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xxpower
27 février 2007

xx power 17

Julie n’avait pas beaucoup parlé pendant le trajet du retour de Port Blanc vers Paris avec Claire. Elles avaient bu un café chez Jean Le Du avant le départ. Claire devinait qu’il attendait d’elle qu’elle tente de rassurer sa femme. Elle avait évoqué toutes les femmes de marins péris en mer, lui laissant augurer que son sort ne serait pas pire. Elle avait répété ce qu’elle savait des projets mutualistes des 3w.  Dans la voiture, Julie s’était à nouveau installée sur les sièges arrière. La radio qu’avait choisie Claire diffusait de la world music.

Il fallut à nouveau se rendre à Tréguier pour intégrer un convoi. Comme il s’en formait un à destination de Rennes, elles s’y joignirent afin d’éviter l’étape de Saint Brieuc. Julie ressassait la question de Claire «  Qu’est-ce qui aurait pu lui faire très très plaisir avant qu’il sniffe ? ». Samy Kadian ne ressemblait pas aux autres garçons, tout au moins pas à la majorité de ceux que Julie connaissait. Il ne vouait pas de culte aux top-models, ni aux joueurs de football, et n’avait rien pour autant d’un boutonneux polar. A quinze ans  et quelques mois, il mesurait près d’un mètre quatre-vingt-dix et venait d’entrer en terminale. Ses amis se comptaient sur les doigts de la main, Julie en faisait partie. Depuis l’année précédente ils se voyaient chaque jour et se téléphonaient plusieurs fois par jour, sans parler des messages qu’ils s’adressaient par e-mail.

Aux yeux de leur cercle de copains Julie avait le statut de « petite amie en titre » de Samy. Ils s’écrivaient des poèmes et passaient des heures dans les bras l’un de l’autre à parler, flirter, fumer des joints en écoutant du raï. L’annonce de la mort des hommes les avait anéantis. Samy avait adopté une attitude de détachement cynique et, avant les vacances d’été, il s’était souvent montré moqueur vis à vis de Julie auprès de laquelle il se réfugiait toujours. A la rentrée des classes il était métamorphosé. L’herbe ne lui apportait plus de réconfort, ses amis non plus, il passait de l’alcool à la colle et ne voulait plus voir Julie. Il était sur une sale pente qui de la colle le conduirait au crack et à l’héro. Julie se demandait si l’oubli dans la drogue ne constituait pas après tout la réponse la plus intelligente à cet inacceptable manque d'avenir dont souffraient tous les hommes. Pourtant l’exemple de Stéphane, de Luc, de tant d’autres que Françoise lui faisait rencontrer, montraient que l’avenir est tout relatif lorsqu’on accorde toutes les priorités au présent. Ces hommes n’étaient en rien exceptionnels. On en voyait partout de très communs qui sifflotaient en travaillant, d’autres faisaient du jogging ou plantaient des arbres, soignaient leur apparence. Et combien fréquentaient les restaurants, choisissaient leur fromager, se fournissaient chez les meilleurs bouchers, pâtissiers, traiteurs et autres cavistes ?  Quand bien même Claire ferait-elle preuve de trop d’optimisme ; et même si le caractère de Samy ne lui permettait pas d’être assez « positif » pour nier la mort au bénéfice de ce qui lui restait à vivre ; Julie se dit qu’elle devait choisir ce qui lui ferait très très plaisir à elle-même.

Elle décida de consacrer les jours, les semaines, ou les mois, qui seraient accordés à Samy, aux plaisirs qu’il saurait lui donner, au plaisir qu’elle pourrait avoir le bonheur de lui offrir, au présent.

-       Claire ?

-       Julie ! Tu te réveilles enfin !

-       Tu ne connais pas Samy Kadian ?

-       C’est un de tes copains non ?

-       Non, c’est mon ami qui sniffe. Tu ne l’as jamais vu, il se terre depuis les vacances.

-       Alors ? Samy Kadian ?

-       Tu vas en entendre beaucoup parler.

-       Félicitations, mademoiselle, je suis contente pour vous deux.

-       Merci, Claire. Merci. Merci. Mille fois merci.

Dès son retour de Port Blanc, elle s’était consacrée à la tâche qu’elle s’était fixée. Samy avait opposé une résistance hargneuse, nourrie par le dèsespoir.

-       Samy, je veux que tu te suicides ou que tu vives avec moi.

Ce furent les premiers mots qu’elle lui adressa le jour où elle l’aborda sur un trottoir.

-       Je me fous de ce que tu veux.

-       Moi, je me soucie de ce que tu fais. Tu es lâche. Au lieu de te flinguer, tu te détruis lentement. Aies au moins le courage de te tuer.

-       Tu fais ta girl-scout ou quoi ? Ca te regarde en quoi ce que je fais ?

-       Je t’aime. Si tu ne veux plus m’aimer, je ne veux pas voir ta déchéance, je préfère te savoir mort.

-       Ne t’en fais pas, je vais crever ça c’est sûr.

-       Tu ne m’as pas bien comprise. Je te le répète : soit tu vis avec moi, soit tu te suicides. Et je vais te forcer à choisir.

-       Tu es complètement barje. Laisse-moi.

-       Pas question, je ne te lâcherai plus d’une semelle, tiens, prends.

Elle lui tendit une boite de pilules. Elle tenait Samy par la manche, elle était calme et déterminée.

-       Je n’ai pas besoin de tes médicaments, j’ai tout ce qu’il faut.

-       Celui-là tue plus rapidement. Tu le prends devant moi, je te regarde mourir et je m’en vais. Sinon tu viens vivre avec moi.

-       Quel pouvoir crois-tu avoir sur moi ?

-       Je sais ce que je veux. En face de ta faiblesse et de ton indécision ça fait beaucoup.

-       Allez, fous le camp !

-       Mais non Samy, je ne te quitte plus.

-       C’est ce qu’on va voir.

Il se libéra de Julie et prit ses jambes à son cou. Julie ? tout en le poursuivant ? voyait leur écart s’accroître. Elle profita du temps qu’il mit à trouver ses clefs et à les introduire dans la serrure pour le rattraper. Sans prononcer un mot elle prit l’élan qu’il lui fallait pour le renverser et se propulsa en l’entraînant à l’intérieur de l’appartement. La brutalité du geste ébahit Samy.

-       C’est toi Sam ? Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?

Madame Kadian se profilait au bout du couloir. Elle connaissait bien Julie mais fut étonnée de la phrase qu’elle prononça.

-       Bonjour Madame, j’ai décidé que Samy devait choisir entre la vie et la mort. Je ne le quitterai plus, il doit vivre avec moi ou se suicider.

-       Julie, tu dis que Samy doit se suicider ?

-       Non, il se suicide déjà lentement. Moi je veux qu’il vive avec moi. Il m’aimait, et je l’aime. Mais s’il décide de mourir, qu’il le fasse vite et proprement.

-       Comment peux-tu parler de mourir proprement !

-       Comment pouvez-vous accepter qu’il devienne un déchet !

-       Assez ! Si tu veux vivre avec moi tu vas vivre avec moi, tu verras ce que ça veut dire de vivre en attendant la mort.

-       Mais Sam, qu’est-ce que tu dis, comment allez vous vivre ?

-       Ne vous inquiétez pas , Madame. Nous allons vivre.

Elle avait prit les choses en main. Julie aida madame Kadian à préparer les bagages de son fils qui demeura, pendant tout le temps que cela leur demanda, vautré dans un fauteuil, égaré.

Samy avait, de mauvais gré, cédé face à l’obstination de Julie. Dans l’instant, il souhaitait seulement mettre un terme à ses harcèlements, dont il ne doutait pas qu’ils n’auraient pas cessé autrement. L’excès de sollicitude qu’ils dénotaient n’avaient pas entamé son désespoir.

Il fallut à Julie toute la patience d’un dresseur de fauves pour qu’elle parvienne à l’apprivoiser. De hargnes en bouderies, de bouderies en prostrations, de menaces en caresses, d’assauts en douceurs, de fatigues en fatigues jusqu’à l’épuisement, Julie combattit pendant cinq jours sans discontinuer. Françoise la soutenait, Claire et Marie aussi. Samy n’avait plus tenté de s’enfuir depuis que Julie l’avait enlevé. Il apprenait pas-à-pas avec elle à vivre sans espoir, à comprendre que l’espoir fait mourir en fournissant l’alibi des lendemains qui chantent, pour ne rien vivre des aujourd’hui qui font peur. Elle apprenait à vivre en sachant que son bonheur actuel pouvait s’arrêter brusquement.

La conscience de leur fragilité favorisait l’acuité de leurs émotions. C’est du partage de cette conscience que naissait leur appétit. Il avait fallu que Julie fasse preuve d’une obstination proche de la foi pour qu’enfin elle parvienne à casser les carapaces dont Samy usait pour se protéger. L’ironie fut la plus tenace d’entre elles.

La valeur ne réside pas dans les choses mais dans le regard qu’on leur porte. L’ironie dévalorise, c’est l’arme ultime de la peur. Le regard, dont le désir est une composante, exprime, en saisissant les choses, l’identité de celui qui regarde. Julie dut comprendre pour elle-même la nécessité vitale de l’égoïsme, pour apprendre à Samy ensuite, à devenir égoïste. Car le désir naît de l’égoïsme. Claire le lui avait dit : « D’abord il faut s’aimer soi-même ». En cherchant à sortir Samy de sa destruction, Julie comprit que c’est dans ce qu’on nomme « altruisme » que réside le véritable égoïsme.

C’est le jour de la projection du pré-montage de son film que Julie rencontra Stéphane pour la première fois. Il avait invité un groupe restreint de fidèles, au nombre desquels figurait Luc, de passage à Paris avec Abigail. Françoise, qui en avait suivi l’élaboration, voyait également pour la première fois les images de Lambert. Un dîner rassembla tout le monde dans l’atelier du peintre qui souhaitait écouter les avis et les critiques avant de peaufiner la mouture définitive de « Gaïa ». Samy était là. Julie se sentit très proche de sa mère lorsqu’elle la vit en compagnie de Stéphane et put constater la connivence qui les unissait.

Au cours de la soirée de présentation du film, Françoise annonça qu’elle attendait un enfant de Stéphane. Elle précisa tout de suite que les examens assuraient que ce serait une fille. Abi espérait aussi pouvoir être enceinte de Luc, et Julie de Samy, et des millions de femmes n’avaient pas de vœu plus cher que celui là. Souhaitaient-elles donner un prolongement dans le monde futur à l’homme qui n’y serait pas ? Ou voulaient-elles profiter des facilités de procréation qu’offraient les mâles avant qu’ils ne disparaissent ? Remplissaient-elles tout simplement leur office de mères ? Désiraient-elles offrir à leurs hommes une ultime satisfaction de puissance ? Toutes les femmes se sentaient génitrices, la religion de Gaïa les gagnait sans qu’un seul de ses principes ait été énoncé. Leur nature les poussait à se faire engrosser. Elles ne se savaient pas encore déesses, mais elles voulaient toutes être mères.

Stéphane fut abreuvé de compliments. Son film était abouti, conseils et critiques portèrent sur d’infimes détails.

Le mot « envoûtant » revenait dans tous les commentaires. Les spectateurs étaient restés assis sans rien dire, longtemps après le générique de fin. Ils étaient stupéfaits et jubilaient intérieurement. Stéphane venait de leur offrir une interprétation du monde totalement novatrice. Une année plus tôt, « Gaïa » n’aurait sans doute pas recueilli un accueil aussi unanime. La proximité d’un univers uniquement féminin et la fréquente imputation de la mort des hommes à leur arrogance vis à vis de la terre, donnaient de la pertinence aux thèses de Lambert. Même si l’assistance lui était acquise, la chaleur et la sincérité des applaudissements le rasséréna.

-       C’est ton chef-d’œuvre. Et c’est le plus beau film et le plus émouvant que j’ai jamais vu.

-       Venant d’un homme aussi peu flatteur que toi, Luc, le compliment vaut tous les oscars.

-       Tu les recevras également, cela ne fait aucun doute.

-       Dès que le film sera sorti je vais me remettre à la peinture. Cette séquence des cercles, je veux la saisir sur une toile, la magnifier, en tirer une image aussi forte que le triptyque de Bosch. Sur un panneau central, je montrerai une réunion gigantesque, en perspective, une vue d’ensemble avec plein de détails en gros plans et, dans le lointain, des cercles et des apartés. Sur le panneau de gauche figurera un paysage mi-urbain, mi-champêtre, où l’on verra les femmes travailler dans des souks, des bureaux, des jardins. Sur le panneau de droite je peindrai Françoise, éclatée en mille fragments dont chacun sera également son portrait. Elle sera dans la mer, debout, un pied dans l’eau et l’autre sur un rocher. On verra la naissance du monde. J’ai déjà fait bâtir les châssis et enduire les toiles.

-       Aussi curieux que cela puisse te sembler, je construis sur la base de textes juridiques un paysage légal pour les 3w qui participe du même esprit que ton tableau. Je prends seulement garde d’éviter toute connotation mystique ou religieuse.

-       C’est la différence entre l’art et les autres activités humaines : la rhétorique. Les cercles sont religieux pour qui le veut ; pour moi c’est une expression transcendante des relations sociales épurées de toute trace de soumission. Si la religion, c’est ce qui relie les humains, alors les cercles sont religieux.

-       Une religion sans prêtre, dans un monde sans roi, où chaque femme serait la déesse, c’est ça ?

-       Tu es un bon traducteur.

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