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xxpower
27 février 2007

xx power 20

       Malik était mort depuis plus d’un an. Adama inc. avait établi des succursales sur tous les continents. Les cliniques de fusion ovulaire se développaient à tout va. Claire et Marie prirent la décision de partager leurs ovules afin de se donner mutuellement une fille.

Françoise avait accouché de Louise, et les naissances des ultimes filles des hommes se multipliaient. Magda était enceinte de la deuxième fille de Dale, Thelma. La société renaissante avait besoin de croître. Des couples se formaient, des familles se profilaient, Claire et Marie qui vivaient en couple depuis de nombreux mois se voyaient bien fondant une famille.

Les liaisons aériennes régulières avec l’Afrique venaient d’être rétablies. Les voyages aller ne prenaient pas beaucoup de passagers, mais au retour les avions faisaient le plein d’africaines attirées par les opportunités qu’offrait la mutation de l’Europe. On allait assister avant la fin de la décennie au mouvement inverse qui créerait au sud du Sahara un melting-pot et un far-west à l’américaine. Les ambassadrices du Fouta Djalon avaient beaucoup œuvré pour le rétablissement des transports. Elles accompagnèrent de nombreuses missions techniques avant la réhabilitation des principaux aéroports.

La chute de la population due à la maladie, aux guerres et aux épidémies avait été telle que le Sénégal ne comptait plus guère que quatre cent mille habitants. Les populations des autres pays du continent africain avaient décliné dans la même proportion de dix à un. Comme partout, et sans doute plus que partout ailleurs, la disparition des hommes posait le problème de la croissance de la population. Mais plus que partout ailleurs elle offrait la perspective de profiter de l’irrémédiable disparition des structures sociales du passé pour rattraper les retards accumulés. En l’absence de cadres et de techniciens l’espoir était toutefois purement virtuel. La fuite en Europe des quelques femmes qualifiées renforçait la virtualité de cet avenir-là.

L’essence avait disparu des réservoirs depuis longtemps. Lorsque Claire et Marie atterrirent à Yoff après sept mois d’absence, elles durent gagner le centre de Dakar en charrette à cheval. Le peu de carburant que l’aide internationale faisait parvenir au pays suffisait à peine à alimenter les générateurs électriques des cliniques et des 3w. Elles furent saisies d’effroi devant le spectacle de désolation qui s’offrait à elles. Les banlieues avaient disparue sous les incendies, comme la plus grande partie de la médina. De l’ancienne autoroute on apercevait les cuves calcinées des huileries de la zone portuaire. Des exclamations fusaient de toutes les charrettes qui conduisaient la délégation d’Europe vers le plateau. Malik avait au moins échappé à ce désastre là. Claire et Marie se serraient l’une contre l’autre, comme frigorifiées par le spectacle de fin du monde.

-       Mais comment va-t-on pouvoir dégager ces décombres ?

-       C’est ce que nous allons devoir déterminer. La question est plutôt qui va payer, quand, et en contre-partie de quoi.

-       Non sérieusement tu parles de contre-partie ?

-       Oui. Enfin Claire, pourquoi nettoierait-on ce chantier si ça ne changeait rien au développement du Sénégal ?

-       Ah ! ouf ! Je croyais que tu pensais à une démarche commerciale.

-       Fofolle !

-       On remplace le FMI en quelque sorte.

-       A la puissance « n » j’espère bien !

Les discussions qui eurent lieu ce jour-là et les suivants, entre la délégation des 3w d’Europe et la fédération Sénégalaise, ouvrirent la voie au développement de l’Afrique toute entière. Les migrations Sud-Nord devaient être favorisées de manière à assurer la formation de toutes les femmes qui souhaiteraient gagner l’occident. Les migrations Nord-Sud devraient être encouragées de manière à entraîner tous les transferts de technologies dont l’Afrique avait besoin. Les 3w occidentaux devaient insuffler les fonds nécessaires et procéder à la mise en place d’autant de cliniques de fusion ovulaire que nécessitait l’établissement d’un taux de natalité de six enfants par mère. Les fédérations africaines des 3w devraient resserrer leurs liens de manière à permettre l’abolition des anciennes frontières, tout en se rapprochant des autres fédérations du monde.

Christiane retrouva Marie à Dakar. Elle fit partie des premières migrantes à embarquer pour la France. Ses bagages n’étaient pas lourds mais ils contenaient le précieux livre de bord que Louis avait tenu entre Perros-Guirec et la dernière escale en Guinée.

EPILOGUE

En août de l’année trente-deux, Adama devint grand-mère quelques jours après son trente-deuxième anniversaire. Ses mères biologiques, Dale et Magdalena, étaient alors âgées respectivement de cinquante-huit et cinquante et un ans. Elles habitaient principalement dans le Maryland. Cet été-là il ne faisait pas trop chaud mais le soleil permettait de vivre dehors presque toute la journée. Leurs maisons dominaient le petit port de Preestock et donnaient directement sur la plage qu’on pouvait atteindre par un sentier en lacets, bordé par une rambarde dont le bois avait dû recevoir au moins cinquante couches de peinture bleue depuis sa construction.

L’anniversaire d’Adama serait fêté en même temps que la naissance de la petite Dulce Prémion. Loïs et Adama étaient les mères de Joan, qui portait le nom de Prémion par ce que c’est Loïs qui l’avait mise au monde. L’État -civil l’avait enregistrée sous le nom de Joan Prémion Sanchez. Louise Lambert était l’autre mère de Dulce.

Par une volonté délibérée des femmes, les générations accéléraient leur succession de telle sorte que le nombre des générations contemporaines serait bientôt en moyenne de sept pour une longévité moyenne de cent huit ans. En effet les primipares étaient âgées en moyenne de seize ans et quatre mois.

Trente années avaient été nécessaires pour cela. Maintenant, on savait que l’énorme déficit démographique occasionné par la mort des hommes et les évènements désastreux qui l’accompagnèrent le « Big Bug » serait comblé dans les pays du nord, tout comme en Inde et en Chine.

La petite Dulce Prémion était née dans une famille riche. Dale et Magda pesaient des millions de dollars depuis l’année zéro, et leur fortune s’accroissait de jour en jour. La tribu de Preestock figurait parmi les plus favorisées de la région, et même du globe. Les licences, les kits destinés aux centres de procréation, les livres et les films, toutes les activités regroupées au sein d’Adama inc. depuis la naissance de leur fille plaçaient Dale et Magda en bonne place dans les palmarès des grandes fortunes.

L’histoire de Magdalena Sanchez avait avec le temps pris des allures de mythe ou de conte de fée. La petite Mexicaine pauvre, première femme à enfanter des œuvres d’une autre femme, était une héroïne dont le nom figurait dans tous les livres d’histoire et faisait aussi rêver dans les officines du Stock Exchange.

-       Vous n’en avez pas un peu marre de ces rituels bien- pensants ?

-       Mais de quoi parles-tu Dale ?

Dale s’était assise sur la rambarde et s’adressait à Françoise et Abi qui buvaient des jus de fruit, allongées dans leurs transats.

-       Oui, oh, pardon, je pensais à la cérémonie de ce soir. Moi j’en ai plus que marre de tourner en rond et d’être empathique à souhait, et de caresser des femmes dont je n’ai rien à faire.

Françoise se redressa.

-       Les religions sont faites pour souder les groupes. Elles sont utiles au peuple et aux enfants. Tu peux toujours faire bande à part.

-       Ca m’est arrivé plus d’une fois. Mais j’ai à chaque fois essuyé des critiques. Même les plus tolérantes voient d’un mauvais œil qu’on s’exclue des cercles.

-       Evidemment, t’exclure de leur groupe revient en fait à les exclure de ta vie. C’est du mépris.

-       J’aimerais bien avoir le droit d’ignorer les autres de temps en temps, même de les mépriser si tu veux.

-       Tu n’apprécies pas ce sentiment de fusion qu’on éprouve dans les cercles ? Et les merveilleuses rencontres qu’on y fait parfois ?

-       Bien sûr que si. Je dois me faire vieille, et puis j’ai sans doute vécu trop de cercles ici, on se connaît trop.

-       Moi je trouve ça encore plus passionnant, on se connaît, on croit se connaître, et les cercles de Gaïa nous accordent presque toujours des surprises. Abi ? Qu’en penses-tu ?

-       Comme toi mon amour, et comme Dale. J’appréhende toujours d’avoir à faire semblant de me considérer comme tout le monde ; mais comme tout le monde, quand je suis dans le cercle, je me prends au jeu. Si c’est un jeu. Oui c’est un jeu, un jeu efficace.

-       Efficace par ce qu’il fait appel à des ressorts très profonds de notre psychisme. Stéphane n’avait certainement pas inventé ce scénario, il l’a retrouvé en fouillant les mythes et les pratiques du néolithique ou des peuplades primitives. Il l’a en quelque-sorte extrapolé. Une religion sans dieu, une religion des forces primordiales.

-       Vite dit. Gaïa est un dieu personnel pour des millions de femmes.

-       Tu as raison. La spiritualité la plus haute de l’Inde y côtoyait jadis les plus médiocres religiosités. Mais on peu prendre du recul et s’immerger en même temps dans la  superstition des autres, car au bout du compte nous tirons des cercles le même bénéfice qu’elles.

-       C’est à dire ?

-       L’immense joie de s’éprouver comme un chaînon de la vie.

Au coucher du soleil, par tous les chemins, des voitures et des groupes à pied arrivèrent sur la plage. On alluma les torchères et les feux de bois. Les victuailles furent disposées sur des planches servant de buffets. Une table pour les plats froids, une table pour les viandes à griller, une table pour les fruits de mer, une autre pour les crustacés qu’on cuirait, une table pour les boissons - vins , bières, cidres, eaux et jus de fruits - la dernière pour les desserts. Les potées chaudes furent installées sur de petits fourneaux. Des piles d’assiettes étaient disposées sur des dessertes, et des couverts, des miches de pain, des baguettes à la française, des brötschen au cumin ou au pavot.

Plus de quatre cents femmes se trouvaient réunies. Certaines ne s’étaient jamais rencontrées, d’autres se côtoyaient tous les jours. Cette nuit-là serait une nuit de fête. On célèbrerait la maternité, la naissance de Dulce, celle de Cherryl, celle de Grace. Cherryl était la septième fille des pêcheuses, Grace la troisième fille d’une institutrice et de la nouvelle chef administratrice du district. Les maisons du village s’étaient vidées. Au cours de la nuit les plus jeunes enfants iraient se coucher ou dormiraient un peu à l’écart du bruit sur la plage. Quelques femmes s’occuperaient chez elles des nourrissons. De nouveaux groupes viendraient des villages voisins pour s’intégrer aux cercles de Gaïa.

La foule caquetait, chantait, s’esclaffait, s’exclamait, les nouvelles circulaient, on admirait une tenue, on s’informait, on évoquait des souvenirs. Chacune choisissait son feu, remplissait son assiette. On avait faim, il était tard, les dernières lueurs du jour s’effaçaient dans la mer. Les enfants couraient d’un groupe à l’autre, venaient demander des permissions, s’éloignaient. Pendant qu’on dégustait les terrines, les tartes froides, les fruits de mer ou les salades, la cuisson des crustacés répandait ses parfums. Le dîner devait durer au moins trois heures car la coutume voulait que les cercles ne débutent pas avant minuit, et il était fréquent de prolonger les agapes jusqu’à deux heures ou trois heures du matin avant de lancer la cérémonie.

Chacune avait apporté une serviette de bain sur laquelle elle s’était installée. Les chandails et les châles n’étaient pas nécessaires pour l’instant car le sable avait emmagasiné la chaleur, mais ils seraient utiles au petit matin. Les groupes se modifiaient en cours de soirée. Des rires ou des chansons, une  tension particulière laissant de l’extérieur supposer une conversation captivante, attiraient les voisines vers l’un ou l’autre des feux. Il arrivait que l’un d’entre eux soit déserté. Certaines préféraient la compagnie de leurs intimes, d’autres profitaient de la foule pour rencontrer des inconnues. Les histoires circulaient, les bons mots, les nouvelles, les rumeurs.

Il ne fallut pas deux heures ce soir là pour que la nomination de Françoise à la tête d’une commission sur les « y linkage » fasse le tour de l’assemblée. Cette information donna lieu à toutes sortes d’interprétations et fit l’objet principal des conversations de la nuit. L’opinion générale était qu’il n’y a pas de fumée sans feu, et que si les 3w confiaient à leur ancienne présidente une mission d’évaluation sur l’évolution de la recherche, c’est que des avancées étaient en vue. Or toute avancée permettrait d’espérer, ou de craindre selon les points de vue, que les hommes mâles  puissent un jour être réintroduits. Et depuis trente-deux années que les femmes se passaient des hommes l’humanité avait enregistré de notables progrès. Ces progrès étaient-ils imputables à la disparition des hommes, ou à l’opportunité d’une reconstruction du monde que cette disparition avait imposé ?

Départager les avis sur des critères scientifiques n’était pas possible. On savait ce qui s’était passé, on ignorait ce qui se serait passé si la population du monde avait chuté de la même manière sans que pour autant la reproduction sexuée soit en cause.

Stéphane Lambert, à la suite de la maladie des porcs, prédisait déjà une révolution, qui alors semblait des moins probables. Une autre pandémie aurait-elle pu favoriser l’intégration de toutes les populations du monde telle qu’on la vivait depuis ces trente-deux ans ? Une autre pandémie, aussi massacrante, aurait-elle favorisé l’établissement de la démocratie pragmatique dont les développements bénéficiaient à l’ensemble du monde ? Une autre pandémie, qui aurait sauvegardé la reproduction sexuée aurait-elle abouti à l’harmonie des relations sociales sans être resserrée par le culte de la maternité sous les auspices de Gaïa ? Aurait-on pu accorder la primauté au développement durable sans la disparition des hommes prométhéens ? La société des femmes ne se montrait pas moins inventive, ni moins entreprenante que la société des hommes ; elle était en revanche incomparablement plus soucieuse de l’harmonie de son développement et de ce fait bien meilleure gestionnaire du patrimoine commun.

On entendit autour des feux des affirmations péremptoires du type : « La seule utilité des hommes était de permettre aux femmes de se reproduire » ou « L’amour ne pouvait exister tant qu’il y avait des hommes » et « La fin des guerres et de la soumission, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, a coïncidé avec la disparition des mâles », ou encore « Ce serait criminel et suicidaire d’accepter la réintroduction de l’homme ». Les plus jeunes étaient les plus virulentes. Parmi celles qui avaient connu l’époque d’avant la mort des hommes, quelques-unes demandaient qu’on ouvrit le débat sans trop d’a priori. Les nostalgiques du vieux monde, s’il en était, ne s’exprimaient pas. Les nostalgiques des hommes n’hésitaient pas à dire leurs hésitations. Mais nulle n’affirmait que, si cela devenait possible, il faudrait tout mettre en œuvre pour faire naître des hommes.

Françoise était surprise que le bruit de sa nomination se soit si vite répandu. Elle n’avait pas demandé le secret et n’avait d’ailleurs pas imaginé que la relance d’une commission puisse tant inquiéter. Mais son approche de technicienne l’avait sans doute un peu privée d’intuition, car les réactions semblaient unanimes et alarmées.

-       Qui a vendu la mèche ?

Abigail avait un regard désarmant lorsqu’elle voulait séduire ou qu’elle manquait d’assurance. Son strabisme tantôt divergent, tantôt convergent faisait fondre les cœurs.

-       Je suis navrée Franny, c’est moi.

-       Bavarde ! Va !

-       Je n’ai pas pensé une seconde que ça provoquerait une telle excitation.

-       Moi non plus. Nous sommes sans doute un peu trop détachées.

-       Détachées de quoi ?

-       Des réalités, des peurs de la jeunesse. Pour les filles qui n’ont pas connu le vieux monde les leçons d’histoire font l’effet de contes pervers. Elles ont l’impression que nous avons vécu l’horreur d’une préhistoire, ou plutôt que l’histoire est finie. Elles aiment le monde qui s’est construit.

-       Tu considère que l’histoire est finie ?

-       L’unification géopolitique du monde a supprimé tout désir de revendication nationaliste. Les femmes sont fières d’appartenir à Gaïa. L’histoire, c’était une lutte de pouvoirs à laquelle l’économie monde a mis fin.

-       Il n’y a donc plus d’histoire.

-       Si, mais la recherche commune est celle d’un meilleur fonctionnement de l’ensemble et des sous-ensembles, alors que les recherches des nations de jadis étaient celles de leur propre suprématie.

-       On cherche toujours à s’enrichir plus que les autres, non ?

-       Tant mieux car l’actionnariat universel permet d’en faire bénéficier le système tout entier. Il n’y a plus une seule salariée sur terre, et la mutuallisation des risques atteint un degré d’efficacité dont les sociétés jacobines auraient rêvé. Le moteur c’est le profit, mais ne permet de créer du profit que ce qui profite à toutes.

-       Brave new world ?

-       Pourquoi pas ? Mais un meilleur des mondes qui n’a rien de commun avec celui d’Huxley. C’est même l’image inverse de ce qu’il avait imaginé. Nous recherchons la plus grande autonomie individuelle, pas l’assistance généralisée dans un système de castes. La vision d’ Huxley correspondait au monde des hommes poussé jusqu’à l’absurde. Notre monde a subi une révolution copernicienne, il a changé de centre et modifié sa trajectoire.

-       En revenant aux origines.

-       Est-ce qu’on doit sacraliser les origines ? La voie des femmes et la voie des hommes ont toujours divergées. Dans la protohistoire il semble bien que la voie des femmes a eu parfois le dessus. De là à en tirer la légitimation du présent il y a un long chemin.

-       Franny ?

-       Oui ?

-       Ne serais-tu pas en train de tester des arguments dont tu vas avoir besoin sous peu ?

-       Hum !

-       Hum oui ?

-       Peut-être est-ce que je retrouve le sens politique. Si le débat doit s’ouvrir parce que la recherche apporterait des éléments nouveaux, il faut que je sache bien où je me situe.

-       Tu ne sais pas ?

-       Et toi ? Sincèrement, je n’y ai plus réfléchi depuis des années. Je considérais que les hommes appartenaient définitivement au passé.

Les État s d’Europe étaient en voie de fédéralisation avant l’année zéro. La fédération des États-Unis d’Amérique existait depuis deux siècles. Ces deux regroupements continentaux avaient constitué le fer de lance des 3w.

La débâcle monétaire avait permis la création d’une unité de compte mondiale unique. Les institutions locales, phagocytées par les 3w, s’étaient progressivement, mais rapidement, simplifiées. Les structures administratives avaient subi deux mouvements inverses, l’un centripète sous la dépendance des 3w locaux, l’autre centrifuge sous la dépendance des fédérations intercontinentales et mondiales des 3w. La planète était, au cours de cette année trente-deux, en bonne voie de devenir une gigantesque fédération dirigée par le couple que formaient d’une part les 3w regroupant les instances législatives et exécutives ainsi que leurs administrations aussi légères qu’il avait été possible de les concevoir, d’autre part les organisations du marché regroupant les acteurs économiques, tant celles des producteurs que celles des consommateurs et les cours de justice élues par ces organisations.

L’esprit qui avait prévalu lors de la mise sur pied de ces nouvelles instances était celui de l’intégration et de la simplification. Il en alla de même lorsqu’il s’était agi de fonder la nouvelle fiscalité. La levée de l’impôt constituant le fondement de l’État , l’État  mondial adopta un impôt unique à taux unique, assis sur la totalité des échanges, quels qu’ils soient. Le capital n’était jamais imposé, toute transaction entraînant un gain l’était, vente de travail, de service, de marchandise, toute marge, toute valeur ajoutée était taxée. Les 3w avaient pour tâche de fixer les dépenses communes et de définir le taux de prélèvement en fonction de l’État  de l’économie. Là aussi, le principe qui prévalut fut celui de la simplicité. L’impôt qui avait longtemps été considéré comme le plus injuste se révéla être le plus équitable. Cette taxe unique sur la valeur ajoutée s’appliquait à toutes les marges réalisées, y compris les plus-values financières. Tout ce qui pouvait demeurer dans la sphère privée devait y demeurer, les organisations du marché, consommateurs et producteurs, étaient là pour le rappeler, les cours de justice pouvaient trancher en dernier ressort.

Le rôle des 3w était plus celui d’un pouvoir de surveillance et de contrôle de l’administration, en particulier dans les domaines de police intérieure et extérieure, son rôle législatif était principalement de nature réglementaire et plus rarement constitutionnelle. En bref, le pouvoir exécutif était aux mains des techniciens de l’administration, le pouvoir législatif du ressort des 3w, et le pouvoir judiciaire émanait de la démocratie du marché. Les 3w disposaient d’un pouvoir d’investigation qui leur permettait d’analyser et publier des rapports sur les éventuels dysfonctionnements du libre jeu des marchés ou de la bonne marche de l’administration.

Elles s’étaient adossées à une petite dune de sable et devisaient à l’écart des autres. Julie s’approcha d’elles.

-       Je vous voyais à peine dans le noir. Quels secrets vous racontez-vous ?

-       Aucun secret ma chérie.

-       Même à propos de cette commission ?

-       Ah ! Nous parlions de cette histoire, mais il n’y a aucun secret. Je ne soupçonnais pas que le sujet pouvait déclencher autant de passions.

-       Tu as des informations maman ?

-       Mais non, je t’assure. Il n’y a pas forcément anguille sous roche.

-       On fait souvent appel à toi pour la routine ?

-       Non.

-       Alors, tu vois ! Je sens l’odeur d’un référendum assez proche.

Vers deux heures du matin la nuit de la fête de naissance de Dulce Premion, les cercles se formèrent. Il s’en forma seize, composés chacun de deux anneaux concentriques sur chacun desquels se placèrent douze femmes. Avant de se placer, il fallait prendre garde à ce qu’aucune sœur, fille ou mère, petite fille ou grand-mère, et si possible aucune tante ou cousine, ne se trouve sur l’autre anneau du cercle. Dans les grandes assemblées, comme celle de Preestock cette nuit-là, on synchronisait les rythmes de la fête en diffusant la cadence par haut-parleurs.

Un tamtam au son grave battait comme un cœur. A chacun des deux premiers coups les femmes avançaient d’un pas, un anneau dans le sens des aiguilles d’une montre, l’autre en sens inverse. Elles laissaient passer deux coups avant de repartir. Aux centres des cercles les foyers avaient été fournis en bois, les flambées faisaient vibrer toute la plage. Progressivement le tamtam accélérait son rythme, après que les cercles eurent viré dix fois ils passèrent de soixante à soixante-dix coups par minute, puis à quatre-vingts coups. Après un quart d’heure le ramdam et la scansion du nom de Gaïa qui l’accompagnait, s’interrompirent. Les anneaux de chaque cercle se firent face et chaque femme se dirigea vers sa vis à vis.

La ronde cadencée les avait enivrées. Elles transpiraient malgré la fraîcheur de la nuit. La plupart d’entre elles s’attendaient à faire l’amour avec une inconnue ou à tout le moins avec une femme désignée par le hasard des roues. La plupart d’entre elles anticipait ces parades et l’excitation qu’elles devaient générer depuis des heures ou des jours. Ce premier contact de la fête de Gé les délivrait d’une tension accumulée. Les couples s’enlaçaient pour se frotter rituellement, seins contre seins, ventre contre ventre, pubis vissés pendant tout le temps que le tamtam se tairait. Elles devaient adhérer à leurs partenaires de cérémonie, qu’elles soient jeunes ou vieilles, belles ou pas, quelles qu’elles soient.

Quelques-unes, Dale était du nombre, se disaient fatiguées des cercles. Même celles là se donnaient au rite sans réserve et communiaient dans l’excitation érotique du groupe. Certaines, indisposées, fatiguées, se retireraient de la fête à la dislocation des cercles, mais la plupart, qu’elles vivent une idylle, qu’elles souffrent des malheurs personnels, qu’elles soient obnubilées par des affaires, des projets, des soucis, resteraient après la troisième ronde.

La deuxième ronde des cercles défaisait les couples enlacés au premier coup donné sur les tamtams. L’anneau intérieur passait à l’extérieur. Les trois rondes duraient une heure et demie, un quart d’heure en mouvement, puis un quart d’heure à l’arrêt, trois fois de suite. La deuxième ronde faisait encore monter la tension. Quitter celle à qui l’on s’était longuement caressée frustrait le désir et rendait l’attente du prochain arrêt encore plus vive. Les femmes progressaient suivant l’accélération du rythme des tamtams. Elles regardaient celles de l’autre anneau convoitant leurs corps surchauffés, espérant que le hasard les unirait à telle ou telle, n’en excluant aucune. Les traits, les formes du corps, l’origine sociale, rien ne comptait vraiment que le désir de l’autre, cette incoercible envie qui les saisissait toutes de se rapprocher.

La grégarité se trouvait poussée jusqu’au besoin de contrectation. Elles alternaient la prononciation du nom de Gaïa et des halètements, provoquant ainsi une hyper-oxygénation aux effets de stupéfiant. A l’arrêt des coups frappés sur les tamtams, de nouveaux couples se formaient, le rite imposait alors que les femmes debout, les pieds fermes sur le sol, s’enlacent et serrées que leurs lèvres se touchent et parcourent le visage de l’autre, que les narines s’ouvrent et que chacune aspire le parfum de l’autre. Que l’autre soit mesquine, méchante, stupide, que son odeur soit un jardin ou un égout, le rite voulait qu’on la serre, qu’on la hume, qu’on la caresse de la bouche. Et la mesquinerie, la méchanceté, la stupidité, comme les remugles de dents mal lavées, semblaient en faible proportion dans le nouveau monde des femmes, car une civilité, une gentillesse, une ouverture aux autres, une intelligence des corps forgeaient la société de Gé. A tout le moins au sein des cercles. Lors du second arrêt des roues, l’irritation des sens  atteignait souvent des sommets. S’évanouir n’était pas rare, ou jouir comme une fontaine. Les cardiaques ne se risquaient pas à vivre un tel émoi. On pouvait crier, on criait, ou geindre, et on geignait.

Les tamtams, reprenant leurs syncopes, séparaient à nouveau les couples d’aventure. Les femmes ébouriffées transpiraient, haletaient plus que jamais. Pour la troisième ronde elles pouvaient se dévêtir. Les anneaux s’inversaient, celui du dehors se plaçant au-dedans. La transe s’emparait parfois  des plus fragiles, mais c’était rare. En dehors des cercles de fête, à l’intérieur de sectes mystiques on recherchait la transe et des techniques particulières de respiration pouvaient la favoriser. Le culte africain de l’Iboga, quelques variantes syncrétiques vaudou, d’autres amérindiennes, et d’autres encore, privilégiaient la recherche d’un état de conscience modifié par la danse et les drogues. La forme du rituel social des cercles de naissance avait en revanche pour unique fonction de resserrer la proximité des membres du groupe. Elle y parvenait en avivant l’excitation érotique au point que l’envie d’accouplement saisisse toutes les femmes par delà leurs critères de goûts et d’affinités personnels.

C’est après avoir participé à de nombreux cercles depuis leur puberté que les jeunes filles choisissaient leur compagne de vie. Et c’est souvent après le troisième arrêt des roues lors d’une fête qu’elles prenaient leur décision. Au troisième arrêt, si les partenaires désignées par le hasard voulaient s’y prêter, tous les attouchements, tous les abouchements étaient encouragés. Les couples devaient rester debout, éventuellement à genoux, c’était la seule règle.

A Preestock on s’éveilla tard le lendemain de la fête. Les cercles s’étaient rompus vers quatre heures du matin, et même pour celles qui avaient pu s’endormir sans tarder la nuit fut courte. Les jeux des enfants et le soleil d’été mirent les adultes sur le pont avant midi. Il restait tellement de provisions que des pique-niques s’organisèrent dans toutes les maisons.

La nomination de Françoise n’avait pas échappé aux journalistes qui, depuis le communiqué de la veille, faisaient tourner leurs moteurs de recherche pour en interpréter l’importance. Curieusement Françoise avait accueilli plus naïvement que toutes la demande que les 3w lui avaient faite de chapeauter la commission du « y linkage ». Face aux réactions de son entourage, et ce matin là de la presse, elle se demanda pourquoi elle n’avait pas souhaité en savoir plus et repoussé les explications à la semaine suivante. Elle s’interrogea sur ce qu’elle souhaitait, et aussi sur ce qu’elle ne voulait pas qu’il arrive. Son rôle au cours des trois décennies précédentes avait été primordial pour l’établissement de la paix et du bien-être social. Elle était reconnue comme l’une des figures majeures de la révolution des femmes. Dale, Stéphane, figuraient au même Gotha des fondateurs de l’ordre nouveau. Ses amis, sa famille, tout son univers personnel se confondaient avec l’édification de ce nouveau monde. Sans doute déniait-elle la possibilité de le voir remis en question. L’éventualité d’avoir à soumettre à référendum une réintroduction de la reproduction sexuée l’effrayait. Julie, toujours perspicace, l’avait dit : « Je sens l’odeur d’un référendum assez proche ».

Autour de la table, entre des anecdotes sur la nuit, le sujet principal de la conversation était bien cette nomination et les conclusions qu’on pouvait en tirer. Julie, Elisabeth, Abigail et Françoise déjeunaient chez Dale et Magda. La plage en contrebas grouillait d’enfants qui jouaient sur le sable ou nageaient. Les mères avaient apporté les pique-niques.

-       Dale, as-tu beaucoup souffert du « rituel bien-pensant » d’hier ?

La question d’Abigail fit rire toute l’assistance. On avait vu que Dale n’était pas rentrée à la maison dès la rupture des cercles, et ça n’était certainement pas par devoir civique. Magda riait également, toute fière de la vitalité de sa femme.

-       C’est après ou avant que je suis lasse des cercles, jamais pendant. C’est justement de me savoir si animale, et si sociale, qui réduit mon ambition d’être totalement unique et différente. Je souffre d’une hypertrophie du moi.

-       Ma chérie, tu es unique et différente, mais tu es aussi semblable à toutes les autres femmes. Et je n’aimerais pas que tu aies un moi trop maigrelet.

-       Que deviendraient les cercles de Gé si les hommes réapparaissaient ?

-       Ca, Françoise, c’est une question sur laquelle on va devoir travailler. Si les hommes reviennent, devra-t-on les traiter comme faisaient les amazones scythes ? Aurons-nous deux sociétés séparées ? Formeront-ils leurs propres cercles ? Les accueillerons-nous dans les nôtres ? En sera-t-il fini des rondes ?

-       Julie ?

-       Oui maman ?

-       Quel est ton avis ?

-       Je crois que nous avons tout le temps d’y penser. A priori cette perspective ne m’effraie pas. La fusion des ovules est la réalité centrale qui a détruit à jamais la superbe des hommes comme la déférence des femmes à leur égard. S’il doit y avoir des hommes dans le futur, il ne s’agira pas des hommes du passé.

-       Ils seront plus fragiles ?

-       Ils seront moins fragiles, c’est leurs peurs qui étaient dangereuses.

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Commentaires
J
Cela doit être démoralisant de ne pas avoir de commentaire. J'aime bien le début qui intrique. J'ai téléchargé le Doc. D'expérience, je sais que c'est difficile de trouver la motivation pour lire un roman non publié, sans recommandation... et encore plus de donner un avis circontancié. <br /> <br /> D'accord, je lis Adama et vous en fait des critiques sincéres (attention c'est risqué, j'ai fait l'exercice deux fois et le résultat a fait grincer des dents) mais en échange je vous envoie un roman que j'ai écrit et vous faites la même chose (critique...)
xxpower
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