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xxpower
27 février 2007

xx power 16

Le père d’Etienne Garnier mourut au mois de septembre. Il croyait avoir contracté une légère bronchite et, se sentant un peu fatigué, traînait au lit depuis deux jours. En fin d’après-midi le deuxième jour, pendant la visite du médecin consulté par habitude, il avait craché du sang. Le lendemain matin sa femme constata son décès. Ce fut la première mort qui toucha Françoise de près. Il y eut une messe, célébrée par un prêtre ami de la famille en l’église Sainte Clotilde à Paris. D’aucuns virent d’un mauvais œil ce qu’ils pouvaient à juste titre considérer comme un passe-droit. Claire et Marie accompagnèrent Françoise et Julie. Après la crémation, madame Garnier se trouvant désemparée devant l’urne qu’on lui remettait, demanda s’il serait possible que les cendres de son mari soient déposées en mer. Julie, d’autant plus affectée par la disparition de son grand-père qu’elle évoquait celles de son père et de son frère, proposa, si on la conduisait en Bretagne, d’accomplir elle-même ce geste.

Ni Françoise, ni Marie ne purent s’abstraire de leurs tâches, mais Claire fit en sorte d’annuler ses rendez-vous du lendemain pour accompagner Julie à Port Blanc.

L’essence était devenue hors de prix. Les pays du golfe persique n’avaient pas encore interrompu leurs livraisons de pétrole, toutefois les État s constituaient des réserves et taxaient au maximum les carburants. Sur les routes, le ralentissement économique était tangible. La circulation des camions, si elle avait moins baissé que celle des voitures particulières, se faisait de plus en plus clairsemée. Le seul secteur en large progression semblait être celui de l’alimentation et la majorité des poids lourds se rendaient à Rungis ou en venaient. On ne construisait plus, on ne se meublait plus, on ne voyageait plus, on ne consommait plus que de l’immédiat.

La répression des crimes et délits était rapide et implacable. Pour faire face à l’engorgement des prisons le travail forcé avait été rétabli et l’on avait créé de vastes camps à cet effet. Les condamnés se voyaient privés de tout droits, leurs biens étaient immédiatement confisqués par l’État , et ce, quel que soit le degré du crime ou du délit dès lors qu’il touchait à la sécurité des biens et des personnes. Malgré la dureté de ces mesures répressives, la délinquance et la criminalité ne cessaient de croître. Sur les routes opéraient des gangs organisés de détrousseurs. Les automobilistes n’avaient pour seule parade que de naviguer en convois. A la sortie de Paris, avant de passer le péage autoroutier, Claire se rangea dans la file des véhicules à destination de Saint Brieuc. Dès que les quinze voitures du convoi furent réunies, les conducteurs échangèrent leurs numéros de téléphones portables et reçurent le document qui regroupait les numéros d’appel de tous les centres d’intervention disponibles sur leur parcours. La consigne était qu’avant chaque aire de stationnement, comme avant chaque embranchement de l’autoroute, le convoi se resserre de manière à éviter l’attaque éventuelle des véhicules situés en queue.

Julie avait les yeux rouges. Elle avait peu dormi, beaucoup pleuré, imaginé cent fois la mort de son père et de son frère, mordu son oreiller pour masquer des sanglots. Allongée sur les sièges arrière elle sommeillait. Claire écoutait « Radio Classique ». L’urne contenant les cendres qu’elles allaient répandre dans la mer se trouvait dans le coffre. La file des quinze voitures ne dépassait pas les cent trente kilomètres à l’heure. On aperçut les flèches de la cathédrale de Chartres un peu avant huit heures.

Une heure plus tard, aux abords du Mans, la caravane fit halte dans une station-service. Claire et Julie restèrent à l’écart. Les autres voyageurs étaient en général quatre dans chaque voiture, deux hommes et deux femmes, dont on pouvait se douter que les unes étaient les futures remplaçantes des autres dans les divers métiers qu’ils exerçaient. Les conversations entre eux le laissaient supposer. Certains hommes plaisantaient en prenant des airs bravaches, quelques-uns uns paraissaient abattus. S’ils voyageaient à deux couples par voiture, les femmes assises l’une à l’avant, l’autre à l’arrière, c’était autant par sécurité que par économie. On craignait en permanence un coup de folie de la part d’un homme se trouvant seul avec une femme. Les armureries vendaient des armes de défense, en général des bombes lacrymogènes ou paralysantes, mais aussi des pistolets à décharges électriques. Seules les femmes étaient autorisées à en acheter, à en porter, à en faire usage.

La réglementation devenait de plus en plus contraignante, mais, au prix d’importantes restrictions des libertés individuelles, la paix civile était encore sauvegardée. La fermeté des gouvernants ne s’appliquait pas à la circulation des idées. Aucune censure n’avait été envisagée pour la bonne raison que les moyens de communication et donc d’information l’auraient très rapidement rendue inefficace. La mise hors circuit de ces moyens de communication n’avait pas plus été envisagée car ils avaient l’avantage de pouvoir se transformer en moyen de surveillance et de servir de soupape de sécurité. Ainsi les chantres de la liberté s’exprimaient dans le même temps que l’on restreignait le champ de leurs libertés. L’État  pouvait pister qui il voulait en entrant dans les ordinateurs des réseaux GSM.

-       Tu n’as plus sommeil ?

-       Je suis réveillée, et toi ? Tu ne veux pas que je conduise ?

-       Quoi ?

-       Bon, je vois que tu n’es pas complètement endormie, ça me tranquillise.

-       Ouf, j’ai cru que tu parlais sérieusement.

-       Non, mais ce serait peut-être bien que tu changes de musique, sinon on va se retrouver dans le décor, surtout à cette allure d’escargot.

-       Dis donc, tu as la pêche. Qu’est ce que tu veux écouter ?

-       Du raï, ou les infos, ça te va ?

-       Les infos, ça me rase un peu, pas toi ?

-       Ah non ! Nous vivons une époque formidable, je ne veux pas en rater une minute.

-       C’est du lard ou du cochon ce que tu me dis là ?

-       Tu vois, encore une expression que mes enfants ne pourront pas comprendre, une époque formidable je te dis.

-       Tu as raison de te révolter. Veux-tu vraiment écouter les infos ?

-       Pas vraiment, on peut aussi ne rien écouter du tout. Dis-moi, tu vas te marier avec Marie ?

-       Toi alors, tu vas droit au but.

-       Il paraît que je suis impertinente.

-       Moi je trouve ta question très pertinente. Me marier, pourquoi pas ? Mais ça n’existe pas encore le mariage entre femmes.

-       Il faudra bien que ça existe si on veut avoir des enfants. Tu veux en avoir toi ?

-       Sans doute. Tu veux savoir si je veux en avoir avec Marie ? Je crois qu’oui, mais je n’ai pas vraiment le temps d’y penser. Adama vient de naître ; avant je ne savais pas que c’était possible.

-       Marie est ta meilleure amie ?

-       Au moins ça, oui.

-       Tu veux dire que tu es amoureuse d’elle ?

-       Mais quelle curieuse tu fais. C’est très indiscret de poser de pareilles questions.

-       Je t’ai dit que j’étais impertinente.

-       Maintenant je te crois. Dis donc, tu n’as pas un petit ami toi ?

-       J’en avais un.

-       Bravo ! Et alors ?

-       Alors je n’en ai plus.

-       Ah, je suis navrée.

-       Non, il n’est pas mort, mais il ne veut plus m’embrasser ni rien du tout. Il sniffe de la colle toute la journée.

-       Tu ne peux pas le raisonner ?

-       Tu connais de bonnes raisons pour qu’il arrête, toi ?

-       Est-ce que ça le rend heureux ?

-       Tu crois qu’on peut être heureux quand on sait qu’on va mourir à quinze ans ?

-       Oui, je le crois.

-       Ben alors, explique-moi.

-       D’abord il faut s’aimer soi-même. S’aimer soi-même, c’est toujours plus facile lorsqu’on se sait aimé. Quand on s’aime soi-même on a plus envie de se faire plaisir que de se détruire. Si tes journées sont pleines de plaisir, tu n’as plus de temps pour te morfondre, te plaindre, tu vis, tu n’as plus envie d’arrêter de vivre.

-       Admettons. Et alors, comment est-ce que je le raisonne, comment est-ce que je lui explique ça ?

-       OK, c’est vrai, la raison n’y fait rien, tout ce que je t’ai dit, il faut qu’il puisse l’éprouver, pas forcément le penser. Alors reprenons. Qu’est ce qui aurait pu lui faire très très plaisir avant qu’il sniffe ?

-       D’apprendre à piloter un avion.

-       Même s’il est riche, ça ne doit pas être possible en ce moment. Quoi d’autre ?

-       Traverser le Sahara avec les hommes bleus.

-       Hum ! C’est tout aussi impossible désormais. Quoi encore ?

-       Je ne sais pas.

-       Réfléchis-y, et si tu trouves, peut-être pourras-tu le forcer à se faire plaisir.

Elles se turent. Laval n’était plus qu’à trente kilomètres. Mayenne, où se déroulait le plus important marché aux bestiaux de la région prospérait de la disparition des porcs. Les craintes, qui s’étaient fait jour à propos des productions agricoles après la mort des porcs, n’avaient plus cours dans la population masculine. Les restaurants ne désemplissaient pas, les bars à vins, les tavernes à bières, non plus. L’épicerie fine manquait de stocks. On bâfrait jour et nuit. Dans les supermarchés le rayon des spiritueux manquait de marchandise, les distilleries fonctionnaient à plein régime.

Les hommes se réunissaient entre eux. Certains établissements refusaient les femmes. Certaines femmes en revanche étaient recherchées. La prostitution s’accroissait en fonction d’une demande qui s’accélérait. Du fait de la tolérance des pouvoirs publics, de nombreux établissements se spécialisèrent dans l’organisation d’orgies pour lesquelles une large clientèle se développait.

Hors de la sphère économique et des relations vénales qui florissaient, toutes formes de libertinages virent le jour, avec l’aval de la force publique dont les interventions se bornaient à contenir les orientations sadiques de certains groupes. La protection des mineurs posait de nombreux problèmes dont une partie furent réglés par l’abaissement à quatorze ans de l’âge de la majorité. Les voix qui s’élevaient contre la décadence des mœurs ne trouvaient guère d'échos. Les plus violents contempteurs de la dégradation morale tentèrent des actions commando qui furent immédiatement réprimées. La priorité devait être accordée à tout ce qui favorisait la paix sociale, fût-ce au détriment des valeurs sur lesquelles s’était bâtie la civilisation.

Les vieilles censures morales tombaient. Une grande partie des femmes finit par céder. Celles qui le jour ne pouvaient plus regarder en face leurs maris dont la vie s’achevait attendaient que la nuit  les réunisse en des joutes inédites. Beaucoup regrettèrent le temps perdu. Mais de nombreux hommes, ne pouvant plus supporter la présence des femmes, apprirent à rechercher celle des autres hommes. Toutes les formes de ce qui naguère était considéré comme luxure et vice prenaient de l’ampleur. La loi tacitement reconnue par tous était que tout était permis en dehors de ce qui causait du tort à l’intégrité des autres.

La notion d’intégrité offrait toutefois des interprétations discordantes. Mais au bout du compte une valeur essentielle surpassa toutes les autres : le plaisir. Les interprétations divergeaient sur la « primauté » qui devait ou pas être accordée à l’immédiateté du plaisir. Stéphane prêchait en faveur de ce qui permettrait de pérenniser l’esprit de jouissance, et conspuait les délinquants de l’immédiateté.

A Saint-Brieuc la caravane se disloqua. Claire attendit sur le parking, dans la file des voitures qui se rendaient à Guingamp. Ces arrêts rallongeaient la durée du voyage mais elles arriveraient avant treize heures à Tréguier. Julie était revenue à l’assaut.

-       Tu ne m’as pas répondu tout à l’heure. Tu es amoureuse de Marie ?

-       Qu’est-ce que tu veux savoir exactement ?

-       Moi, je ne crois pas que je pourrais être amoureuse d’une fille.

-       C’est ce que je pensais aussi avant que ça m’arrive. Pourtant tu m’as dit que tu voulais avoir des enfants, tu voudrais les faire toute seule et les élever toute seule ?

-       Toute seule, peut-être pas, mais je pourrais avoir d’autres amies qui ne voudraient pas se marier. On pourrait habiter ensemble et élever nos enfants.

-       C’est faire l’amour avec une fille qui te choque alors.

-       On n’a plus besoin de faire l’amour pour avoir des enfants et de toutes façons ça n’est pas en faisant l’amour avec une fille qu’on pourrait en avoir.

-       Tu te dis donc que tu ne feras jamais l’amour.

-       Je ne sais pas. Ca n’est pas pareil qu’avec un homme quand même !

-       Oui et non. C’est difficile d’expliquer ces choses-là à une petite fille tu sais.

-       Je ne suis pas une petite fille.

-       Tu as déjà fait l’amour avec un garçon ?

-       Non, mais presque. Tu sais que maman est la maîtresse de Stéphane ?

-       C’est elle qui te l’a dit ?

-       Oui, et ils veulent faire un enfant, en espérant que ce soit une fille. C’est bien que maman soit amoureuse, hein ?

-       Bien sûr. C’est bien de vivre. Tu sais Malik est mort il y a six mois. Je pense à lui tous les jours avec le cœur serré. Mais j’aime Marie dans le même temps. Tu dois toujours te demander si ce que tu fais est un acte de vie ou un acte de mort. Si c’est un acte de vie, c’est bien.

-       On sait toujours ?

-       Oh là là ! Je ne suis pas philosophe moi, je fais comme je sens. Si je me trompe, eh bien tant pis, c’est toujours mieux que d’hésiter à chaque pas. Tu vois, le piétinement pour moi c’est la mort.

A Tréguier elles s’arrêtèrent sur la place du centre, devant la cathédrale où le marché s’achevait. Tout le monde savait qu’avant l’été prochain, sur cette place comme sur toutes les places du monde, il n’y aurait que des femmes. Les églises n’auraient plus de prêtres. On ordonnait bien quelques femmes contre l’avis du Vatican, mais les vocations n’étaient guère nombreuses, et les fidèles de moins en moins fidèles. Julie désigna la crêperie du cloître où elles commandèrent des galettes de sarrasin.

Jean Le Du avait été prévenu par Françoise de l’arrivée de Julie. Comme la mer était basse, il n’avait pas pu mettre son bateau à quai. Lorsqu’il vit l’urne dans le coffre il ne put s’empêcher de verser une larme qu’il écrasa de sa paume en reniflant.

-       Je serai bientôt là-dedans, et c’est pas ma femme qui pourra aller en mer. Je me demande bien comment elle fera pour se nourrir.

Claire pas plus que Julie ne savaient comment le rassurer. L’inquiétude du vieux pêcheur était partagée par de nombreuses familles dont les revenus provenaient exclusivement du travail de l’homme, travail qui ne pourrait être assumé par la femme. De fragiles équilibres allaient être rompus. Les femmes âgées qui n’avaient jamais travaillé, tout comme les mères de familles nombreuses, trop occupées pour envisager de quitter leur foyer, craignaient de se trouver totalement démunies. Les suicides collectifs se multipliaient. Des pères décidaient aussi de supprimer leur famille dont ils ne pouvaient imaginer qu’elle leur survive, ou qu’ils voulaient soustraire au désastre.

-       Les 3w doivent prochainement donner leur avis sur les mesures à prendre pour éviter que certaines familles se retrouvent sans ressources. Des solutions seront trouvées, je puis vous l’affirmer. S’il s’agissait de cas isolés on pourrait en douter, mais le sort de votre femme sera partagé par des millions d’autres en Europe. Elles ne seront pas laissées de côté.

-       Dieu vous entende.

-       Françoise évoque souvent cette question, je sais que les solutions seront mises en place dans très peu de temps.

Elles embarquèrent dans l’annexe après avoir ôté leurs chaussures et leurs chaussettes pour franchir les quelques mètres qui les en séparaient. Jean portait l’urne. Le bateau était au mouillage entre le port et l’île Saint Gildas. A la godille il leur fallut cinq minutes pour l’atteindre. Julie s’efforçait de regarder le paysage afin ne pas penser à la mission qu’elle devait accomplir. Depuis quelques années Le Du pêchait seul. Il était difficile de trouver un équipage, les jeunes brevetés préféraient embarquer sur les bateaux « surimi » où les parts - leur rémunération proportionnelle au produit de la campagne - étaient plus grasses. La « Marie-Stella » était un petit bateau en aluminium équipé d’un treuil et de toute l’électronique nécessaire à la navigation, la communication et la recherche des bancs de poissons. Les modes de pêche variaient en fonction de la période de l’année, des vents, des courants, des marées. Le Du posait aussi bien des lignes que des filets ou des casiers. Julie prit l’urne, se dirigea vers l’avant du bateau, et du bras indiqua la direction des Sept Iles.

Le chemin se fit sans que personne n’essaie de couvrir le bruit du moteur. Ils arrivaient en vue de Rouzic, une île toute blanche de guano. On apercevait les maisons de Perros Guirec. C’était à quelques miles de là que Julie avait pour la dernière fois entrevu le bateau qui emmenait son père et son frère. Elle leva le bras, Jean Le Du coupa les gaz. Dans le silence Julie dévissa le couvercle de l’urne et, sans rien voir tant sa vue était brouillée par les larmes, en déversa le contenu dans la Manche. Elle avait l’impression de jeter à la mer toutes ses années d’enfance, elle ne savait plus si les cendres étaient celles de son grand-père, ou celles des trois hommes de sa famille, ou celles de tout un monde.

Claire s’était approchée. Elle serra Julie dans ses bras, après avoir refermé l’urne vide et l’avoir délicatement posée sur l’eau comme une « bouteille à la mer ». Jean Le Du esquissa un signe de croix. Le bateau oscillait dans le faible clapot des vagues.

Les moines bénédictins qui avaient abandonné Keur Moussa pour se réfugier à Niodior continuaient de pratiquer leur culte. Les chants grégoriens ponctuaient la journée. Ils étaient cinq, âgés de trente à soixante dix ans, ils habitaient la même case. Entre les prières leurs robes blanches voletaient partout, ils apportaient leur aide aussi bien aux champs qu’à la pêche. Le plus vieux servait d’économe au colonel N’Diaye, un autre faisait office d’infirmier.

La messe quotidienne regroupait la plupart des adultes africains. Collura n’était pas le seul blanc de Niodior. Le moine économe était français. Clément Daligot habitait dans l’île depuis une vingtaine d’années où son campement de chasse accueillait naguère une clientèle fidèle et choisie. Rigozi, un maçon italien qui travaillait à Kaolack en sous-traitance pour les entreprises de Dakar, les avait rejoints avec toute sa famille. Sa femme, Sicilienne ne parlait pas français mais se débrouillait en wolof. Elle s’appelait Angela. Elle aussi assistait à l’office. Ils avaient trois filles et l’aîné, Luigi, un garçon trapu et basané, n’avait pas seize ans. Collura et Daligot se moquaient gentiment de la ferveur des Sénégalais du village. François Diouf ne faisait pas partie des bigots. Ceux et celles qui n’avaient pas charge de famille ne cherchaient pas non plus le moindre secours dans l’au-delà. Et les filles ne chassaient pas les garçons qui sans cesse les pourchassaient.

L’office avait lieu à la tombée de la nuit. Etienne s’y rendit, pas Louis qui s’était fait un copain de Luigi Rigozi. Christiane Diouf ne les quittait pas. Christiane était une révélation pour les deux garçons. Mutine, câline, coquette et coquine, elle se jouait d’eux, roulait des hanches, prenait des poses. Une heure elle mimait l’indifférence, une autre elle entraînait Luigi à l’écart pour décoller des huîtres de palétuviers, faisant blêmir Louis de jalousie. A chacun en aparté elle avait pris la main, posé un baiser trop près des lèvres, caressé les cheveux. Par ses manèges elle attisait Luigi depuis son arrivée la semaine précédente. Mais dès qu’elle avait aperçu Louis descendant du catamaran, c’est sur lui qu’elle avait jeté son dévolu. Le frère de Marie Diouf, père de Christiane, travaillait en qualité de comptable dans une société de travaux publics au Mali. On n’avait pas de nouvelles de lui. La mère de Christiane étant morte de fièvre puerpérale juste après sa naissance, son grand-oncle François Diouf, était en quelque sorte son tuteur.

Christiane et Louis jouaient à l’awalé sous l’œil amusé de François qui ravaudait un épervier. Luigi boudait à deux pas.

-       Je connais ta mère, Louis.

-       Elle est venue ici ?

-       Non, c’est moi qui suis allé à Thiès avec ma nièce Marie le jour où ta mère y est venue.

-       Vous lui avez parlé ?

-       Oh ! Il y avait beaucoup de monde. Mais c’est elle qui a engagé Marie. C’est grâce à elle que Marie est devenue ce qu’elle est.

-       Bien.

-       Lorsque j’ai trouvé ces premiers cochons morts je ne pensais vraiment pas qu’ils annonçaient notre propre mort.

-       Personne.

François Diouf retourna à sa navette et ses rêveries, Luigi, boudeur, s’était éloigné ; la partie d’awalé tournait à l’avantage de Louis. On entendit une clochette, et les moines entonnèrent l’agnus dei en latin. « Agneau de Dieu qui efface les péchés du monde, donne-nous la paix ». C’était l’heure des crapauds-buffles, ils coassaient aussi leur répons.

-       J’ai gagné, tu me dois un gage.

-       Quel gage ?

-       Tu dois monter dans la vigie plus vite que moi. Pars tout de suite, je compterai jusqu’à dix avant de courir.

-       Ok.

Louis ne courut pas à la poursuite de Christiane. Il la laissa s’essouffler. Elle haletait encore lorsqu’il la rejoignit sur la plate-forme et s’assit près d’elle. Ils s’embrassèrent tout le temps que dura l’offertoire, puis la communion et le dernier cantique de la messe.

Le premier voyage aux îles Bassano eut lieu au cours des derniers jours de juin et des premiers jours de juillet. Christiane et Louis occupaient désormais toutes leurs journées l’un avec l’autre. Luigi faisait le faraud, cachant le dépit que lui causait son exclusion en participant aux travaux des hommes. Outre les tâches de construction des cases et des greniers, il y avait aussi le maraîchage, les tours de garde, et les opérations commando vers Banjul, M’Bour ou Nianing. Sous l’autorité du colonel N’Diaye, en pirogue, à pied ou avec la vedette de Collura, de petits groupes d’hommes allaient voler ou troquer du carburant, des réserves de riz, des graines et des outils, en échange de la seule richesse de l’île, du yamba. Luigi espérait par ses exploits battre en brèche le prestige du parisien.

La veille du départ  « l’Oiseau des Iles II » transformé en boat-people allait transporter trente femmes en Guinée. Louis et Christiane passèrent leur première nuit ensemble. Etienne craignait les piqûres de moustiques et préférait dormir dans la fournaise de sa cabine plutôt qu’affronter les anophèles sur le pont. Louis n’eut pas de mal à s’éclipser en douceur. Il était du voyage, son père et lui seraient les seuls marins. Collura voyagerait de conserve avec eux, emmenant sept autres femmes à son bord. François Diouf, s’il entendit bien sa nièce quitter la maison, se garda bien d’y faire obstacle. Il aimait l’idée que Christiane soit dans les bras du fils de la Présidente.

Pendant tout le temps que Louis fut absent, François pris soin d’éloigner Christiane des autres garçons et de Luigi tout particulièrement. Il se mit en tête d’organiser une école et fit de sa nièce l’institutrice de Niodior. On entendit bientôt les B.A.BA chantés et la scansion des tables de multiplication, en contre-point aux litanies recto tono des psalmodies monacales. Le soir, François bloquait la porte de la case. Christiane sut ainsi, sans qu’elle ait sollicité son avis, que son oncle approuvait ses amours.

Le cimetière avait été créé dans un îlot proche du village. Un homme sur cinq à peu près était mort, parmi tous ceux qui s’étaient réfugiés au cours des deux derniers mois à Niodior. Au cours des deux semaines que prit le voyage en Guinée il en mourut trois de plus, dont le moine infirmier. A chaque fois une messe fut célébrée, un cercueil fabriqué, des condoléances échangées. Mais le soir, autour des feux, après avoir mangé le tiep bou dien ou le couscous de mil, on riait, on racontait des histoires et on buvait du vin de palme. Il arrivait que ceux qui allaient mourir chantent et dansent tard dans la nuit. Les femmes poussaient des cris aigus et s’esclaffaient à gorge déployée, les enfants battaient le rythme et la palabre allait bon train.

A son retour Louis obtint de son père que Christiane vienne habiter sur le bateau. Ils avaient demandé à communiquer par téléphone satellite avec Françoise. Ils avaient également demandé qu’on ne parle pas de leur présence au Sénégal avant la communication pour n’inquiéter personne, pour pouvoir rassurer de vive voix. Les émissaires du Fouta Djalon promirent de tout faire pour leur permettre cette liaison téléphonique lors du prochain voyage qui les conduirait en Guinée Conakry.

-       Pourquoi n’avez vous pas écrit un texte que les amazones auraient transmis à ta mère ?

-       Papa préfère pouvoir répondre aux questions directement. Il a sans doute raison, c’est inutile que maman et Julie doivent attendre plusieurs semaines en nous sachant ici en pleine tourmente sans connaître tous les détails rassurants de notre vie.

-       J’en suis un ?

-       Tu n’es pas un détail, et au téléphone je pourrai parler de toi à maman pour qu’elle dise à ta tante que tout va bien.

-       Tout va bien, viens contre moi  pour me dire que tout va bien et que je ne suis pas un détail.

-       Tu es celle que j’aimerai jusqu’à ma mort. N’en doute pas une seconde.

-       Ne meurs, pas mon Louis.

-       Jamais, viens.

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