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xxpower
27 février 2007

xxpower 19

Claire et Marie désespéraient de l’Afrique. Elles parvenaient à mobiliser des fonds, mais la déliquescence des État s ne permettait pas l’exécution des programmes. Les armées, celles de l’OTAN comme celle de l’Union Européenne, présentes sur tous les océans, effectuaient bien quelques parachutages dans les régions côtières, tout particulièrement dans les plaines de Guinée proches du Fouta Djalon, mais les besoins dépassaient de très loin cette assistance a minima.

Les amazones gagnaient du terrain. Elles dominaient le Mali, le Burkina, la Guinée, le sud du Sénégal, jusqu’au Sine Saloum. Les épidémies ne leur permettaient pas de prendre possession des capitales où les pillards détruisaient même les bâtiments. L’Afrique apparaissait comme un membre gangrené du monde.

L’Europe balkanique et les État s du Caucase à la Sibérie vivaient un sort comparable. On avait craint des chantages à l’atome et le développement d’actions terroristes d’envergure, mais les tensions internationales furent amoindries par les effondrements internes chez les agresseurs potentiels. Israël s’était vidé en un exode précipité. Une noria de bateaux et d’avions transporta tout un pays, via Chypre jusqu’aux bouts du monde en une nouvelle diaspora. Le dieu des hommes abandonnait son peuple élu. Egyptiens, Syro-libanais, Jordaniens, pillèrent les jardins de Sion.

La Chine maîtrisait son hécatombe. Un équivalent des 3w s’était allié aux autorités. L’information filtrait peu, l’immense frontière était fermée, les liens avec l’extérieur avaient été coupés. L’urgence avait imposé de dresser une nouvelle muraille au sud et à l’est pour contenir la pagaille de l’Indochine, de l’Inde et de l’Indonésie, comme celle des pays de l’Oural. A Paris, comme à New-York ou San Francisco, les Chinoises avaient massivement rejoint les structures des 3w.

La priorité pour Claire et Marie consistait à rétablir les relations aériennes et maritimes avec les capitales africaines. Le renversement du rapport de force approchait à la même vitesse que s’amenuisait la population mâle. Toutefois cette certitude exonérait les occidentaux de toute intervention qui aurait pu sans attendre et sans risque d’enlisement pacifier la région. La Commission européenne des Affaires africaines préparait les plans d’urgence en attendant l’heure de les mettre en œuvre. Dès que la situation le permettrait Claire et Marie gagneraient Dakar.

Françoise savait que Stéphane n’avait pas peur. Abigail  savait que Luc n’avait jamais eu peur. Loïs était née quelques jours avant sa mort. Elle était prématurée, Abi et Loïs n’avaient pas encore quitté la clinique lorsqu’on apprit la mort de Luc. Il avait vu sa petite fille dans la couveuse, il venait la voir tous les matins et tous les soirs. Le soir où il ne vint pas Abigail eut un pressentiment. Les téléphones de la FAO sonnaient absent lorsqu’elle s’était décidée à appeler. L’adjointe de Luc finit par lui téléphoner depuis la morgue de l’hôpital. Une congestion cérébrale l’avait emporté ; on n’avait rien pu faire, c’était la maladie. La Maladie, celle que personne n’avait jamais baptisée, on disait La Maladie, ça suffisait. Il avait survécu de presque une année à Malik. Désormais les derniers hommes comptaient leur avenir en jours. A travers le monde les armes s’étaient tues.

Jamais au cours de l’histoire de l’humanité autant de changements avaient eu lieu en aussi peu de temps. Jamais en si peu de mois autant d’individus, de femmes, s’étaient formées à des techniques dont elles ignoraient même l’existence auparavant. Jamais la géographie, l’économie, la politique, n’avaient subi de telles modifications en un laps de temps aussi court. Les guerres mondiales, les campagnes coloniales, la révolution industrielle ou celle de l’information, n’étaient rien en comparaison du bouleversement complet des mœurs et des institutions qui se réalisait. En un délai insignifiant, même à l’échelle d’une vie, le monde avait changé. On appellerait cette période par la suite ou bien « L’année zéro », ou bien « La Mue ».

Il faudrait plusieurs années pour faire la lumière sur ce qui s’était passé au jour le jour, tant en occident que dans les zones moins favorisées. L’information au quotidien fut pléthorique, mais c’est avec le recul seulement que le sens des évènements fut mieux compris. Malgré les dèsastres de toutes natures, l’irrémédiable fut toujours évité. Les dépositaires de l’arme atomique ne l’utilisèrent même pas comme arme de chantage ; il n’y avait pas d’enjeu. Les armes biologiques auraient pu tenter des terroristes, mais là encore les enjeux s’effondraient, les revendications nationalistes et religieuses n’avaient plus de sens et n’alimentaient plus que leur propre déliquescence. Les hommes, dont la nature de constructeurs avait été vérifiée au cours des siècles de l’histoire, se passaient de détruire, en cela surpassés par la nature de La Maladie. Ils coopérèrent avec zèle et efficacité à la re-fondation du monde.

Luc n’avait pas peur. « La Mue » le réjouissait, la naissance de Loïs l’émut. Abigail,  surmenée, n’avait pas pu mener à terme sa grossesse, mais Loïs était là, et vivrait. Dale, Magda, Mona, et leurs autres amies sauraient entourer Abi et sa petite fille. Il n’avait pas peur. Il pestait de ne pas pouvoir vivre assez longtemps, assez longtemps pour faire partie du nouveau monde.

       Samy était mort depuis trois mois, Julie était enceinte de quatre mois, et Françoise de sept mois. Les premières belles journées faisaient penser au printemps. Qui le voulait vendait des jonquilles sur les trottoirs de Paris. Julie en avait acheté une botte à une jeune et jolie gitane qui ne savait pas trois mots de Français en arrivant à Saint-Germain. Elle avait marché tout au long de la rue de Grenelle avec Elise jusqu’au Vieux Colombier. Il était rare de croiser un homme, et lorsqu’il s’agissait d’un enfant leur cœur se serrait. Presque tous leurs amis garçons avaient disparus. Les pères de toutes leurs amies, presque tous aussi. Environ huit pour cent des hommes de Paris survivaient ; certains ne faisaient pas que survivre, on se les disputait, certains se terraient. La plupart engraissaient comme des esclaves Incas voués au sacrifice.

Françoise ne venait plus que très rarement chez elle aux Invalides, elle habitait avec Stéphane. A l’heure du déjeuner Julie la rejoignait dans un restaurant pas trop éloigné de ses bureaux. Elise, ou Sabine, ou Anna, l’accompagnait de temps en temps, le plus souvent c’était Elise. Ce jour là elles étaient heureuses. Il faisait un temps radieux, et elles avaient faim. Les bistrots, sandwicheries, brasseries, restaurants, ne désemplissaient pas. Les femmes n’avaient guère de temps pour cuisiner. Elles prirent une table à la terrasse du « Provence », où elles s’étaient donné rendez-vous. Jamais on avait vu autant de femmes enceintes. Les femmes les plus souriantes avaient un gros ventre. A contrario les plus plates faisaient pitié.

-       Je suis de plus en plus affamée, c’est terrible.

-       Et moi alors ! Oubliée la bouteille d’eau, je n’arrête pas de grignoter. Mais toi tu te lèves même la nuit pour bouffer.

-       Rarement non ?

-       Hum ! De moins en moins rarement je dirais.

-       Julie, ça t’ennuie !

Elise s’était fait câline, ce qui fit sourire son amie.

-       Non, ma grosse.

-       Ne m’appelle pas comme ça. Je suis grosse ?

-       Pas grosse, énorme, gargantuesque, plantureuse.

-       Tant mieux !

-       Maman ! Hello !

Françoise sortait d’une voiture du ministère. La présidente des 3w avait gardé son bureau de sous-secrétaire d’État  à la Recherche. A vrai dire le ministère de la recherche, comme tous les autres, avait terriblement diminué ses effectifs. Les hommes n’étaient pas remplacés par de nouvelles recrues, et les femmes, pour le plus grand nombre d’entre elles, étaient parties vers des cieux moins administratifs et plus productifs. Le siège parisien des 3w avait profité de cette hémorragie.

-       Avez vous commandé mes petites ?

-       Maman !

-       Mes grandes !

-       On vient juste d’arriver. On a une faim d’ogresses, toi aussi maman ?

-       Stéphane m’a préparé un petit déjeuner de reine ce matin. Il m’a réveillée avec un buffet pléthorique. Des fruits, des crèmes, des confitures, des viennoiseries, café, chocolat, thé. Je me demande bien ce qu’il a fait des restes. On pouvait encore nourrir un bataillon quand je suis partie.

-       Veinarde !

-       Et vous, comment se comportent vos petits ventres , Elise ?

-       Les fruits de nos entrailles vont bien, mais nos entrailles crient famine.

-       Alors ? Osso-buco ?

-       Tapenade et caviar d’aubergine pour attendre, avec plein d’olives. D’accord Elise ?

-       Et du vin rosé avec des glaçons. Ok..

Chacune au cours du déjeuner raconta les dernières nouvelles. A l’institut Pasteur Julie se sentait de plus en plus opérationnelle. Elise approuva la décision de surseoir à tous congés scolaires ou autres qui venait d’être publiée. Françoise sollicita leur avis sur quelques orientations à propos desquelles on demandait son arbitrage. Sous la banne translucide qui recouvrait la terrasse  il faisait presque trop chaud. Le service fut rapide car on savait que Françoise disposait de très peu de temps. On leur servait les cafés lorsque son téléphone sonna et qu’on lui annonça la mort de Stéphane.

Elle apprendrait par une lettre qu’il lui avait écrite juste après son départ qu’il s’était suicidé. Une rectoragie aiguë l’aurait de toute façon emporté en quelques heures ou quelques jours, il n’avait pas voulu vivre cette déchéance. A peine avait-elle raccroché, des journalistes à moto s’arrêtaient en face du « Provence ». Julie comme Elise ne comprenaient pas ce qui se passait.

-       Maman, qu’est-ce qui t’arrive ?

Lorsqu’elle vit les larmes couler sur les joues de sa mère Julie compris ce qui venait d’arriver. Les reporters la mitraillaient déjà, ils s’approchaient pour l’interviewer. Julie se leva en leur criant de s’en aller. Elle prit Françoise par le bras et la fit entrer à l’intérieur du restaurant où elle s’assit sur une banquette de la salle du fond, serrée dans les bras de sa fille. Elles ne parlaient pas, respirant toutes les deux profondément en s’embrassant. La patronne apporta des cognacs. Elise leur tenait les mains dans les siennes. Elles se recueillirent plusieurs minutes. La voiture du ministère était revenue et sa conductrice vint chercher Françoise ; elle avait entendu la radio et présenta ses condoléances. Comme Françoise ne voulait pas voir Stéphane mort, elles repartirent vers le ministère pendant qu’Elise et Julie se rendaient à l’Atelier.

La décision d’organiser des funérailles nationales fut prise par le comité de présidence qui assurait l’intérim du Président dans l’attente de la modification des institutions. Elles eurent lieu le surlendemain, sans discours, place de la Concorde où la foule s’était massée. Des hauts-parleurs diffusaient la musique du film Gaïa. Bien après la fin de la cérémonie, alors que la nuit été tombée, des cercles improvisés entamèrent leur rotation autour de l’obélisque, sur les Champs-Élysées, dans les jardins des Tuileries.

Gaïa, sous forme de cédérom, de DVD, de cassettes vidéo, sur les réseaux du satellite et du câble, en téléchargement sur Internet, en salles, remportait un succès inattendu. Stéphane refusait de céder aux innombrables demandes qu’il recevait d’animer ou de participer à des débats, interviews ou émissions spéciales. Il se consacrait à l’achèvement de son triptyque et peignait parfois pendant quinze heures d’affilée. Des groupes d’écologistes, de féministes, de lesbiennes, des philosophes, des scientifiques, des journalistes, s’appropriaient son film et revendiquaient leur appartenance au monde de Gaïa. Le mouvement traversait tous les continents. Des gourous hommes et femmes réunissaient les foules dans une floraison de sectes centrées sur le culte de Gé. Les 3w veillèrent à préserver les institutions qui naissaient de tout lien avec ces nouvelles religions. Les syncrétismes flamboyants unissaient Gaïa au bouddhisme, à l’hindouisme, à divers animismes, shamanismes, au vaudou. Les religions monothéistes, et particulièrement celles du Livre, restaient exclues de ces soudains engouements.

       La mort de Stéphane eut un retentissement médiatique et populaire que les décès quotidiens de personnalités, fussent- elles adulées, ne provoquait plus depuis des mois. Sa liaison notoire avec Françoise Garnier n’y était peut-être pas étrangère, mais la raison essentielle de l’émotion des foules venait de l’immense succès de son film « Gaïa ».

La plupart de ses fanatiques ne connaissaient pas sa peinture et n’y auraient accordé aucun intérêt douze mois plus tôt. La plupart n’avaient pas compris le tiers du quart des références auxquelles Gaïa faisait appel. Mais toutes lui vouaient un culte aveugle, comme à un messie, un prophète, un maître à tout le moins. Les amours se fondent souvent sur des malentendus, souvent elles ne sauraient être partagées ; l’adulation est de ces amours là. Stéphane se serait gardé sur sa droite et sur sa gauche de tant d’amoureuses mal voyantes. Pourtant, borgnes, bigleuses, et tout incultes qu’elles fussent, elles avaient su voir en lui un ouvreur d’avenirs. Elles vinrent en foule pour sa crémation.

Le triptyque des cercles était achevé. Sa facture classique offrait le meilleur de la modernité. Structures couplées aux déstructurations, minimalisme et maniérisme, alliances, oppositions, thématiques abstraites et folles débauches de figurations symboliques, expressionnistes, hyperréalistes, surréalistes, s’imbriquaient. La richesse du sujet, la maestria de son traitement, déconcertèrent les critiques les plus hépatiques. On avait devant soi Vermeer, Bosch, Arcimboldo, Gauguin, Dali, et Lambert. Les reproductions du triptyque des cercles se retrouvèrent dans les maisons, là où quelques décennies plus tôt on affichait « l’Angélus » de Millet. Au dessus de bien des lits il remplaça les crucifix.

Comme on avait créé des autels pour les dieux Lares, pour les ancêtres, pour Bouddha. Comme on avait disposé dans les maisons des statues de dieux et de saints, des reliques , des emblèmes, on fit place à l’effigie d’une puissance en germe, les cercles de Gaïa. Stéphane vit naître le phénomène et s’empressa de dire : « Attention ».

Stéphane fut l’un des derniers hommes. Petit à petit les chaînes d’information s’étaient toutes mises à diffuser un journal continu, ponctué de rappels des nouveautés juridiques, économiques, et administratives. Le monde changeait si vite que l’actualité ne pouvait plus trouver assez de place dans les formats des journaux bi-quotidiens. Les chaînes câblées s’étaient spécialisées, se répartissant les cibles par groupes socioprofessionnels, par tranche d’âge, et par situation géographique. L’Internet, le web tout particulièrement qui portait le même acronyme -3w- que l’organisation des femmes, constituait l’outil principal de la collecte et de la mise en forme des informations. Chaque administration avait développé son site et y avait progressivement intégré l’accès aux formalités.

Tout moyen de gagner en productivité était recherché et utilisé dans les délais les plus brefs. Le manque de personnel donnait un gigantesque élan à l’automatisation des tâches.

Le changement le plus notable, outre la disparition progressive des silhouettes masculines sur les trottoirs et les écrans, fut le déclin et la disparition de secteurs phares de l’activité des hommes du vingtième siècle. Ainsi la publicité fut parmi les premiers secteurs engloutis. L’affichage, les encarts, les spots, l’événementiel, le merchandising, le packaging, les bons d’achat, le phoning, le sponsoring furent délaissés. Les fabricants et les marchands n’avaient plus à séduire une clientèle rassasiée, mais à satisfaire les besoins essentiels d’une population chamboulée. Leur communication se fit technique et de surcroît éthique. On en était à l’heure des choix, les fantasmes ne faisaient plus le poids.

Les marques survivantes étaient celles qui offraient de réelles qualités de durabilité, de fiabilité, de respect de l’environnement. Les qualités secondaires, les qualités d’agrément, n’étaient pas pour autant oubliées, mais elles ne constituaient plus un critère de choix privilégié. L’image en cette période ne créait plus les réalités, c’étaient les réalités qui forgeaient l’image. Stéphane aurait au moins pu voir son rêve prendre forme.

La rapidité avec laquelle s’opéra la métamorphose de la vie quotidienne en étonna beaucoup. Les ressources de la population féminine tenaient principalement en un sens aigu de l’efficacité. Des projets qui demandaient plusieurs années d’étude et de mise en œuvre se réalisaient en quelques mois. Une fois défini l’objectif, on tirait un trait sur l’accessoire pour se consacrer à l’essentiel, et l’essentiel était bien souvent d’aller vite. Le secret n’était plus de mise, la concurrence jouait dès la naissance d’un projet, et l’arbitrage des pairs évitait des pertes d’énergie, des surproductions, des délais, que l’économie de paix n’aurait pas évités. On était en guerre, une guerre sans ennemi humain, une guerre contre le temps.

Ainsi le réseau des réseaux démontra magistralement la puissance des transversalités. Lorsqu’une entreprise voyait se tarir la demande pour les produits qu’elle fabriquait ou vendait, elle offrait la définition de ses capacités sur le web. A l’inverse, celles qui voulaient satisfaire une nouvelle demande y lançaient leurs appels d’offres. De nombreux agents intelligents établissaient les connections, relevaient les doublons, suggéraient des adaptations. Les patrimoines changèrent de main. La valeur des choses et celle des entreprises n’étaient plus les mêmes, car les perspectives d’avenir, au fur et à mesure qu’elles se dégageaient, laissaient choir les critères du passé.

Valait beaucoup tout ce qui accélérait la recherche en biologie de la reproduction. Valait beaucoup tout ce qui augmentait la qualité comme la quantité du traitement et de la transmission de l’information. Valait beaucoup tout ce qui permettait de valoriser les outils existants dont les produits n’étaient plus demandés. Valait beaucoup ce qui favorisait le développement durable. S’étaient dévalués, tous les produits de consommation à durée de vie moyenne, tels que les automobiles, l’électroménager, l’ameublement par exemple. S’étaient également dévalués les biens immobiliers, les activités liées à la construction. Les services prenaient un envol particulièrement sensible. Le travail humain, tout ce que « l’homme » seul pouvait faire, qu’il s’agisse de réparations, d’artisanat, de mise en relations, avait d’autant plus de valeur que le nombre d’acteurs avait drastiquement diminué.

« La Mue » transformait le paysage et prenait pour le plus grand nombre des allures de chaos. Curieusement la perte des repères habituels dans le présent, comme la difficulté de se faire une représentation claire de l’avenir, déroutèrent sans anéantir. Les femmes cherchaient des arrangements au quotidien. Même en l’absence de la moindre certitude, même dans la plus grande précarité, la multiplicité des emplois offerts satisfaisait le besoin d’action des plus démunies comme des plus entreprenantes. L’esprit de commando faisait tache d’huile. Des projets se faisaient et se défaisaient, se modifiaient, se transformaient, réalisaient une société ostensiblement différente de celle qui mourait.

Les arts ne florissaient guère. On préservait l’acquis sans avoir le temps ni le goût de s’intéresser à de nouvelles créations artistiques. Les nouvelles créations fleurissaient dans tous les autres secteurs de l’activité des femmes, leur art consistait à créer un nouveau monde.

La vision rhétorique de ce nouveau monde, apportée par Lambert, prenait le poids symbolique d’une borne. Ici un homme a prononcé la fin du temps des hommes et annoncé la naissance de l’ère de Gé.

Claire et Marie désespéraient de l’Afrique. Elles parvenaient à mobiliser des fonds, mais la déliquescence des État s ne permettait pas l’exécution des programmes. Les armées, celles de l’OTAN comme celle de l’Union Européenne, présentes sur tous les océans, effectuaient bien quelques parachutages dans les régions côtières, tout particulièrement dans les plaines de Guinée proches du Fouta Djalon, mais les besoins dépassaient de très loin cette assistance a minima.

Les amazones gagnaient du terrain. Elles dominaient le Mali, le Burkina, la Guinée, le sud du Sénégal, jusqu’au Sine Saloum. Les épidémies ne leur permettaient pas de prendre possession des capitales où les pillards détruisaient même les bâtiments. L’Afrique apparaissait comme un membre gangrené du monde.

L’Europe balkanique et les État s du Caucase à la Sibérie vivaient un sort comparable. On avait craint des chantages à l’atome et le développement d’actions terroristes d’envergure, mais les tensions internationales furent amoindries par les effondrements internes chez les agresseurs potentiels. Israël s’était vidé en un exode précipité. Une noria de bateaux et d’avions transporta tout un pays, via Chypre jusqu’aux bouts du monde en une nouvelle diaspora. Le dieu des hommes abandonnait son peuple élu. Egyptiens, Syro-libanais, Jordaniens, pillèrent les jardins de Sion.

La Chine maîtrisait son hécatombe. Un équivalent des 3w s’était allié aux autorités. L’information filtrait peu, l’immense frontière était fermée, les liens avec l’extérieur avaient été coupés. L’urgence avait imposé de dresser une nouvelle muraille au sud et à l’est pour contenir la pagaille de l’Indochine, de l’Inde et de l’Indonésie, comme celle des pays de l’Oural. A Paris, comme à New-York ou San Francisco, les Chinoises avaient massivement rejoint les structures des 3w.

La priorité pour Claire et Marie consistait à rétablir les relations aériennes et maritimes avec les capitales africaines. Le renversement du rapport de force approchait à la même vitesse que s’amenuisait la population mâle. Toutefois cette certitude exonérait les occidentaux de toute intervention qui aurait pu sans attendre et sans risque d’enlisement pacifier la région. La Commission européenne des Affaires africaines préparait les plans d’urgence en attendant l’heure de les mettre en œuvre. Dès que la situation le permettrait Claire et Marie gagneraient Dakar.

Françoise savait que Stéphane n’avait pas peur. Abigail  savait que Luc n’avait jamais eu peur. Loïs était née quelques jours avant sa mort. Elle était prématurée, Abi et Loïs n’avaient pas encore quitté la clinique lorsqu’on apprit la mort de Luc. Il avait vu sa petite fille dans la couveuse, il venait la voir tous les matins et tous les soirs. Le soir où il ne vint pas Abigail eut un pressentiment. Les téléphones de la FAO sonnaient absent lorsqu’elle s’était décidée à appeler. L’adjointe de Luc finit par lui téléphoner depuis la morgue de l’hôpital. Une congestion cérébrale l’avait emporté ; on n’avait rien pu faire, c’était la maladie. La Maladie, celle que personne n’avait jamais baptisée, on disait La Maladie, ça suffisait. Il avait survécu de presque une année à Malik. Désormais les derniers hommes comptaient leur avenir en jours. A travers le monde les armes s’étaient tues.

Jamais au cours de l’histoire de l’humanité autant de changements avaient eu lieu en aussi peu de temps. Jamais en si peu de mois autant d’individus, de femmes, s’étaient formées à des techniques dont elles ignoraient même l’existence auparavant. Jamais la géographie, l’économie, la politique, n’avaient subi de telles modifications en un laps de temps aussi court. Les guerres mondiales, les campagnes coloniales, la révolution industrielle ou celle de l’information, n’étaient rien en comparaison du bouleversement complet des mœurs et des institutions qui se réalisait. En un délai insignifiant, même à l’échelle d’une vie, le monde avait changé. On appellerait cette période par la suite ou bien « L’année zéro », ou bien « La Mue ».

Il faudrait plusieurs années pour faire la lumière sur ce qui s’était passé au jour le jour, tant en occident que dans les zones moins favorisées. L’information au quotidien fut pléthorique, mais c’est avec le recul seulement que le sens des évènements fut mieux compris. Malgré les dèsastres de toutes natures, l’irrémédiable fut toujours évité. Les dépositaires de l’arme atomique ne l’utilisèrent même pas comme arme de chantage ; il n’y avait pas d’enjeu. Les armes biologiques auraient pu tenter des terroristes, mais là encore les enjeux s’effondraient, les revendications nationalistes et religieuses n’avaient plus de sens et n’alimentaient plus que leur propre déliquescence. Les hommes, dont la nature de constructeurs avait été vérifiée au cours des siècles de l’histoire, se passaient de détruire, en cela surpassés par la nature de La Maladie. Ils coopérèrent avec zèle et efficacité à la re-fondation du monde.

Luc n’avait pas peur. « La Mue » le réjouissait, la naissance de Loïs l’émut. Abigail,  surmenée, n’avait pas pu mener à terme sa grossesse, mais Loïs était là, et vivrait. Dale, Magda, Mona, et leurs autres amies sauraient entourer Abi et sa petite fille. Il n’avait pas peur. Il pestait de ne pas pouvoir vivre assez longtemps, assez longtemps pour faire partie du nouveau monde.

       Samy était mort depuis trois mois, Julie était enceinte de quatre mois, et Françoise de sept mois. Les premières belles journées faisaient penser au printemps. Qui le voulait vendait des jonquilles sur les trottoirs de Paris. Julie en avait acheté une botte à une jeune et jolie gitane qui ne savait pas trois mots de Français en arrivant à Saint-Germain. Elle avait marché tout au long de la rue de Grenelle avec Elise jusqu’au Vieux Colombier. Il était rare de croiser un homme, et lorsqu’il s’agissait d’un enfant leur cœur se serrait. Presque tous leurs amis garçons avaient disparus. Les pères de toutes leurs amies, presque tous aussi. Environ huit pour cent des hommes de Paris survivaient ; certains ne faisaient pas que survivre, on se les disputait, certains se terraient. La plupart engraissaient comme des esclaves Incas voués au sacrifice.

Françoise ne venait plus que très rarement chez elle aux Invalides, elle habitait avec Stéphane. A l’heure du déjeuner Julie la rejoignait dans un restaurant pas trop éloigné de ses bureaux. Elise, ou Sabine, ou Anna, l’accompagnait de temps en temps, le plus souvent c’était Elise. Ce jour là elles étaient heureuses. Il faisait un temps radieux, et elles avaient faim. Les bistrots, sandwicheries, brasseries, restaurants, ne désemplissaient pas. Les femmes n’avaient guère de temps pour cuisiner. Elles prirent une table à la terrasse du « Provence », où elles s’étaient donné rendez-vous. Jamais on avait vu autant de femmes enceintes. Les femmes les plus souriantes avaient un gros ventre. A contrario les plus plates faisaient pitié.

-       Je suis de plus en plus affamée, c’est terrible.

-       Et moi alors ! Oubliée la bouteille d’eau, je n’arrête pas de grignoter. Mais toi tu te lèves même la nuit pour bouffer.

-       Rarement non ?

-       Hum ! De moins en moins rarement je dirais.

-       Julie, ça t’ennuie !

Elise s’était fait câline, ce qui fit sourire son amie.

-       Non, ma grosse.

-       Ne m’appelle pas comme ça. Je suis grosse ?

-       Pas grosse, énorme, gargantuesque, plantureuse.

-       Tant mieux !

-       Maman ! Hello !

Françoise sortait d’une voiture du ministère. La présidente des 3w avait gardé son bureau de sous-secrétaire d’État  à la Recherche. A vrai dire le ministère de la recherche, comme tous les autres, avait terriblement diminué ses effectifs. Les hommes n’étaient pas remplacés par de nouvelles recrues, et les femmes, pour le plus grand nombre d’entre elles, étaient parties vers des cieux moins administratifs et plus productifs. Le siège parisien des 3w avait profité de cette hémorragie.

-       Avez vous commandé mes petites ?

-       Maman !

-       Mes grandes !

-       On vient juste d’arriver. On a une faim d’ogresses, toi aussi maman ?

-       Stéphane m’a préparé un petit déjeuner de reine ce matin. Il m’a réveillée avec un buffet pléthorique. Des fruits, des crèmes, des confitures, des viennoiseries, café, chocolat, thé. Je me demande bien ce qu’il a fait des restes. On pouvait encore nourrir un bataillon quand je suis partie.

-       Veinarde !

-       Et vous, comment se comportent vos petits ventres , Elise ?

-       Les fruits de nos entrailles vont bien, mais nos entrailles crient famine.

-       Alors ? Osso-buco ?

-       Tapenade et caviar d’aubergine pour attendre, avec plein d’olives. D’accord Elise ?

-       Et du vin rosé avec des glaçons. Ok..

Chacune au cours du déjeuner raconta les dernières nouvelles. A l’institut Pasteur Julie se sentait de plus en plus opérationnelle. Elise approuva la décision de surseoir à tous congés scolaires ou autres qui venait d’être publiée. Françoise sollicita leur avis sur quelques orientations à propos desquelles on demandait son arbitrage. Sous la banne translucide qui recouvrait la terrasse  il faisait presque trop chaud. Le service fut rapide car on savait que Françoise disposait de très peu de temps. On leur servait les cafés lorsque son téléphone sonna et qu’on lui annonça la mort de Stéphane.

Elle apprendrait par une lettre qu’il lui avait écrite juste après son départ qu’il s’était suicidé. Une rectoragie aiguë l’aurait de toute façon emporté en quelques heures ou quelques jours, il n’avait pas voulu vivre cette déchéance. A peine avait-elle raccroché, des journalistes à moto s’arrêtaient en face du « Provence ». Julie comme Elise ne comprenaient pas ce qui se passait.

-       Maman, qu’est-ce qui t’arrive ?

Lorsqu’elle vit les larmes couler sur les joues de sa mère Julie compris ce qui venait d’arriver. Les reporters la mitraillaient déjà, ils s’approchaient pour l’interviewer. Julie se leva en leur criant de s’en aller. Elle prit Françoise par le bras et la fit entrer à l’intérieur du restaurant où elle s’assit sur une banquette de la salle du fond, serrée dans les bras de sa fille. Elles ne parlaient pas, respirant toutes les deux profondément en s’embrassant. La patronne apporta des cognacs. Elise leur tenait les mains dans les siennes. Elles se recueillirent plusieurs minutes. La voiture du ministère était revenue et sa conductrice vint chercher Françoise ; elle avait entendu la radio et présenta ses condoléances. Comme Françoise ne voulait pas voir Stéphane mort, elles repartirent vers le ministère pendant qu’Elise et Julie se rendaient à l’Atelier.

La décision d’organiser des funérailles nationales fut prise par le comité de présidence qui assurait l’intérim du Président dans l’attente de la modification des institutions. Elles eurent lieu le surlendemain, sans discours, place de la Concorde où la foule s’était massée. Des hauts-parleurs diffusaient la musique du film Gaïa. Bien après la fin de la cérémonie, alors que la nuit été tombée, des cercles improvisés entamèrent leur rotation autour de l’obélisque, sur les Champs-Élysées, dans les jardins des Tuileries.

Gaïa, sous forme de cédérom, de DVD, de cassettes vidéo, sur les réseaux du satellite et du câble, en téléchargement sur Internet, en salles, remportait un succès inattendu. Stéphane refusait de céder aux innombrables demandes qu’il recevait d’animer ou de participer à des débats, interviews ou émissions spéciales. Il se consacrait à l’achèvement de son triptyque et peignait parfois pendant quinze heures d’affilée. Des groupes d’écologistes, de féministes, de lesbiennes, des philosophes, des scientifiques, des journalistes, s’appropriaient son film et revendiquaient leur appartenance au monde de Gaïa. Le mouvement traversait tous les continents. Des gourous hommes et femmes réunissaient les foules dans une floraison de sectes centrées sur le culte de Gé. Les 3w veillèrent à préserver les institutions qui naissaient de tout lien avec ces nouvelles religions. Les syncrétismes flamboyants unissaient Gaïa au bouddhisme, à l’hindouisme, à divers animismes, shamanismes, au vaudou. Les religions monothéistes, et particulièrement celles du Livre, restaient exclues de ces soudains engouements.

       La mort de Stéphane eut un retentissement médiatique et populaire que les décès quotidiens de personnalités, fussent- elles adulées, ne provoquait plus depuis des mois. Sa liaison notoire avec Françoise Garnier n’y était peut-être pas étrangère, mais la raison essentielle de l’émotion des foules venait de l’immense succès de son film « Gaïa ».

La plupart de ses fanatiques ne connaissaient pas sa peinture et n’y auraient accordé aucun intérêt douze mois plus tôt. La plupart n’avaient pas compris le tiers du quart des références auxquelles Gaïa faisait appel. Mais toutes lui vouaient un culte aveugle, comme à un messie, un prophète, un maître à tout le moins. Les amours se fondent souvent sur des malentendus, souvent elles ne sauraient être partagées ; l’adulation est de ces amours là. Stéphane se serait gardé sur sa droite et sur sa gauche de tant d’amoureuses mal voyantes. Pourtant, borgnes, bigleuses, et tout incultes qu’elles fussent, elles avaient su voir en lui un ouvreur d’avenirs. Elles vinrent en foule pour sa crémation.

Le triptyque des cercles était achevé. Sa facture classique offrait le meilleur de la modernité. Structures couplées aux déstructurations, minimalisme et maniérisme, alliances, oppositions, thématiques abstraites et folles débauches de figurations symboliques, expressionnistes, hyperréalistes, surréalistes, s’imbriquaient. La richesse du sujet, la maestria de son traitement, déconcertèrent les critiques les plus hépatiques. On avait devant soi Vermeer, Bosch, Arcimboldo, Gauguin, Dali, et Lambert. Les reproductions du triptyque des cercles se retrouvèrent dans les maisons, là où quelques décennies plus tôt on affichait « l’Angélus » de Millet. Au dessus de bien des lits il remplaça les crucifix.

Comme on avait créé des autels pour les dieux Lares, pour les ancêtres, pour Bouddha. Comme on avait disposé dans les maisons des statues de dieux et de saints, des reliques , des emblèmes, on fit place à l’effigie d’une puissance en germe, les cercles de Gaïa. Stéphane vit naître le phénomène et s’empressa de dire : « Attention ».

Stéphane fut l’un des derniers hommes. Petit à petit les chaînes d’information s’étaient toutes mises à diffuser un journal continu, ponctué de rappels des nouveautés juridiques, économiques, et administratives. Le monde changeait si vite que l’actualité ne pouvait plus trouver assez de place dans les formats des journaux bi-quotidiens. Les chaînes câblées s’étaient spécialisées, se répartissant les cibles par groupes socioprofessionnels, par tranche d’âge, et par situation géographique. L’Internet, le web tout particulièrement qui portait le même acronyme -3w- que l’organisation des femmes, constituait l’outil principal de la collecte et de la mise en forme des informations. Chaque administration avait développé son site et y avait progressivement intégré l’accès aux formalités.

Tout moyen de gagner en productivité était recherché et utilisé dans les délais les plus brefs. Le manque de personnel donnait un gigantesque élan à l’automatisation des tâches.

Le changement le plus notable, outre la disparition progressive des silhouettes masculines sur les trottoirs et les écrans, fut le déclin et la disparition de secteurs phares de l’activité des hommes du vingtième siècle. Ainsi la publicité fut parmi les premiers secteurs engloutis. L’affichage, les encarts, les spots, l’événementiel, le merchandising, le packaging, les bons d’achat, le phoning, le sponsoring furent délaissés. Les fabricants et les marchands n’avaient plus à séduire une clientèle rassasiée, mais à satisfaire les besoins essentiels d’une population chamboulée. Leur communication se fit technique et de surcroît éthique. On en était à l’heure des choix, les fantasmes ne faisaient plus le poids.

Les marques survivantes étaient celles qui offraient de réelles qualités de durabilité, de fiabilité, de respect de l’environnement. Les qualités secondaires, les qualités d’agrément, n’étaient pas pour autant oubliées, mais elles ne constituaient plus un critère de choix privilégié. L’image en cette période ne créait plus les réalités, c’étaient les réalités qui forgeaient l’image. Stéphane aurait au moins pu voir son rêve prendre forme.

La rapidité avec laquelle s’opéra la métamorphose de la vie quotidienne en étonna beaucoup. Les ressources de la population féminine tenaient principalement en un sens aigu de l’efficacité. Des projets qui demandaient plusieurs années d’étude et de mise en œuvre se réalisaient en quelques mois. Une fois défini l’objectif, on tirait un trait sur l’accessoire pour se consacrer à l’essentiel, et l’essentiel était bien souvent d’aller vite. Le secret n’était plus de mise, la concurrence jouait dès la naissance d’un projet, et l’arbitrage des pairs évitait des pertes d’énergie, des surproductions, des délais, que l’économie de paix n’aurait pas évités. On était en guerre, une guerre sans ennemi humain, une guerre contre le temps.

Ainsi le réseau des réseaux démontra magistralement la puissance des transversalités. Lorsqu’une entreprise voyait se tarir la demande pour les produits qu’elle fabriquait ou vendait, elle offrait la définition de ses capacités sur le web. A l’inverse, celles qui voulaient satisfaire une nouvelle demande y lançaient leurs appels d’offres. De nombreux agents intelligents établissaient les connections, relevaient les doublons, suggéraient des adaptations. Les patrimoines changèrent de main. La valeur des choses et celle des entreprises n’étaient plus les mêmes, car les perspectives d’avenir, au fur et à mesure qu’elles se dégageaient, laissaient choir les critères du passé.

Valait beaucoup tout ce qui accélérait la recherche en biologie de la reproduction. Valait beaucoup tout ce qui augmentait la qualité comme la quantité du traitement et de la transmission de l’information. Valait beaucoup tout ce qui permettait de valoriser les outils existants dont les produits n’étaient plus demandés. Valait beaucoup ce qui favorisait le développement durable. S’étaient dévalués, tous les produits de consommation à durée de vie moyenne, tels que les automobiles, l’électroménager, l’ameublement par exemple. S’étaient également dévalués les biens immobiliers, les activités liées à la construction. Les services prenaient un envol particulièrement sensible. Le travail humain, tout ce que « l’homme » seul pouvait faire, qu’il s’agisse de réparations, d’artisanat, de mise en relations, avait d’autant plus de valeur que le nombre d’acteurs avait drastiquement diminué.

« La Mue » transformait le paysage et prenait pour le plus grand nombre des allures de chaos. Curieusement la perte des repères habituels dans le présent, comme la difficulté de se faire une représentation claire de l’avenir, déroutèrent sans anéantir. Les femmes cherchaient des arrangements au quotidien. Même en l’absence de la moindre certitude, même dans la plus grande précarité, la multiplicité des emplois offerts satisfaisait le besoin d’action des plus démunies comme des plus entreprenantes. L’esprit de commando faisait tache d’huile. Des projets se faisaient et se défaisaient, se modifiaient, se transformaient, réalisaient une société ostensiblement différente de celle qui mourait.

Les arts ne florissaient guère. On préservait l’acquis sans avoir le temps ni le goût de s’intéresser à de nouvelles créations artistiques. Les nouvelles créations fleurissaient dans tous les autres secteurs de l’activité des femmes, leur art consistait à créer un nouveau monde.

La vision rhétorique de ce nouveau monde, apportée par Lambert, prenait le poids symbolique d’une borne. Ici un homme a prononcé la fin du temps des hommes et annoncé la naissance de l’ère de Gé.

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