malheurs au rang de peanuts. Le moindre petit bonheur est mille fois amplifié par celui que procure la conscience d’être en vie.

-       Je me demande si tu es sage ou complètement givré, ou bien si tu prends l’air crâne pour tenir debout. Oh ! Luc dis-moi que c’est un cauchemar, qu’on va se réveiller.

-       Réveillons-nous Abi, profitons de la vie. Crânons !

Se sachant en sursis pour moins d'une année, de nombreux hommes pouvaient décider d’assouvir leurs phantasmes et de passer à l'acte. Luc était du nombre. Pour certains il s'agirait de s'adonner au farniente ou de vivre en sybarites, pour d'autres ce serait donner libre cours à une violence jusqu'alors contenue.

Luc éprouvait sincèrement l’excitation de savoir qu’il pouvait se permettre de vivre. Lorsque adolescent il avait lu Breton, une phrase l’avait particulièrement marqué : « Il n’y a que le merveilleux qui vaille la peine d’être vécu ». Il comptait bien évincer de sa vie ce qui échapperait au merveilleux.

Lorsque Abi lui parla du projet des WWW il décida d’y mettre toute son énergie.

-       Tu te rends compte, ce vieux stalinien d’Aragon était un vrai prophète, il l’avait bien affirmé : « La femme est l’avenir de l’homme ».

-       Il ne savait certainement pas ce qu’il prophétisait.

-       Désormais c’est une évidence. Je suis avec vous sans réserve pour obtenir que toutes les clés vous soient livrées. Ca ne va pas être coton, la plupart des hommes ne trouvent leur justification que dans la conquête et la confiscation des minables petits pouvoirs qu’ils rêvent d’exercer.

-       Crois-tu que les femmes se comporteront différemment ?

-       Nous verrons, enfin tu verras, je pense que les femmes s’intéressent moins aux hochets, aux médailles, qu’elles sont plus pragmatiques, pas plus douces ou plus altruistes, mais moins vaines.

-       Ca n’est pas vain de passer son temps dans les magasins, de dévorer les magazines pour trouver un nouveau maquillage, une nouvelle robe, pour détrôner la reine du quartier, faire pâlir de jalousie la copine ?

-       Elles doivent séduire le mâle dominant, c’est pragmatique. Le mâle dominant lui se pavane puérilement, casse tous les jouets, bâtit des théories fumeuses et bombarde ceux qui adhèrent à la théorie aussi fumeuse du voisin.

-       Es-tu bien sûr qu’il n’y aura pas de femelles dominantes ?

-       Je sais que l’univers est basé sur des structures hiérarchisées. Je sais qu’aucune société ne peut échapper à la mise en place de pouvoirs fonctionnels. Mais je sais que les hommes ont tissé une histoire de l’humanité où la nécessité des pouvoirs fonctionnels importait moins que le réseau symbolique et les raisons imaginaires qui figeaient ces pouvoirs en leurs mains. Les femmes seront peut-être plus brutales dans l’exercice du pouvoir, mais je crois qu’elles seront moins arbitraires.

-       Tu théorises, tu blatères, mon cœur. Le cerveau de l’homme et le cerveau de la femme sont faits pareil, ils contiennent les mêmes facultés de raison et les mêmes potentiels de déraison.

-       Je suis d’accord avec toi. Mais je ne crois pas que les femmes se laissent aussi facilement leurrer que les hommes par les apparences de la raison. Je crois que les femmes ont un rapport plus immédiat au réel que les hommes, plus terre à terre.

-       Et une plus grande intuition ?

-       Pourquoi te moques-tu de moi ? Sincèrement, ne penses-tu pas que les hommes et les femmes sont fondamentalement différents ?

-       Ils ont des caractères sexuels primaires et secondaires fondamentalement différents. Pour le reste !...

-       Tout le reste découle de cette différence là. Les femmes font des enfants, les hommes pas.

La discussion des différences entre les hommes et les femmes n’était pas nouvelle, mais la situation lui donnait un relief particulier. Bientôt sur la planète entière on mènerait de tels échanges d’idées. Et au fil des mois la réalité de la nature des femmes, similaire ou différente de la nature des hommes, dessinerait de nouvelles cultures, dont on analyserait les différences avec les cultures du vieux monde.

Ce que la prochaine annonce d’une probable pandémie devant rayer les hommes mâles du monde des vivants allait provoquer nourrissait les frayeurs du petit nombre d’initiés. La seule instance qui pourrait opposer des valeurs d’ordre face aux dérèglements prévisibles était en gestation, les WWW, la voie mondiale des femmes.

L’objectif premier de l’organisation WWW était un objectif de sauvegarde. Il fallait sauver de l’ouragan ce qui pouvait être englouti par la folie humaine. Le maître mot du moment était « binôme ». Toutes les décisions devaient être prises dans l’intérêt du monde futur, celui des femmes. Il convenait que, dépassant la parité, les organes de décision fonctionnent sous la bonne gouvernance des femmes, ou à tout le moins que chaque décideur soit bicéphale, une femme étant associée à l’homme en place.

Dans tous les corps de métier, là où les femmes étaient absentes ou sous représentées, des binômes de formation devaient être mis en place de manière à assurer la relève des hommes.

Il fallait également lancer les recherches qui permettraient aux femmes de se perpétuer. Améliorer les techniques de clonage, stocker des cellules embryonnaires et des paillettes de spermes pour le jour où le remède à la maladie serait trouvé.

Le travail de Luc, familier des textes juridiques, fut un peu celui d’un père de la Constitution. Il élabora la charte des WWW comme il aurait conçu celle d’un nouvel État .

Françoise attendit le retour d’Etienne pour lui parler. Elle appréhendait surtout d’avoir à expliquer à Louis qu’il était condamné, et à Julie dans quel monde elle allait devoir vivre.

On s’évertue à cacher aux enfants malades que leur maladie est incurable. Un pieux mensonge à l’échelle planétaire n’étant pas possible, bientôt plus d’un milliard de garçons mineurs allaient apprendre leur condamnation à mort. Une telle aberration du destin dépassait l’entendement.

Françoise n’avait toujours pas décidé de ce qu’elle dirait et doutait même qu’il lui soit possible d’articuler un seul mot, lorsque le dimanche soir, cinq jours après la mort de Malik, Etienne et les jumeaux revinrent à la maison.

Dès qu’elle vit les enfants courant vers elle dans le salon elle esquissa un pâle sourire qui devait plus ressembler à une grimace et s’évanouit.

-       Etienne, je ne suis pas malade.

Elle était étendue sur son lit. Etienne avait appelé SOS médecin. Les enfants vidaient leur valise entre leurs chambres et la lingerie.

-       Tu es enceinte ?

-       Non, non, je... nous avons appris une terrible nouvelle. Malik Diop est mort de la maladie des porcs. La maladie est passée à l’homme tu comprends ?

-       Attends. Il a été pendant des mois au contact des porcs malades non ? Rien ne dit que la maladie se propagera chez l’homme comme chez les cochons.

-       Jamais aucune maladie ne s’est propagée comme celle là, on ne sait même pas comment elle s’est propagée. Depuis que Malik est mort, on nous a informés d’autres cas similaires au Sénégal, nombreux.

-       Depuis qu’il est mort ? Ça fait combien de temps.

-       Cinq jours.

-       Et c’est seulement maintenant que tu m’en parles !

-       Je ne pouvais pas...

-       Tu ne pouvais pas. Depuis que madame navigue dans les hautes sphères elle ne peut pas. Elle ne peut pas être à la maison avec ses enfants, elle ne peut pas prendre de vacances, elle ne peut même pas prendre le temps d’avertir son mari qu’il va crever. Tu m’écœures.

-       Etienne, je...

-       Je, je, je, et moi, et Louis ?

Etienne s’effondra sur le lit, la gorge nouée, les épaules remuées par saccades. Il enfonça sa tête dans un oreiller pour amoindrir le bruit des sanglots. Françoise l’enlaça, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des mois. Lorsque le médecin sonna, l’employé de maison vint les en avertir. Françoise demanda qu’on paye son déplacement et qu’on renvoie le praticien, ça n’était rien. Lorsque Etienne fut plus calme il s’allongea sur le dos, les yeux ouverts. Il pleurait en silence. Il avait l’impression de vivre un cauchemar, que rien de tout cela n’était vrai, il se dit qu’il allait se réveiller, que les porcs n’étaient pas morts, que Françoise l’aimait. Il était comme saoul. Il marmonnait « c’est pas vrai ». Puis il demanda à Françoise de lui expliquer à nouveau. Les enfants ne se manifestaient pas, ils avaient compris qu’un drame se nouait mais ils ne savaient pas lequel. La désunion de leurs parents ne leur avait pas échappé, ils croyaient à une querelle, ils regardaient la télé.

Après environ deux heures de pleurs et d’explications sans fin Etienne réalisa que sa vie était non seulement gâchée, mais finie. Son sens de la dignité l’emporta.

-       Je ne veux pas que Louis le sache.

-       Mais on ne pourra pas le lui cacher, tout le monde va le savoir.

-       Je ne veux quand même pas que Louis le sache.

-       Comment pourrait-on le préserver ? Tu ne pourras pas l’enfermer, le priver de télévision de radio. Il faudrait l’emmurer pour qu’il ne sache pas.

-       Nous allons partir en bateau.

Françoise se sentit à la fois désemparée, meurtrie, et soulagée.

-       Où que vous alliez il y aura des hommes, tu ne pourras pas protéger Louis éternellement.

-       Qui parle d’éternité, quelques mois ça n’est pas l’éternité. Il y a suffisamment d’îles non francophones et très peu habitées.

-       Es-tu certain de connaître assez bien la mer ?

-       Assez bien, même si on ne connaît jamais la mer. Il faut que je choisisse un bateau facile à piloter en solitaire.

-       Quelle explication donner à Louis ?

-       J’ai pris une année sabbatique, c’est une occasion qui ne se renouvellera pas, ni pour lui ni pour moi.

-       Réfléchis bien.

-       Non, ça ne servirait à rien. Les doutes ne m’aideront pas.

Françoise sut qu’elle ne verrait plus son fils que quelques jours. Elle ne trouvait pas de solution alternative à celle que son mari envisageait. La douleur de savoir que Louis allait mourir la révulsait, elle souffrait de voir Etienne désemparé. Mais au moins Louis ne saurait pas que sa vie allait s’arrêter. Que se passerait-il sur le bateau si Etienne mourait avant lui ? Elle savait ce projet de croisière insensé. Mais la vie d’un adolescent qui attendrait la mort dans sa chambre lui paraissait encore plus folle. Elle n’avait pas de solution alternative à proposer.

Le soir même Etienne avait exposé son projet au cours du dîner. Louis était enthousiaste autant que stupéfait. Julie n’aimait pas assez la navigation pour se sentir jalouse. Dès le mardi le père et le fils quittaient Paris pour la Bretagne après que Louis eut donné procuration sur tous ses comptes à Françoise. Elle viendrait avec Julie assister à l’appareillage. La date en fut arrêtée, treize jours plus tard, le samedi vingt et un avril. Treize jours devaient suffire pour acheter le bateau, l’équiper, faire des mois de provisions. Au retour, Julie devrait apprendre les vrais motifs du départ de son père et de son frère, Françoise s’y préparait.

Publicité
Publicité
Commentaires
xxpower
Publicité
Publicité