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xxpower
27 février 2007

xx power 7

Lorsqu'ils n'étaient pas en voyage, Claire et Malik habitaient dans la villa de Claire à Dakar, sur la plage de Hann, entre le club des plaisanciers et "l'Etrier du Cap Vert." Ils y déjeunaient vers une heure, nageaient, faisaient la sieste, et regagnaient leur bureau vers trois heures. Les portables restaient toujours allumés. Cette étape quotidienne leur permettait néanmoins de se détendre. Ils côtoyaient  la mort toute la journée, mais au lever de chaque jour, au milieu du jour, et longuement la nuit, ils faisaient l'amour. Du lit parfois dressé dehors sur la terrasse, ils entrevoyaient, derrière la base de Bel Air, les lumières de Gorée. Loin de leurs propres préoccupations, des marins d'occasion faisaient escale au club des plaisanciers, sur leur route pour l'Amérique. Certains naviguaient sans radio, sans savoir naviguer. Ils avaient tout vendu pour l'aventure d'une année sabbatique ou pour la vie, pour construire ou acheter un bateau, pour gagner Panama ou les Tuoamotu. Leurs enfants jouaient sur la plage. Ils parlaient hollandais, anglais ou allemand, et pratiquaient les mêmes jeux que les gamins du Sénégal.

Claire apprenait petit à petit le wolof. Elle s'étonnait qu'il soit possible de se sentir aussi avide et rassasiée, et s'étonnait aussi que ce dont elle avait faim, soif, et qui la comblait, soit cet homme-là, près d'elle. Et Malik éprouvait la même envie de la dévorer, des yeux, de la bouche, et par ses questions, par ses tâtonnements dans l'ombre, de questionner chaque ombre de sa peau. Ils vivaient chaque instant comme un cadeau, comme une magie dont ils craignaient qu'elle puisse se tarir. Ils avaient peur de se perdre et souhaitaient se perdre l'un en l'autre à jamais. Les expériences les plus communes peuvent paraître tellement uniques.

Abigail vivait la même exception lorsque Luc venait à New York. Mais Luc savait que l'or était du plomb. Pourtant s'il entrevoyait les reflets dorés, il en éprouvait la même ébriété que s'il se fut agi d'or. Les impressions et les rêves étaient admis par lui comme pleine réalité. Le plomb peut être de l'or, et peut-être l'or ne peut-il être que du plomb. Ce sont des sentiments qu'il faut garder pour soi.

A la fin du mois de septembre il restait dans le monde quelques zones privilégiées où l'on n’avait pas encore signalé le moindre cas de maladie du porc. C'était le cas de la totalité de l'Amérique du Sud, du sous-continent indien, et des territoires du Nord-est de l'ancienne U.R.S.S., ainsi que de plusieurs pays très isolés comme certains petits royaumes de l'Himalaya ou de la brousse de l'Afrique australe.

A l'initiative des pays concernés ou sur décision des instances internationales, des cordons de sécurité furent installés de manière à isoler toute circulation entre les zones infectées et les territoires préservés. Les blocus, même volontaires, sont difficiles à faire respecter. Il y eut partout de juteux trafics organisés de l'intérieur ou de l'extérieur, qui favorisèrent l'acheminement de marchandises dans les deux sens. Avant la fin de l'année l'Inde était contaminée, la Russie orientale le fut dès le mois de mars 2002, et au mois de mai les pays d'Amérique du Sud étaient également concernés.

A peine un an après le fameux fax de Fadiouth, l'ensemble de la population porcine mâle avait disparu du globe.

Pendant cette période une crise économique s'installa à l'échelle mondiale. Par un effet de dominos la banqueroute de la Chine, l'effondrement du secteur agroalimentaire, qui avait bien du mal à se restructurer en Occident, mais surtout la perte de confiance des acteurs économiques, à commencer par les consommateurs, entraînèrent l'écroulement des bourses. Privée de combustible, l'économie ralentit son métabolisme à tel point que la fameuse crise de 1929 apparaissait comme une période bien heureuse.

Claire aperçut Christophe au bar du club des plaisanciers vers la fin du mois de janvier. Elle lui trouva la même allure bravache que lorsqu’il l’avait entreprise chez Collura au Cercle de M’Bour. Elle marchait sur la plage vers sa villa. Il sirotait un whisky sur la terrasse du club et la fixait en affichant un sourire moqueur. Claire le traversa du regard comme s’il était transparent tout en continuant son chemin. Le rythme de son cœur s’était accéléré.

Elle sentait la panique l’envahir. Pourtant rien ne pouvait lui arriver, si tant est que Christophe voulut lui faire payer l’humiliation qu’il avait subie quelques mois auparavant. La plage de Hann grouillait de pêcheurs, de promeneurs, d’enfants, comme une place de village. Sans presser le pas, sans se retourner, elle se concentra sur les algues moussues déposées en longues vagues épaisses sur le sable. Elles dégageaient une odeur douceâtre et grouillaient de puces de mer. S’y mêlaient des poissons morts, des boites de conserves rouillées, des sacs en plastique ou des bois  flottés. En s’efforçant d’adopter une respiration lente et profonde elle regagna sa maison.

Sans penser à déposer le sac contenant les cigarettes et les acras qu’elle venait d’acheter, elle courut vers la chambre où Malik faisait la sieste.

-       Malik !

Il était étendu sur le lit, nu, dans une semi-obscurité. L’ouverture de la porte et l’appel de Claire l’avaient réveillé. Elle laissa tomber le sac sur le sol et enlaça Malik en s’allongeant sur lui.

-       J’ai vu Christophe, le dingue de M'bour.

-       Et alors ?

-       Il m’a regardée d’une drôle de manière.

-       C’est à dire ?

-       L’air de me dire : « Tu vas voir ».

-       Tu vas voir ?

-       Ne te fous pas de moi, il m’a vraiment fait peur.

-       N’aie pas peur.

Malik la caressait en lui enlevant sa robe et en répétant comme une berceuse : « N’aie pas peur ». Il lui mordilla l’oreille et longuement lui lécha le visage, puis les seins, puis le ventre, et l’intérieur des cuisses, avant de la pénétrer de sa langue. Il allait et venait en faisant sa langue étroite et longue ou large et râpeuse, effleurant le clitoris et plongeant à nouveau dans le sexe. De temps en temps il s’arrêtait pour prononcer comme une formule magique les trois syllabes de berceuse : « N’aie pas peur ». Claire émit une suite de râles et il la sentît complètement livrée au plaisir qu’il lui procurait. Quand il retardait volontairement la pénétration de sa langue, elle transformait son râle en plainte. Elle se sentait devenir fontaine, et volcan. La langue s’insinua entre ses fesses et fit de petites incursions dans son cul et la pénétra tout à trac. Malik s’agenouilla et abouta son sexe à l’orifice ainsi bien lubrifié. Claire haletait, elle était tout entière un gant de plaisir enserrant tout un homme. Il hâlait un bateau dans le fleuve qu’elle devenait. Elle s’efforça de le regarder. Il fermait les yeux en allant et venant doucement sur un rythme envoûtant. Des gouttes de sueur perlaient entre les poils frisés de son torse. Elle voulait qu’il éclate en elle et elle ne le voulait pas. Les mains de Malik allaient de ses fesses à son ventre et caressaient ses seins, puis l’une venait vers sa bouche, elle suçait un pouce, et l’autre allait vers son sexe où un doigt créait une nouvelle ligne de rythme. Elle ne pouvait plus voir, plus entendre et criait en se contractant, parcourue d’ondes chaudes.

La sieste, ou plutôt la méridienne, s’éternisa. Les vagues donnaient le tempo de leur respiration. Un cri d’enfant, un cri d’oiseau, un appel en wolof, un éclat de rire, les faisaient reprendre conscience, ils s’embrassaient, s’embrasaient, s’emmêlaient, se rendormaient jusqu’au prochain bruit. Claire avait oublié Christophe.

Elle l’aperçut à nouveau, assis sur une pirogue renversée, sur la plage de Hann à la fin du mois de février. Il la fixait avec le même air narquois qu’il avait pris la fois précédente. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur il fit aller sa langue entre ses lèvres sans cesser de la suivre des yeux. Elle se contenta de hausser les épaules. Elle n’était plus concernée. La formule magique de Malik avait fonctionné, elle n’avait pas peur.

La maladie des porcs avait fait son œuvre. Tous les cochons, phacochères, potamochères, pécaris, sangliers et autres suidès mâles avaient disparus d’Afrique occidentale. Quelques truies étaient maintenues cachées dans les villages, des laies subsistaient dans les forêts. Plus un marcassin, plus un porcelet. La FAO comme toutes les organisations internationales concernées poursuivaient leurs programmes de recherche. Le travail de Claire et Malik consistait principalement à mettre en ordre les montagnes d’informations recueillies.

L’utilité première de ce travail était de permettre une équitable répartition des aides humanitaires en fonction des pertes subies par chaque village. Il ne se passait pas de jour sans qu’ils soient approchés par des prévaricateurs qu’ils éloignaient gentiment. Ni l’un ni l’autre ne se faisaient d’illusion, les faveurs qu’ils avaient refusé d’attribuer seraient monnayées par d’autres. Marie Diouf, qui coordonnait la répartition des aides au Sénégal, subissait les mêmes pressions. Son extraordinaire sens de l’organisation lui permit d’éviter que la corruption l’emporte. Elle sût, avec à propos mettre en place avant que les aides soient affectées, un circuit financier dont ni l’État  ni les collectivités locales n’étaient gestionnaires. Chaque sac de riz, chaque dollar était suivi jusqu’au bénéficiaire final dans le cadre d’une structure qui donnait un rôle décideur à un regroupement des O.N.G. Le même schéma fut adopté dans les État s voisins sans que les mêmes résultats soient obtenus. La pugnacité de Marie Diouf était déterminante, rares furent celles ou ceux qui ailleurs l’égalèrent.

Des projets de substitution à l’élevage de porc virent le jour. On subventionna l’élevage des moutons, des poulets, des dindes, et même des autruches. Le lapin tenta quelques villages. L’ORSTOM intervenait pour évaluer la pertinence de chacun des programmes.

-       Je t’aime parce que tu es Claire.

-       Je t’aime parce que tu es foncé.

-       Malik.

-       Je t’aime parce que tu es mélanique, malin Malik.

-       Ma couleur de peau a vraiment quelque chose à voir avec les sentiments que tu me portes ?

-       Oui, elle fait partie de toi. Si tu étais blanc tu ne serais pas toi.

-       C’est mon corps que tu aimes alors, ou bien mon âme est-elle noire ?

-       Ton âme c’est ton corps, mon âme c’est mon corps.

-       Raciste.

-       Oui, je t’aime, mon âme noire.

Claire aimait aussi que Malik soit clair, franc, dynamique, et qu’il soit calme, et fort, et si heureux de vivre. On se retournait sur leur passage tant ils paraissaient bien assortis. Ils dînaient souvent chez Farid, un restaurant libanais du centre ville. En remontant l’avenue William Ponty, ils s’amusaient de voir les regards se tourner vers leur couple.

Une aura les enveloppait. Malik la tenait par la taille, elle se penchait sur son épaule. Même lorsqu’ils marchaient à un mètre l’un de l’autre, on voyait qu’ils respiraient dans la même bulle.

Le rôle qu’ils jouaient depuis l’apparition de la maladie du porc leur avait donné une position de notables à Dakar. Leurs interlocuteurs étaient des ministres, des hauts fonctionnaires internationaux, des ambassadeurs. Il leur arrivait exceptionnellement de se rendre à quelques-unes des nombreuses invitations qui leur étaient faites. Leur prestance, la force qu’ils dégageaient attirait la sympathie. Malik venait d’être promu au cabinet du ministre de l’Agriculture à un poste très honorable.

Malik avait du se donner à lui-même des règles strictes pour éviter d’être envahi par une parentèle pléthorique sans déroger par trop aux règles de l’hospitalité. La « téranga » est l’une des valeurs fondamentales du Sénégal et de l’Afrique en général, qui consiste à se tenir disponible pour nourrir, héberger, aider, la famille. La notion de famille étant très extensible, il advenait que tout étranger de passage en fin de compte devait être traité comme un cousin. Il avait loué une concession voisine de la villa de Claire. Un fils de la sœur de son père y tenait le rôle de maître de maison par intérim. Personne n’était autorisé à venir déranger Malik à la villa, il se rendait chaque jour à la concession où il réglait au mieux les problèmes de chacun.

Abigail habitait chez Luc. Françoise n’était jamais allée chez lui, et c’est au bras d’Etienne qu’elle entra ce soir là dans l’atelier qu’il louait à Montparnasse. Après New-York et Londres la mode des lofts avait gagné Paris à la fin des années quatre-vingt. Depuis le début du siècle passé, les artistes occupaient des maisons-ateliers implantées autour d’allées qu’on appelait villas. C’est dans l’une d’elles que Luc s’était installé depuis près de vingt ans. La façade vitrée donnait sur un minuscule jardin qui avoisinait de minuscules jardins formant un morceau de campagne à deux cents mètres du Dôme, de la Coupole et du Select.

Les invités, profitant de la première soirée printanière de mars, se promenaient un verre à la main de la table buffet dressée dehors jusqu’à la bibliothèque en mezzanine de l’atelier du premier étage. A la musique de Doudou N’Diaye Rose, succédèrent les variations Goldberg pendant qu’Abigail faisait les présentations. Elle ne connaissait pas tout le monde

.

-       Celui là je ne sais pas qui c’est. Françoise, Etienne, vous ?

-       Stéphane Lambert.

-       Vous êtes le peintre ?

Etienne, qui posait la question semblait ravi de cette rencontre.

-       Oui

-       Enchanté de vous connaître, nous avons un pastel de vous.

-       Félicitations.

Lambert sourit poliment et reprit la conversation qu’il menait à leur arrivée, tout en se tournant vers les Garnier de manière à les inclure dans son auditoire. Un petit groupe, les uns tassés sur un canapé, d’autres assis par terre, certains debout, semblaient boire ses paroles. Sa cote avait peu baissé lors de l’effondrement des années quatre-vingt-dix, et s’était envolée pendant l’embellie de la fin de siècle. Il se répandait fréquemment dans les médias, produisait à tout va pour les commandes publiques, pour sa clientèle des galeries, en publiant des ouvrages de bibliophilie, des multiples, etc. Sa femme se chargeait de ses relations avec la presse et savait créer les évènement qui faisaient parler de lui.

-       Ca n’est pas une crise, c’est une révolution. Le système était décadent, il est mort.

-       De quelle révolution parlez-vous ?

Tout le monde s’esclaffa tant la remarque d’Etienne leur semblait incongrue. Lambert repris :

-       Le besoin d’éthique n’est pas nouveau, mais la demande des consommateurs n’avait pas été suffisamment prise au sérieux, ça restait du gadget. Des produits sains, élaborés dans le respect de la démocratie et le respect de l’écosystème, c’était un « plus » pour les marchands de voyages, le rayon bio des hypermarchés, un petit argument marketing pour les tapis garantis vierges d’esclavage infantile, un petit plus seulement. Il aurait fallu prendre les choses plus au sérieux plus tôt pour éviter cette maladie des porcs. Principe de précaution, mon cul, tout le monde s’en foutait du principe de précaution sinon l’agriculture productiviste aurait été bannie depuis longtemps. On ne savait pas tout ce qui pouvait se produire, mais on savait que ça arriverait, cette catastrophe-là ou une autre.

-       Et qui aurait dû en décider selon vous ?

-       Les politiques, ces pantins sans couilles qui foutent leurs opinions au garde à vous dès que leur siège est en jeu. Ils n’ont rien décidé et ne décideront jamais rien, la politique c’est du pipeau sauf personnalité d’exception, et je n’en vois pas.

-       C’est quoi votre révolution ?

-       Pas « ma », la révolution c’est que tout le retard accumulé va se rattraper d’un coup. Maintenant l’agriculture chimique, les organismes génétiquement modifiés, l’urbanisme à échelle inhumaine, tout ça va s’arrêter. Dans la foulée, les aberrations d’un monde centré autour de l’automobile, d’un monde qui laisse croître anarchiquement sa population, d’un monde qui joue avec les feux atomiques, d’un monde qui fabrique des armes à tout va et les vend à qui paye, d’un monde animé par le nerf de la guerre, le fric, le fric, le fric, ces aberrations vont disparaître.

Ce fut au tour d’Etienne d’éclater de rire comme d’une bonne blague.

-       Vous croyez ce que vous dites ?

Luc s’approcha et salua vaguement Etienne en regardant Stéphane.

-       Quelle peinture nous fait-il encore celui-là ?

-       Celui-là te dit que le peuple en a ras la calotte des apprentis sorciers du libéralisme et qu’il ne laissera pas  les énarques et les capitaines d’industrie ni les marchands et les professeurs détruire sa planète.

-       Petit ange.

Luc lui tapota l’épaule et entraîna les nouveaux arrivants au premier étage où ils s’assirent sur des poufs. Etienne aurait bien aimé pouvoir acheter une toile de Lambert à prix marchand, mais il reconnut en lui-même que le moment était mal choisi. Luc s’adressait à lui.

-       Il n’a pas tort, ce serait bienvenu sa révolution et son avis se trouve partagé de New-York à Pékin. Mais je vois mal sur quelle structure actuelle ou nouvelle elle s’appuierait.

-       A propos de New-York, vous y retournez quand ?

Françoise pour l’heure n’avait cure des révolutions et des toiles de Lambert. Abigail avait entendu sa question.

-       Après-demain pour trois semaines.

Elle regardait Lambert.

-       Partagé par quels décideurs Luc, c’est une vieille lune qui agite les journaux et les intellos hors du réel. Pensez-vous que l’économie puisse changer du jour au lendemain d’un claquement de doigt, et surtout qu’un autre moteur que le profit puisse la faire tourner ?

-       Non, mais je crois que les profits ne sont pas générés sans l’aval des consommateurs. Souvenez-vous du mouvement consumériste de Ralph Nader, il ne s’opposait pas au profit, il voulait que les clients en aient pour leur argent. Il y a peut-être une chance que la maladie des porcs fasse prendre conscience à la masse des consommateurs qu’il faut inclure la préservation de la diversité dans les calculs des rapports qualité/prix.

-       Ok, c’est un mouvement déjà amorcé, mais de là à parler de révolution !

-       Sauf si les politiques appuyaient sur la pédale pour qu’on aille dans ce sens, l’OMC, l’ONU, tous ces « grands machins » pourraient accentuer la tendance, et la bourse suivrait. A vrai dire on n’en voit pas les prémices.

Abigail  en T-shirt noir, jean noir, s’était assise sur le pouf de Luc dont elle enserrait la taille des bras.

-       Qu’est ce qu’il peint ton ami Lambert ?

-       Regarde derrière toi.

-       Ah ! C’est de lui ça ?

Elle se tourna vers une toile accrochée au mur qui devait bien mesurer un peu plus de deux mètres de haut par un peu plus d’un mètre de large. Le tiers gauche était occupé sur toute la hauteur par une femme à l’allure de déesse mère, entièrement nue à l’exception d’une longue écharpe moirée. Elle poussait un caddie qui regorgeait de marchandises, l’arrière plan montrait un parking d’hypermarché curieusement prolongé par une plage et la mer qu’on entrevoyait entre les voitures.

Lambert avait utilisé presque exclusivement les couleurs primaires qu’affectionnaient les nabis, les fauves et les expressionnistes allemands. Des surfaces de couleur s’enchevêtraient, souvent cernées de noir. La chaleur des pigments évoquait un peu Klimt et Gauguin ou Marc. Chaque centimètre carré de la toile aurait pu être isolé du tout et constituer une œuvre en soi tant la géométrie des constructions et la disposition des teintes étaient élaborées.

La femme semblait sortir de la toile, cagneuse, présente, arrogante.

-       Ca nous change du conceptuel, n’est ce pas Luc ? Lorsque nous avons acheté le petit pastel de Lambert il était encore sacrilège d’aimer les peintres figuratifs.

Lambert les avait rejoint.

-       Haro sur les bidets des suiveurs de Duchamp. Tout art est en soi conceptuel. L’art conceptuel est la dernière épuration de l’art, où l’art a disparu au bénéfice du discours sur l’art. Moi je ne fais pas des discours, je fais de la peinture.

-       De la peinture symbolique non ?

-       Rhétorique, et technique, et stylistique, de l’art quoi.

-       Tu es un manifeste vivant , « petit ange ».

Françoise regardait Luc, ses yeux moqueurs et les sourires amicaux dont il accompagnait ses petites piques. Elle voyait Abigail, accolée contre lui, et l’enviait.

-       Et toi un artiste refoulé. D’ailleurs tu habites un atelier, quand vas-tu acheter des pinceaux ? Vous, Etienne, vous êtes aussi un artiste contrarié ?

-       Ca ne m’est jamais venu à l’esprit d’acheter des pinceaux. Je ne sais pas dessiner, non, je me tiens au courant, j’achète quelques toiles.

Françoise lui lança un regard moqueur.

-       Tu veux dire que tu payes quelques toiles, c’est plutôt moi qui les choisis.

-       Ainsi c’est vous qui avez choisi un pastel de moi ?

-       Oui

-       Pourquoi pas une toile ?

-       Demandez à Etienne.

-       Françoise !

-       Ah le prix, le prix ! Toutes les œuvres chères ne sont pas bonnes, mais toutes les bonnes œuvres sont chères.

-       Décidément tu fais fort dans le péremptoire.

-       Il n’y a rien de péremptoire la-dedans, le marché sait reconnaître les talents, et il est assez ouvert pour qu’il n’y ait plus de génie méconnu. En revanche, de la merde peut temporairement se trouver montée en épingle par des spéculateurs ou des philistins d’intellos.

-       Moi j’aime bien des croûtes qui ne valent pas un nickel sur le marché.

-       Abi vous êtes charmante, moi aussi « j’aime bien », mais je ne vous parle pas de décorer une maison de campagne avec de la brocante, je parle d’œuvre d’art, d’une « bonne œuvre d’art ». Une croûte qu’on « aime bien » c’est une œuvre d’art inaboutie  par défaut de technique ou défaut de style, ou de rhétorique.

-       Vous parlez toujours de rhétorique...

-       Je ne vous parle pas des arts décoratifs.

-       Parce que vos toiles n’ont pas de fonction décorative ?

-       L’art n’a aucune fonction utilitaire. Par nature il a une fonction de transcendance.

-       Petit ange, tu vas virer archange.

Françoise se retourna vers Luc avec un peu de vivacité, comme si son ironie lui semblait déplacée.

-       Non Luc, Stéphane dit des vérités qui paraissent ringardes et provocatrices, mais j’ai plaisir à les entendre et, Stéphane, je comprends pourquoi votre peinture me plait.

-       Et mes pastels.

-       A défaut, oui.

-       Venez me voir, je vous montrerai comment je fabrique de la transcendance.

Etienne se sentait implicitement méprisé ou à tout le moins ignoré par Lambert, Luc, et Françoise. Il n’aimait pas cette réception « baba-cool », il n’aimait pas ce personnage bavard. Dès que l’heure lui sembla décente il fit signe à Françoise et ils levèrent le camp très civilement.

Avant de quitter Paris pour les État s-Unis, Luc transmit à Françoise une invitation de Lambert à lui rendre visite quand elle le souhaiterait dans son atelier.

A la fin du mois de mars, Marie, qui désormais habitait au « plateau » à Dakar, décida de prendre une semaine de vacances. Claire fit en sorte d’être libre chaque après midi et elles marchèrent longuement dans la médina, explorant les marchés, dénichant les artisans.

Marie la conduisait chez ses amis et parents où on leur offrait le thé ou toutes sortes de « niamas-niamas » et friandises. Elles se baignaient à la pointe des Almadies ou au Lagon, lorsqu’elles ne restaient pas sur la plage de Hann. Cette semaine fut trop vite finie à leur gré. Les soirées leur permettaient de discuter à l’infini. Parfois les échanges se faisaient en wolof que désormais Claire parlait sans trop de difficulté.

Elles s’étaient vues presque chaque jour pour des raisons professionnelles, elles avaient souvent dîné ou déjeuné ensemble avec ou sans Malik au cours des mois précédents. Après cette semaine où elles ne se quittèrent pas elles étaient devenues de très proches amies.

Un rapport préliminaire, établi par l’OIE sur la base de l’ensemble des études effectuées dans chacun des État s membres fut publié à la mi-mars. Il n’apportait guère d’éléments nouveaux, mais dressait un tableau assez complet du récent fléau. On ne pouvait pas déterminer l’origine de la panzootie, on ne pouvait pas énoncer la forme de l’agent pathogène, on ne pouvait pas décliner les vecteurs qu’il suivait, on ne pouvait pas évaluer le délai d’incubation de la maladie.

On pouvait et on avait dressé la liste des symptômes de la maladie, qui coïncidaient d’ailleurs presque parfaitement avec ceux de la peste porcine : si au tableau manquait l’hyperthermie on retrouvait anorexie, rougeurs cutanées, léthargie, augmentation du pouls et du rythme respiratoire, vomissements, diarrhées sanguinolentes, écoulements oculaires, cyanoses, troubles de la coordination, nécroses, ulcérations. Ces symptômes apparaissaient seulement vingt-quatre à quarante-huit heures, au lieu  de cinq à quinze jours, avant la mort des porcs qui atteignait un taux de cent pour cent comme dans la peste porcine. Mais ils apparaissaient seulement chez les mâles, ne s’accompagnaient d’aucune réaction immunitaire et s’accompagnaient toujours d’un dérèglement de la duplication des gènes associés à la présence du chromosome Y. et de la présence  d’une enzyme dont on avait trouvé des quantités anormales dans tous les tissus touchés par la dégénérescence.

On dressait également la liste de tous les tests de dépistage et de tous les traitements qui avaient été essayés sans succès.

On donnait l’inventaire, la chronologie, la répartition géographique des pertes de cheptel, tant en animaux atteints qu’en unités abattues préventivement.

L’analyse de toutes ces données ne permettait pas de tirer de conclusion ni de poser de sérieuses hypothèses sur aucune des interrogations posées. Il était arrivé bien des fois dans l’histoire que la science reste muette sur tel ou tel phénomène. C’était la première fois qu’un désastre panzootique d’une telle envergure se produisait, et la première fois qu’une maladie resta aussi discrète sur ses origines et ses mécanismes.

Le rapport s’étendait sur le chiffrage économique de la maladie et donnait une suite de préconisations à l’usage des gouvernements et des instances mondiales de régulation. Le rôle de l’OIE se limitant à la lutte contre les épizooties, on attendait les rapports de la FAO, de l’OMC, du FMI…, mais aucun ne lèverait l’angoisse des populations devant l’opacité nouvelle du monde des organismes génétiquement modifiés, de l’élevage et de l’agriculture extensive, du monde de la productivité à tout prix, de la concurrence acharnée, du règne de la marchandise.

Malik n’accusait pas le « mercantilisme hégémonique », dénoncé à longueur de colonnes par la majorité des médias. Il considérait que l’harmonisation d’un monde qui avait changé de nature en changeant d’échelle au cours du siècle précédent ne se ferait assurément pas sans heurts. La progression quasi exponentielle du nombre des échanges, la croissance démographique, la multiplication des informations et des réseaux de transmission de l’information, l’automatisation des tâches, l’urbanisation, avaient fini par dresser un paysage sans repères. Ces changements entraînaient également la prééminence de l’individu sur le groupe.

Peut-être devait-il à son éducation musulmane la coloration fataliste de sa perception des choses. Il ne croyait pas aux catastrophes définitives, ni aux révolutions durables. Il pensait que la complexification croissante de l’organisation humaine finirait par aboutir à un monde ni pire ni meilleur où la « nature » toutefois serait totalement domestiquée. Il devait cet espoir scientiste au versant occidental de son éducation. Les drames de l’époque lui apparaissaient comme des épiphénomènes sur la route assurée du progrès.

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